1916 |
Source : Contre le courant T. II. |
Les conséquences de cette guerre (russo-japonaise) aideront
enfin à la solution de la crise intérieure. Il est difficile de
savoir quelle issue de la guerre serait pour cela préférable.
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Si le chemin de la victoire (sur l'Allemagne) devait nous
conduire à travers la révolution, je renoncerais à la victoire.
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Dans le cas d'une victoire du gouvernement tsariste sur le
Japon, le grand vaincu ne serait autre que le peuple russe.
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Finis GaUiæ J... Finis Poloniæ !... et finis Rutheniæ !...
La Russie est finie !... La victoire allemande arrêtera notre
développement économique et mettra un terme à l'européanisation
de la Russie...
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Il y a une distance de dix années entre le début de la guerre russo-japonaise et celui de la guerre actuelle. Dix ans seulement ! Quel court espace de vie, quelle longue expérience !
L'immense évolution politique accomplie pendant ces dix années par certaines couches sociales de la Russie devient particulièrement frappante quand on la considère du point de vue de l'attitude adoptée par ses différents milieux sociaux, à l'égard du « défaitisme » , en 1906 et aujourd'hui !
« Le défaitisme » — avant le mot — a existé en Russie, comme un grand courant d'opinion publique, pendant toute la guerre russo-japonaise. Tout le camp socialiste, tous les milieux les plus actifs de la démocratie bourgeoise et même une bonne partie de la société libérale ont alors souhaité plus ou moins nettement la défaite de la Russie tsariste. Ce courant était si profond, l'état d'esprit « défaitiste » était tellement répandu que même le camp conservateur ne se risquait pas toujours à poursuivre d'une façon trop ostensible les « défaitistes » . La fonction dont se sont chargés aujourd'hui les Plékhanov et Cie était alors celle de Bourénine, Gringmut et Tikhomirov.
En 1904-1905, la social-démocratie russe était déjà scindée en deux camps. Les désaccords entre bolchéviks et menchéviks se manifestèrent aussi, partiellement, sur l'attitude à prendre à l'égard de la guerre, par exemple sur l'appréciation que l'on devait donner au mot d'ordre « la paix coûte que coûte » . Mais, sur le défaitisme, les bolchéviks et les menchéviks formaient bloc. Les uns et les autres souhaitaient avec une absolue netteté la défaite de leur gouvernement. Dans un article intitulé La Chute de Port Arthur, l'organe central des bolchéviks d'alors ( Vpériod — En avant !) disait ceci :
« La cause de la liberté russe et de la lutte du prolétariat russe (et mondial) pour le socialisme dépend très fortement des défaites militaires de l'autocratie. Cette cause a beaucoup gagné au krach militaire... Ce n'est pas le peuple russe, c'est l'autocratie qui a subi un honteux désastre. Le peuple russe a gagné à ces revers de l'autocratie. La capitulation de Port-Arthur est le prologue d'une capitulation du tsarisme » .
Et un peu plus tôt, dans l'organe central des menchéviks (la nouvelle Iskra) Plékhanov en personne écrivait ce qui suit :
« J'ai dit (au Congrès Socialiste International d'Amsterdam) que dans le cas d'une victoire du gouvernement tsariste sur le Japon, le grand vaincu ne serait autre que le peuple russe lui-même... Le gouvernement tsariste triomphant pourrait, en utilisant le prestige (de cette victoire), resserrer encore les chaînes dans lesquelles il tient le peuple russe. J'ai rappelé au Congrès cette vérité historique, malheureusement incontestable, que la politique étrangère du gouvernement tsariste était depuis longtemps une politique de pillage et de spoliation; que ce gouvernement s'efforçait depuis longtemps d'assujettir tous ceux des peuples de nos alentours qui n'étaient pas assez forts pour lui opposer une terrible résistance, et qu'il avait entouré la terre vraiment russe d'un véritable collier de populations vaincues, lesquelles lui rendaient en haine ce qu'elles recevaient de lui en oppression. Et j'ajoutais que la population russe elle-même ne souffrait pas moins, si ce n'est plus, d'une telle politique, car aucun peuple ne peut être libre s'il sert d'instrument pour l'oppression de ses voisins... Et lorsque je disais tout cela, je sentais que j'exprimais les idées et les sentiments de l'immense majorité des Russes. Jamais encore la voix de la social-démocratie russe n'avait été à un tel degré la voix du peuple russe. » [1]
Il est impossible de s'exprimer plus nettement. Pendant la guerre russo-japonaise, Plékhanov, dans l'organe des menchéviks et avec l'entier consentement de ces menchéviks [2], s'exprime rudement et nettement, comme « un défaitiste » de la plus belle eau.
Pas une voix de protestation contre les paroles de Plékhanov ne s'élève ni au Congrès International d'Amsterdam, ni du côté d'un seul socialiste russe, ou même simplement d'un démocrate ! Le seul article qui paraît contre Plékhanov, l'accusant d'avoir commis « une honteuse action » , c'est un article des Moskovskia Védomosti [3].
Le parti de la classe ouvrière avait adopté, tout à fait ouvertement, avec une parfaite netteté, une position « défaitiste » . Telle était aussi la position des révolutionnaires russes en général et notamment des militants du parti socialiste-révolutionnaire les plus en vue. Sur les dispositions que l'on pouvait observer alors chez ces derniers, on peut se faire une opinion par exemple d'après les mémoires du défunt G.-A. Guerchouni. Celui-ci se trouvait alors à la forteresse de Pierre-et-Paul. Il apprit la nouvelle de la guerre russo-japonaise et des défaites de l'armée tsariste par son défenseur Karabtchevsky. Voici comment ce grand terroriste russe raconte son entrevue avec le grand avocat, qui était un représentant typique de la « société » et de l'opposition d'alors :
... J'attends avec impatience que toute cette comédie soit terminée et que je puisse rester seul avec mon défenseur, le seul homme vivant qui aie le droit de me voir, quoique n'étant pas du camp ennemi.
Après de longues et agaçantes cérémonies, la porte de ma cellule se referme et nous restons ensemble, en tête-à-tête, enfin !
— Plehve est-il encore au pouvoir ? Vivant ?
— Oui. Mais il y a de grandes nouvelles : savez-vous que la guerre est déclarée ?
— La guerre ! Avec qui ?
— Avec le Japon. Nos croiseurs sautent en l'air, nous subissons déjà des défaites !...
— Une seconde guerre de Crimée ? Port-Arthur sera donc notre Sébastopol ? Ex Oriente lux ?
— On le dirait.
— Et le pays ? Est-il saisi du délire « patriotique » ? Brûle-t-il de se rassembler autour du « chef suprême » ?
— Il y a un peu de cela, naturellement. Mais, pour une part considérable, tout cela est truqué, artificiel. La guerre n'est pas populaire. Personne ne s'y attendait et personne n'en veut.
C'est étrange — ajoute G.-A. Guerchouni. Dans une cellule obscure de la forteresse de Pierre-et-Paul, cette clarté soudaine... On sentait l'imminence de quelque chose d'infiniment terrible, d'infiniment pénible, d'infiniment triste, mais qui devait jouer dans le pays le rôle d'un coup de tonnerre qui réveillerait les dormeurs, qui déchirerait et mettrait en cendres le rideau derrière lequel se cachait pour la majorité du pays le fond véritable du régime autocratique... [4]
En 1904, le « défaitisme » de Plékhanov était accueilli par un tonnerre d'applaudissements au Congrès International d'Amsterdam. En 1914, le président de l'Internationale, Vandervelde, dans le salon de réception du ministre de la guerre de Belgique, avec le prince Koudachev, ambassadeur de Russie, rédigeait un « manifeste » aux socialistes russes, les appelant à soutenir la juste guerre que menait le tsar de Russie !
En 1904, dans une obscure cellule de la forteresse de Pierre et-Paul, un révolutionnaire-terroriste russe, tremblant d'émotion, apprenait de la bouche d'un représentant de la société libérale la nouvelle du défaitisme régnant en Russie. En 1915, le manifeste « patriotique » de Plékhanov était reproduit par les patrons coalisés de Moscou. Et il n'y aurait eu rien d'étonnant que les geôliers du tsar, par dérision, eussent distribué ce manifeste aux révolutionnaires russes qui remplissent maintenant la prison de Pierre et-Paul et d'autres forteresses !
Dix ans seulement se sont écoulés !... Et que de chemin nous avons fait... en arrière !...
Quand Port-Arthur se rendit, G.-A. Guerchouni se trouvait déjà à Schlusselbourg avec d'autres captifs. Par « un stratagème » , ils réussirent à savoir d'un gendarme que Port-Arthur était tombé. « Un tremblement vous prenait : Port-Arthur était tombé !... La chute de Port-Arthur, c'était la chute de l'autocratie; — tel était le leitmotiv de nos pensées » [5]. Voilà l'état d'esprit des révolutionnaires incarcérés à Schlusselbourg.
Et c'était bien aussi l'état d'esprit des révolutionnaires russes qui vivaient « en liberté » . Rappelez-vous, par exemple, le fameux roman de M. V. Ropchine [6] : Ce qui ne fut point. L'auteur de ce livre essaie en réalité de représenter ce qui fut. Or, que voit-on ? Tout le milieu révolutionnaire dans lequel évolua l'auteur pendant la guerre russo-japonaise avait une opinion résolument « défaitiste » . Seul, le héros principal du roman, — le terroriste André, prototype du Ropchine « revenu depuis à la raison » , — du Ropchine qui est à présent un des piliers de la Gazette de la Bourse, — seul, celui-là, révolutionnaire qui déjà perd le Nord, souffre de voir que son titre de révolutionnaire l'oblige en quelque sorte à souhaiter la défaite de « nos troupes » . En revenant de l'étranger en Russie pour y accomplir « son travail de terroriste » , le héros de M. Ropchine lit dans un journal la nouvelle du désastre de la flotte russe à Tsoushima. Il sent que, comme révolutionnaire, il doit se réjouir de cette débâcle, — comme se sont réjouis pendant toute la guerre tous les révolutionnaires qui le rencontraient. Mais, en sa qualité d' « homme sensible » , étant le double de Ropchine, auteur du Coursier Pâle, il ne peut se faire à cette idée. Alors commence en lui-même un conflit tragique qui se résout plus tard... par son passage à la Gazette de la Bourse. Ce conflit en lui-même ne nous intéresse pas pour le moment. Ropchine ne nous importe ici que comme témoin qui a noté dans une forme littéraire le fait d'un « défaitisme général » parmi les intellectuels révolutionnaires russes au moment de la guerre russo-japonaise.
Mais ce ne sont pas seulement les membres des partis révolutionnaires qui souhaitèrent alors la défaite de « la Russie » . Non, toute la démocratie des villes, en général, avait le même désir. Que celui qui n'a pas vécu cette époque en Russie même prenne connaissance du moins d'un « document » tel que celui que nous offre V. Vérésaïev, dans ses Notes sur la Guerre russo-japonaise. L'auteur, selon le tour d'esprit qui lui est propre, nous présente la reproduction quasi-photographique de ce qu'il a de ses yeux vus. Le résultat est que nous avons un tableau du « défaitisme » largement répandu dans tous les milieux de la société démocratique. Tout le « Tiers-État » russe, — médecins, statisticiens, professeurs, étudiants, — tout ce qui est plus ou moins de l'opposition, tout ce qui n'est pas intéressé directement à la durée d'une monarchie florissante des Romanov, tout cela est disposé contre la guerre et souhaite la défaite des troupes du tsar [7].
Mais nous arrêterons-nous à la démocratie ? Nous avons déjà dit que même une bonne partie des libéraux, pendant la guerre russo-japonaise, étaient des « défaitistes » . Cela semble à présent tout à fait invraisemblable. Et ce fut pourtant ainsi. Tout au début de la guerre, une partie des libéraux se jetèrent dans « le patriotisme » . Mais bientôt, une autre partie du même milieu réagit contre cet entraînement. Dans une lettre intitulée : Quelques Mots sur l'Opinion russe au sujet de la Guerre, lettre publiée dans Osvobojdénié (l'Émancipation), M. Zémetz (sauf erreur, c'était le pseudonyme de Kolioubakine) fait savoir de Russie à l'organe des libéraux à l'étranger qu'une partie des hommes d'État les plus modérés luttent contre « le patriotisme » . Au sujet de la décision prise par certains Zemstvos (par celui de Kharkov, par exemple), faisant appel à des souscriptions volontaires pour la flotte, M. Zémetz fait savoir que de tels actes éveillent de l'indignation dans la société. « Nous ne comprenons pas du tout, — écrit M. Zémetz, — comment des représentants des Zemstvos peuvent s'arroger le droit d'imposer la terre au profit de la flotte... Et dans la cérémonie même de la remise de ces dons (par des députations envoyées au tsar), il y a eu pas mal d'inutile tapage et de servilité byzantine... Dans les pages d'Osvobojdénié on a déjà relevé l'étrangeté de la participation d'hommes comme Stasioulévitch et Arséniev à la députation du Zemstvo de Pétersbourg. »
« Dans presque tous les établissements d'enseignement supérieur, — ce thermomètre de l'opinion, — continue M. Zémetz, la majorité des étudiants protestent contre les effusions et les manifestations de loyalisme auxquelles a donné lieu la guerre. » Pour montrer à quel point la guerre obtient peu d'assentiment dans les milieux les plus modérés de la société cultivée, M. Zémetz signale que B.-N. Tchitcherine, — « que personne ne pourrait accuser d'être un ennemi de l'État ou un antipatriote » , « quelques jours avant sa mort disait que, peut-être, les conséquences de cette guerre aideraient à trouver enfin la solution de la crise intérieure et qu'il était difficile de savoir quelle issue de la guerre serait pour cela préférable. » M. Zémetz souligne particulièrement l'importance et la signification symptomatique de cette déclaration. Et M. P. Struhve ajoute de son côté : « Nous estimons nécessaire de souligner que cette information concernant les idées de B.-N. Tchitcherine sur la guerre provient d'une source absolument sûre; elle coïncide d'ailleurs tout à fait avec l'opinion exprimée par le défunt dans son savant ouvrage : La Russie à la veille du XX° siècle, publié à Berlin » [8].
Il est difficile de décider quelle issue de la guerre serait la plus souhaitable ! N'est-ce pas là du « défaitisme » , quoiqu’exprimé sous une forme évasive ? Et qui donc formule cette opinion en 1904 ? Un homme extrêmement modéré, qui ne saurait même être cadet !
Le rédacteur même d'Osvobojdénié, P. Struhve, a pris place dans l'aile droite de son groupe. Il écrit aux étudiants, dans une lettre du 11/24 février 1904 : « N'est-il pas étrange que jusqu'à présent les Russes ne sachent pas et n'osent pas crier : Vive l'armée ! Car enfin, l'armée, c'est le peuple armé... L'armée, ce n'est pas M. Alexéiev... L'armée, c'est le soldat russe. » [9]
« Mais le mot d'ordre de vos manifestations patriotiques, continue Struhve, ne doit pas être seulement: Vive l'armée ! Vous devez crier (!) cette devise en même temps que d'autres qui nous sont plus chères et plus patriotiques : Vive la Russie ! Vive la liberté ! Vive la Russie libre ! » [10]
Dès le début de la guerre, Struhve proclame une sorte de « paix civile » . « En ce moment difficile, — écrit-il, — d'autres mots d'ordre plus violents et plus belliqueux seraient inconvenants et par conséquent indésirables; car il faut en ce moment se tenir d'un pied ferme sur le terrain commun que crée pour tous les Russes la calamité nationale, — la guerre » . Mais deux ou trois mois plus tard, Struhve change de front. Sous l'influence de l'opinion publique qui se manifeste dans toute la Russie, il incline fortement à gauche. Dès le 29 avril 1904, il écrit : « La Russie contemporaine est une prison. Il est absolument impossible de vivre dans cette prison... Démolissez-la, brisez les fers... Une prison ne peut être inexpugnable... L'histoire ne connaît qu'une seule armée invincible, c'est celle du pays qui, par un formidable élan de l'esprit national, a détruit, il n'y a pas si longtemps, la prison d'une monarchie absolue (il s'agit, évidemment, de l'armée de la Révolution française). Ni les trahisons, ni les troubles intérieurs, ni une complète débâcle financière ne purent abattre les forces de cette armée, et elle vainquit » [11].
En appliquant à ces idées la terminologie d'aujourd'hui, cela signifie que P. Struhve, en 1904, proclamait la devise : la révolution pour la victoire. Cette devise était alors et est encore celle des nationalistes et des aventuriers. Mais, en tout cas, n'est-il pas remarquable que dans l'avant-dernière guerre qui a été menée par « la Russie » , un libéral de droite ait occupé la position où se tiennent, dans la guerre actuelle, les socialistes les plus « à gauche » qui aient accepté la guerre ?
Telle fut la gamme des opinions pendant la guerre russo-japonaise.
Que le prolétariat russe, que la social-démocratie de Russie, que les révolutionnaires russes de toutes nuances aient alors souhaité la défaite « de la Russie » au nom de l'émancipation de la véritable Russie populaire, c'est compréhensible et naturel. Cela n'a pas besoin d'être particulièrement expliqué. Mais... comment expliquer ce fait qu'une bonne partie de la bourgeoisie libérale russe, — de cette bourgeoisie qui est maintenant ivre de chauvinisme, qui maintenant se montre, devant le tsarisme, plus servile que les Cent-Noirs, — ait eu pendant la guerre russo-japonaise des dispositions « défaitistes » ?
Cela s'explique, à notre avis, par deux causes. En premier lieu, la bourgeoisie russe est intéressée à la guerre actuelle beaucoup plus qu'elle ne l'était à la guerre russo-japonaise. En second lieu, — et c'est le principal, — la bourgeoisie de Russie, qui est maintenant toute contre-révolutionnaire, passait alors à l'apogée de son mouvement d'opposition contre l'autocratie et, d'après toute la situation politique dans le pays, pouvait encore payer tribut aux opinions révolutionnaires.
La philosophie libérale de l'histoire dit que la guerre russo-japonaise n'a été suscitée que par Bézobrazov, Alexéiev, Abaza, qui agissaient dans leur intérêt personnel, songeant simplement à rendre plus florissantes les affaires de leur association pour l'exploitation forestière sur la rivière du Lalou. La guerre russo-japonaise n'aurait donc été qu'une « aventure coloniale » sur laquelle spéculaient quelques « grosses légumes » qui avaient de l'influence à la cour.
Il en est ainsi et il en est autrement. Une bande de gens attachés à la cour prétendaient sans doute se remplir les poches à la faveur de la guerre russo-japonaise. En 1910, Bourtzev a publié une note secrète du comte Lamsdorff adressée au tsar et un Livre rose secret consacré au conflit russo-japonais. Le directeur des affaires du Comité Spécial de l'Extrême-Orient, Abaza, télégraphie en 1904 à Bézobrazov, qui se trouvait alors à Port-Arthur : « Witte a raconté ici à mon ministre que tu avais déjà dépensé les deux millions. Rappelle-toi que le patron (c'est-à-dire Nicolas II) estime qu'au-delà de trois cent mille, tu n'as pas le droit de dépenser un rouble sans une autorisation donnée chaque fois. Hier, on a fait un nouveau rapport sur tes propositions de renforcement de la garnison et d'organisation d'une artel dans le bassin. Le patron a ordonné de répondre qu'il adoptait tout ce que tu avais dit. Au cours de la conversation, le souverain a exprimé avec force la plus complète confiance en toi » [12]. Tout cela ressemble fort à une correspondance chiffrée entre des filous fieffés et des escrocs de haute marque. Que « le patron » Nicolas II et ses « ouvriers » Abaza, Bézobrazov et Cie aient essayé de gagner « la forte somme » en Mandchourie, il est aisé de le croire.
Mais en même temps, il est impossible de ne pas voir que la guerre russo-japonaise a ses racines dans toute la politique étrangère du tsarisme. Certainement, cette guerre peut être appelée « une aventure coloniale » , mais uniquement dans le sens où la poursuite des conquêtes coloniales par les puissances impérialistes est une « aventure » . Derrière le Japon se tenait l'Angleterre. La guerre russo-japonaise fut, à un notable degré, le résultat de l'hostilité traditionnelle et de la rivalité prolongée qui existaient entre la Russie et l'Angleterre. Les impérialistes allemands poussaient le tsarisme vers l'Extrême-Orient pour avoir eux-mêmes une plus grande liberté d'action dans le Proche-Orient. Dans les cercles qui déterminaient la politique étrangère de « la Russie » , les uns voulaient se concentrer sur l'Extrême- Orient, les autres sur le Proche-Orient. En tout cas, l'affaire n'était pas si simple qu'elle en avait l'air. Les Bézobrazov, les Alexéiev et Cie volaient certainement; certainement ils se livraient à de louches combinaisons. Mais la guerre russo-japonaise ne fut pas due seulement à cette poignée d'aventuriers de la cour. Elle fut un anneau dans la longue chaîne de la politique étrangère du tsarisme. Elle fut l'inévitable épilogue de la compétition impérialiste qui avait commencé dès la guerre sino-japonaise de 1894.
Et dans ce sens, la bourgeoisie russe était également intéressée à la guerre russo-japonaise.
Mais les intérêts qu'elle avait là n'étaient pas aussi grands que ceux qu'elle a trouvés dans la guerre de 1914-1916.
Avant tout, dans le camp même des gouvernants, il n'y avait pas unanimité sur la direction à donner alors à « la Russie » : devait-on précisément la guider vers l'Extrême-Orient ? On sait qu'en 1903, le fameux Abaza lui-même, dans un rapport au tsar, avait écrit : « J'ai déjà dit que je considère le protectorat japonais en Corée comme inoffensif pour la Russie » [13].
Vaincre le Japon, cela signifiait s'ouvrir un grand nombre de nouveaux débouchés; c'était améliorer la position de l'impérialisme russe par rapport à l'impérialisme anglais. Dans ce sens, « l'intérêt » économique de la bourgeoisie russe exigeait une victoire « de la Russie » . Mais une partie des théoriciens de l'impérialisme russe agitaient alors un autre plan : celui d'un rapprochement avec l'Angleterre impérialiste à peu près sur les bases de 1907.
La situation d'à présent est tout à fait différente. La bourgeoisie russe voudrait se tailler une bien plus belle part de gâteau. Il suffit de prononcer le mot de Constantinople pour comprendre dans quel but la bourgeoisie russe joue aujourd'hui son « vatout » . Pour avoir Constantinople, on n'épargnera aucun sacrifice, surtout si ces sacrifices sont principalement supportés par le prolétariat et les paysans. « La route de Constantinople passe par Berlin » , annonçait le professeur Mitrofanov, dans un article évidemment commandé (probablement par Sazonov) qui parut à la veille de la guerre sous forme de lettre ouverte adressée à Delbruck. « La guerre a pour objet l'héritage turc et autrichien » , déclare ouvertement Struhve. La guerre, bien entendu, se fait pour des motifs impérialistes, reconnaissent les piliers du libéralisme russe [14]. Mais il y a impérialisme et impérialisme. Est-ce que « notre » effort pour atteindre Constantinople n'est pas « juste » et « légitime » ?
« La question de Constantinople a pour la Russie un intérêt et une importance de premier ordre. C'est pour nous la question du pain quotidien et de toute notre puissance politique » , écrit le « philosophe » de notre bourgeoisie libérale-impérialiste, le prince E.-N. Troubetskoï. Pour « le peuple » , ce « penseur religieux » écrit : « Comme l'éternelle conception de Dieu, Sophia (Constantinople) contient en elle le monde entier, lié comme un ensemble par une pensée unique, par l'unique Esprit Divin » . Pour séduire « les intellectuels » , il cite des vers de Vladimir Soloviev. Mais pour les véritables « hommes d'affaires » , pour la bourgeoisie, il dit plus explicitement :
« En premier lieu, on peut affirmer qu'à peu près les trois quarts du blé que nous exportons passent par les détroits; par conséquent, la question des détroits est en même temps la question de tout le présent et l'avenir économique de la Russie... »
« En second lieu, à la question économique est indissolublement liée celle de toute l'existence et de toute la puissance politique de la Russie » . Constantinople, c'est pour « la Russie » — «' la perle de l'Évangile pour laquelle elle doit être prête à donner tout ce qu'elle a » [15].
Il ne s'agit plus ici de « l'Esprit Divin » . Nous voyons là une indication absolument nette et claire sur les intérêts « de poche » qui, pour la bourgeoisie russe, sont liés à l'histoire de « la perle évangélique » .
Les libéraux russes ne pouvaient écrire ainsi pendant la guerre russo-japonaise. Ils n'étaient pas intéressés ainsi à la guerre d'alors.
Voilàune des raisons pour lesquelles une partie des libéraux, en 1904, pouvait accepter le « défaitisme » , que pas un bourgeois d'aujourd'hui ne saurait admettre.
Comme nous l'avons déjà noté, il y a encore une autre cause qui est beaucoup plus importante.
En 1904, la bourgeoisie libérale russe vivait la lune de miel de « son mouvement révolutionnaire » . M. Pierre Struhve, qui appartient presque maintenant au Novoïé Vrémia, publiait alors à l'étranger la revue illégale du libéralisme russe. La gauche du mouvement Osvobojdénié (l'Émancipation) appelait ouvertement la révolution, comme le seul affranchissement possible. La classe ouvrière ne leur semblait pas alors très importante pour la révolution, et ils n'avaient pas eu le temps de constater en pratique que la social-démocratie russe entraînerait derrière elle tout le prolétariat en lui démontrant que la révolution était très importante « pour la classe ouvrière » .
Depuis lors jusqu'au début de la guerre actuelle, dix années se sont écoulées. Et dans ce nombre, 1905 en vaut des dizaines d'autres. Devant la bourgeoisie russe, un nouvel ennemi s'est dressé de toute sa taille : le prolétariat révolutionnaire. Craignant une révolution véritablement démocratique, à laquelle la classe ouvrière mettrait une empreinte ineffaçable, la bourgeoisie russe a choisi de deux maux le moindre. Elle a préféré se réconcilier avec la monarchie tsariste, même sur les bases définies le 3 juin, plutôt que de se livrer « à la folie de l'élément » qui a laissé pour longtemps une terreur profonde dans les esprits des libéraux en 1905. La bourgeoisie russe est devenue contre-révolutionnaire.
La défaite du tsarisme au dehors en 1904 a été, en quelque sorte, la goutte qui fait déborder le vase. La débâcle des armées du tsar dans la guerre contre le Japon a définitivement « déclenché » la révolution. Mais il ne faut pas oublier que le même terrain de la politique extérieure a été pour le tsarisme le point de départ qui lui a permis de remédier à ses affaires à l'intérieur du pays. La sphère de la politique étrangère fournit au tsarisme le moyen de vaincre la révolution. La politique étrangère du tsarisme est le point de cristallisation autour duquel se forme un nouveau bloc contre-révolutionnaire.
Le tsarisme a séduit la bourgeoisie surtout par les perspectives de politique étrangère qu'il offrait. La bourgeoisie a eu l'espoir de prendre au dehors la revanche des concessions qu'elle avait accordées à la réaction féodale dans le domaine intérieur. Déjà, en 1905, la bourgeoisie libérale ne voulait pas empêcher le tsarisme de conclure des emprunts en France, — et l'y aidait même en fait. En 1906, les pourparlers de la Russie avec l'Angleterre, sur le partage des « sphères d'influence » en Perse, étaient en pleine marche. En 1907, le traité anglo-russe est officiellement conclu. Les anglomanes du libéralisme russe sont infiniment heureux. Enfin, la Triple Entente prend forme. L'enthousiasme de toute la bourgeoisie ne connaît plus de bornes. La perspective de conquérir Constantinople et les détroits lui est ouverte, des montagnes d'or lui sont promises. Maintenant, elle vend définitivement son âme au tsarisme. Pendant plusieurs années, la bourgeoisie russe va aider le tsarisme à préparer la guerre d'aujourd'hui. Des « idéologues » composent à la va-vite une théorie de « la Grande Russie » . « Les praticiens » du libéralisme s'oublient entièrement à besogner pour le renforcement de « la puissance militaire en Russie » , faisant tout ce qu'il est possible de concevoir pour renforcer le militarisme russe. La guerre japonaise avait été préparée sans la bourgeoisie libérale; à la préparation de la guerre de 1914 la bourgeoisie libérale donne le plus actif concours.
L'impérialisme grand-russe est étroitement lié avec le nationalisme grand-russe, avec l'oppression des « peuples d'origine étrangère » que détermine la politique de Stolypine, avec toute la politique du 3 juin, en y comprenant « la révolution d'en haut » . Ce sont là tous les anneaux d'une seule chaîne. « La solution » de la crise intérieure au moyen des réformes contre-révolutionnaires de Stolypine et de Goutchkov, la lutte en commun contre la classe ouvrière et contre la paysannerie indigente; la politique étrangère impérialiste de grande puissance; — voilà sur quoi, en fait, se sont entendus la bourgeoisie russe (y compris les cadets de « la gauche » même) et le tsarisme « en son renouveau. » . Le libéralisme russe est devenu un libéralisme nationaliste.
La bourgeoisie libérale russe est enchaînée à la politique étrangère du tsarisme comme un forçat à sa brouette. Le gouvernement des Cent-Noirs n'a plus à se gêner le moins du monde, il peut mettre, comme on dit, « les pieds sur la table » . La bourgeoisie acceptera tout. « Il se moque de nos alarmes et de votre impuissance; essayez donc de le toucher ! » , s'écrie un nationalo-libéral, V. Maklakov, dans sa parabole sur le gouvernement-chauffeur, conduisant en automobile ce que vous avez de plus cher, votre mère, c'est-à-dire la Russie. « Et lui (le chauffeur-tsar), il a raison : vous autres (libéraux), gardez- vous bien de le toucher même si la crainte ou l'indignation vous ont saisis à tel point qu'oubliant le danger, vous oubliant vous-mêmes, vous vous décidez à saisir de force le volant » .
Voilà pourquoi toute la bourgeoisie russe est maintenant l'adversaire irréconciliable du « défaitisme » .
— Vous ne voulez pas d'une défaite, messieurs ? — peut leur dire le tsarisme. — Mais alors, toute l'opposition que vous nous faites ne vaut pas un liard. Vous êtes alors forcés de m'aimer, quelle que soit ma noirceur. — Vous ne voulez pas du défaitisme, messieurs les social-patriotes ? — peut dire encore le tsarisme. Vous voulez la victoire coûte que coûte ? — Mais alors vous tombez dans mes bras ! Alors le mot d'ordre des têtes brûlées parmi vous, — « la révolution pour la victoire » — n'est qu'une simple plaisanterie, un lapsus calami. En réalité, vous êtes mes vassaux...
En 1904, le plus modéré des représentants de la société russe cultivée, B.-N. Tchitcherine, se montrait plus ou moins ouvertement partisan d'une défaite de son gouvernement dans la guerre contre le Japon. En 1916, le représentant du parti libéral « de gauche » , M. Milioukov, a déclaré qu'il renoncerait à la victoire si elle devait passer par la révolution. En cela est toute l'évolution du libéralisme russe depuis 1905, — vous l'avez là comme sur la main.
À la veille de 1905, le prolétariat révolutionnaire de Russie avait entraîné dans son « défaitisme » une partie de la bourgeoisie. En 1914, la bourgeoisie russe contre-révolutionnaire a entraîné dans son « victoirisme » une partie des intellectuels « marxistes » , et une poignée d'ouvriers, avec Plékhanov, Gvozdev et Cie à leur tête. La victoire de l'opportunisme dans le mouvement ouvrier d'Occident, la débâcle de la II° Internationale ont simplement aidé la bourgeoisie russe chauvine à parfaire cette tâche.
En 1904, nous avions vu l'hégémonie politique du prolétariat sur la bourgeoisie. En 1914, nous sommes devenus témoins de l'hégémonie de la bourgeoisie sur une partie des « socialistes » .
En 1904, en Russie, le prolétariat n'était pas seul révolutionnaire. De là la large expansion « du défaitisme » d'alors. En 1914-1916, seul le prolétariat a des idées révolutionnaires en Russie. De là les dispositions « défaitistes » d'aujourd'hui, qui se trouvent uniquement dans le prolétariat; de là les hésitations de certains milieux intellectuels, même dans la social-démocratie qui ne s'est pas rattachée aux social-chauvins...
À toutes conditions égales, la défaite d'un gouvernement despotique dans la guerre extérieure aide toujours le peuple à renverser ce gouvernement. Il est absolument impossible de nier sérieusement ce principe [16]. « Les braves Turcs ont hâté l'explosion, l'ont rapprochée de plusieurs années par les coups qu'ils ont portés non seulement à l'armée et aux finances russes, mais aussi, directement, à la dynastie qui commande l'armée, au tsar, à l'héritier et aux six autres Romanov. » Voilà ce qu'écrivait, en 1877, Karl Marx [17]. Toute l'histoire moderne de la Russie illustre admirablement cette vérité que les défaites extérieures des gouvernements réactionnaires s'inscrivent au profit du mouvement démocratique à l'intérieur du pays.
Les réactionnaires instruits comprennent, eux aussi, cette vérité. Donnons-en un exemple. Un fameux historien militaire allemand, l'intelligent conservateur Hans Delbruck, dans un livre récent (le Gouvernement et la Volonté du Peuple), compare la situation de l'armée en France et en Allemagne. Il existe en France un régime de parlementarisme que l'on n'a pas « grâce à dieu » en Allemagne. En Allemagne, l'armée n'obéit qu'au monarque. En France, l'armée est forcée d'obéir à des gouvernements parlementaires qui changent constamment, « à des gouvernements d'avocats » . Le cœur du junker est profondément blessé de cette situation humiliante pour l'armée, même pour une armée française. « Comment peut se soumettre à de pareils gouvernements une armée dans laquelle vivent encore les traditions du grand Napoléon avec toutes ses victoires, avec toute sa gloire ? » , demande Delbruck. Et il répond : « Cela s'explique par la défaite que cette armée a subie à Sedan » .
Transportons-nous — continue notre historien militaire — en Prusse, en Allemagne. « Imaginons un régime parlementaire en Allemagne. Imaginons autant que nous voudrons de membres du Reichstag dans le rôle du ministre de la guerre... Quiconque connaît un peu l'esprit de notre corps d'officiers, celui-là devine que notre armée devrait à son tour subir une défaite dans le genre de Sedan pour supporter sans murmure un pareil état de choses » [18].
Vraiment, dans ce peu de mots d'un junker intelligent il y a plus de sens historique que dans les interminables raisonnements de nos propagandistes qui font de la réclame à l'idée : « Ni victoire, ni défaite ! » Le véritable esprit du militarisme, la véritable destination de l'armée, — soutien de la réaction dans sa lutte contre la démocratie, — la vraie signification que les défaites extérieures des gouvernements antipopulaires ont dans le procès historique des forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires, tout cela est saisi et reproduit par Delbruck en quelques mots avec un frappant relief.
Pour mieux expliquer sa pensée, Delbruck l'illustre par un exemple « vulgarisateur » que voici : lorsque, en 1870, dans les grandes batailles qui furent données sous Metz, les Allemands eurent infligé aux Français une série de défaites des plus sensibles et eurent cerné l'armée de Bazaine, Napoléon III et Mac-Mahon virent clairement que la raison stratégique exigeait la retraite de la seconde moitié de l'armée vers Paris. « Si l'armée ainsi sauvée s'était retirée sur Paris, on ne voit guère comment nous aurions pu (nous autres Allemands) vaincre les Français dans la mesure où nous les avons vaincus. » Mais, pour des raisons politiques, Napoléon III ne pouvait reculer sur Paris. Il aurait par-là témoigné de sa défaite militaire, ce qui, dans les conditions données, aurait nécessairement appelé la révolution. « L'impératrice et le gouvernement qui se trouvaient à Paris supplièrent Napoléon de ne pas battre en retraite vers la capitale : dans le cas d'un pareil recul, la révolution était inévitable, l'empire était perdu » [19].
Napoléon, on le sait, conduisit ce qui restait de l'armée vers le nord, dans l'espoir de revenir au secours de Bazaine qui était enfermé dans Metz. Cela ne réussit pas. Napoléon fut battu et la révolution renversa l'Empire.
L'historien militaire Delbruck discerne admirablement le lien qui existe entre la défaite et la révolution. On ne peut que souhaiter à certains de nos révolutionnaires d'avoir sur les choses un jugement également rassis...
— Mais si les socialistes de tous les pays souhaitent la défaite de leur gouvernement, qui donc sera vainqueur ? On arrive ainsi à une sorte de « pandéfaitisme » !
Cet « argument » contre nous revient constamment, systématiquement. Les kautskistes le répétaient encore, il y a quelques jours, dans le Vorwärts [20], ces mêmes kautskistes qui ne votent contre les crédits de guerre que dans la mesure où « les frontières de notre patrie ne sont pas menacées » .
Notre réponse à cet argument deviendra claire si nous citons l'épisode suivant, tiré de l'histoire du socialisme international.
En 1885, un conflit qui durait depuis longtemps entre l'Angleterre et la Russie, au sujet de l'Afghanistan, s'aggrava au dernier degré. Cela sentait la poudre. La guerre semblait inévitable.
À ce moment-là, les meilleurs représentants du marxisme révolutionnaire, Engels, Bebel, Guesde, s'attendaient à voir la révolution sociale commencer dans un avenir relativement proche. En tout cas, ils « s'orientaient » vers la révolution. Et voici que, dans ces circonstances, Jules Guesde, qui était alors sans aucun doute marxiste et révolutionnaire, publie un article sur la guerre anglo-russe imminente.
La guerre entre l'Angleterre et la Russie peut hâter le dénouement, peut rapprocher la fin du régime bourgeois. Mais à qui, dans le cas présent, souhaiter la victoire ? à qui souhaiter la défaite ? À l'Angleterre ou à la Russie ? Guesde répond : Je souhaite la défaite à toutes les deux.
« La défaite de la Russie, — je l'écrivais il y a un mois, mais je ne me lasserai pas de le répéter, — la défaite de la Russie marquerait la fin du tsarisme, l'affranchissement politique de la Russie... Ce pays écrasé dans l'Asie Centrale, ce serait la fin du tsarisme... Et le premier, l'inévitable résultat d'une révolution politique à Pétersbourg, ce serait l'affranchissement de l'Allemagne ouvrière. Délivrée du cauchemar moscovite, ayant l'assurance que ses plans ne seront pas détruits par l'armée russe d'Alexandre qui se tiendrait derrière l'armée de Guillaume, la social-démocratie allemande aurait enfin la possibilité, sur les ruines d'un empire de sang et de fer, d'ouvrir... le bal révolutionnaire, le 1789 ouvrier... La banqueroute de la Russie ébranlerait tout le vieux monde » ...
« La défaite de l'Angleterre aurait des conséquences non moindres et non moins heureuses. Ce seul fait que toutes les forces militaires de l'Angleterre devraient être transportées et concentrées sur un seul point amènerait ceci que l'Irlande, — débarrassée de l'état de siège, — respirerait librement... L'Irlande pourrait alors par la force... dicter sa volonté à l'île des fratricides [21], tandis que, d'autre part, le Soudan — et par conséquent aussi l'Égypte, se débarrasseraient des bienfaits de la civilisation que leur apporte Wolseley à la pointe des baïonnettes... Après les premiers revers de l'Angleterre... commencerait fatalement le décollage général des colonies les plus importantes et les plus exploitées... Mais s'il se produisait un événement décisif, si l'Angleterre perdait l'Inde..., nous assisterions à un krach tel que l'humanité n'en a pas connu de pareil depuis l'époque de la liquidation de l'Empire Romain. Il n'y aurait pas un point du globe qui n'en ressentît le contrecoup. »
Et Guesde conclut :
« Quel que soit celui des deux régimes — également oppresseurs bien que d'espèce différente — qui tombe sous les coups de l'adversaire... ce sera la brèche par laquelle passera le nouveau régime social. C'est pourquoi nous pouvons donner carte blanche au dieu des batailles. Quoi qu'il fasse, il travaillera pour nous » [22].
N'est-ce pas là du « pandéfaitisme » ? Guesde ne parlait pas alors de « la défense de la patrie » ; il ne songeait pas au mot d'ordre : « ni victoire, ni défaite » . Il souhaitait également la défaite des deux adversaires. Il appelait le soulèvement des colonies contre les métropoles impérialistes. Un socialiste anglais ou russe qui aurait alors adopté les idées de Guesde aurait dû également devenir « défaitiste » . Le « pandéfaitiste » Guesde était un révolutionnaire marxiste.
Quel que soit celui des géants impérialistes également infâme qui tombera dans la guerre de pillage de 1914-1916, une brèche sera ouverte par laquelle passera la révolution prolétarienne; — voilà comment doit raisonner un socialiste-révolutionnaire de notre temps. Et c'est pourquoi ce socialiste- là ne peut se dispenser d'être « pandéfaitiste » .
La défaite de ta patrie est le plus grand des malheurs qui puisse te frapper : voilà l'idée avec laquelle les social-chauvins mènent derrière eux les plus arriérés des ouvriers dans les différents pays. Beaucoup croient cela sincèrement. De même que l'antisémitisme a été appelé « le socialisme des imbéciles » , le social-chauvinisme pourrait être dénommé « le patriotisme des niais » . Tout ce que l'on voudra, sauf la défaite de « notre gouvernement » ! Les social-chauvins de tous les pays éduquent les ouvriers dans cette pensée contre-révolutionnaire. Et de là, cette conclusion logique : pour que « nous » ne soyons pas vaincus, nous devons « leur » infliger une défaite.
Contre une telle manière de voir on ne luttera pas en compagnie du kautskisme qui proclame : « ni victoire, ni défaite » . Non ! Nous devons montrer aux ouvriers comment la défaite d'un gouvernement, maintes fois dans l'histoire, a rendu le plus grand service au peuple qui était assujetti à ce gouvernement; la défaite amenait l'accouchement de la révolution, c'est-à-dire qu'elle avait des conséquences bienfaisantes pour toute l'humanité.
En tâtonnant, les internationalistes de plusieurs pays arrivent à comprendre ainsi les choses. L'Allemagne d'aujourd'hui ne possédait pas la tradition de 1905, elle ne pouvait avoir de nette tradition « défaitiste » . Mais nous savons bien qu'il y a aussi parmi les internationalistes allemands et autrichiens des « défaitistes » conséquents. L'histoire en dira plus tard quelque chose...
Dans la guerre impérialiste de 1914-1916, on ne peut être internationaliste conséquent sans être « défaitiste ». Plus l'internationalisme sera fort, plus l'on s'assimilera cette vérité.
Notes
1 | G. V. Plékhanov : À Amsterdam (Pensées et notes), Iskra n°74, 20 septembre 1904, |
2 | Dans les cercles des liquidateurs, on affirme qu'au début de la guerre russo-japonaise, Plékhanov aurait hésité à se prononcer sur l'événement et n'aurait adopté la position ci-dessus indiquée que sous l'influence des autres rédacteurs de l'Iskra d'alors. Nous ne pouvons dire dans quelle mesure cela est juste. En tout cas, dans les paroles de Plékhanov que nous venons de citer il n'y a pas la moindre trace d'hésitation. |
3 | Quotidien de Moscou, organe du général-gouverneur et de la police. — Note du traducteur. |
4 | G. A. Guerchouni : Un Récent Passé, Paris, 1908, édition du C.C. du P.P.S.R., 47-49. |
5 | Ibidem p. 144. |
6 | Pseudonyme de Boris Savinkov. — Note du traducteur. |
7 | Nous ne citons pas les textes mêmes de Ropchine et de Vérésaïev, parce que cela nous prendrait trop de place : les œuvres de ces deux auteurs sont d’ailleurs entre toutes les mains. — G. Z. (En Russie, du moins. — Note du traducteur.) |
8 | Osvobojdénié, n° 21 (45), 1904, page 369. |
9 | Cela ressemble tout à fait à la thèse actuelle de Plékhanov : « la Russie n'appartient pas à son tsar, mais bien à sa population laborieuse » ... |
10 | Listok Osvobojdénia (La Feuille de l'Émancipation), n°1, 1904, page 2. |
11 | Osvobojdénié, n° 22 (46, 385-386). |
12 | Note secrète du comte Lamsdorff, page 15. |
13 | Rapport du contre-amiral Abaza, de la suite de S. M., à la séance présidée par S. M. Imp. à Tsarskoïé-Sélo, le 16 décembre 1903; page 59. |
14 | Voyez par exemple les articles du professeur Grimm, de Maxime Kovalevsky, de P. Milioukov dans le recueil : Les Questions de la Guerre Mondiale. |
15 | Prince E. N. Troubetskoï : La Question Nationale. Constantinople et Sainte-Sophie. Moscou, 1916, pages 3-9. |
16 | La défaite des gouvernements impérialistes dans la guerre actuelle peut aider un peuple dans sa lutte pour la liberté : les social-chauvins le comprennent fort bien maintenant qu'il ne s'agit pas de « notre » gouvernement, mais d'un autre. Plékhanov et Cie démontrent que seule la défaite de l'Allemagne apportera la liberté au peuple allemand. De leur côté. Lensch et Cie prouvent avec abondance que seule la défaite de l'Angleterre apportera la liberté au peuple anglais. On peut encore aujourd'hui être « défaitiste » à l'égard du gouvernement ennemi; ce qui est interdit, c'est d'être « défaitiste » à l'égard de « son propre » gouvernement ! Un révolutionnaire russe qui se prononce aujourd'hui pour la défaite de « la Russie » est, selon Plékhanov, un valet du Kaiser allemand. Mais Plékhanov, en 1904, était-il donc au service du Mikado et non du prolétariat international ?... |
17 | Lettres à Sorge, Stuttgart, 1906. |
18 | Hans Delbruck: Regierung und Volkswille, Berlin, 1914, p. 135-136. |
19 | Ibidem., p. 139. |
20 | Voir l'éditorial du Vorwärts en date du 27 août 1916. |
21 | Comparez ces paroles sur l'Irlande avec l'article (vil, on ne peut l'appeler autrement) de Plékhanov sur les événements de Dublin en 1916, et vous mesurerez la chute du social-chauvinisme actuel. |
22 | Le Socialisme et le Radicalisme en 1885, par Jean Jaurès, pages 118-123. Discours parlementaires, tome I, Paris, 1904. |