1971

"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914."


Révolution en Allemagne

Pierre Broué

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Essai de définition du rôle d'un parti communiste


XIV: Stabilisation en Allemagne et révolution mondiale

Pendant que se réglait en Allemagne à coups de fusil et de lance-flammes la première phase de la révolution, l'Internationale communiste prenait corps. Dès le lendemain de la révolution de novembre, en effet, les bolcheviks cherchaient à en poser les fondements. La fondation du parti communiste allemand constituait pour eux la condition nécessaire et suffisante de son existence [1] et sa proclamation était la première tâche concrète à accomplir. Les délais nécessaires à la circulation des écrits et des hommes allaient pourtant remettre cette fondation formelle au lendemain de l'assassinat des vériables fondateurs du parti allemand.

Au mois de décembre, Edouard Fuchs, avocat, membre de la Ligue Spartacus, parvient à Moscou, porteur d'une lettre adressée par Rosa Luxemburg à Lénine [2]. Quelques jours plus tard, ce dernier prend les premières initiatives qui vont aboutir à la réunion de la conférence socialiste internationale qui se proclamera congrès de fondation par l'Internationale communiste [3]. Pourtant la voie n'est pas directe. Rosa Luxemburg, acquise a l'idée de la nécessité historique d'une nouvelle Internationale, jugeait en effet que le moment n'en était pas encore venu. Deux jours avant le congrès de fondation du K.P.D. (S), elle avait, au témoignage d'Eberlein, exprimé son opposition à toute proclamation immédiate :

« L'existence d'une nouvelle Internationale révolutionnaire capable d'agir était subordonnée à celle de plusieurs partis révolutionnaires en Europe occidentale. ( ... ) La fondation de l'Internationale, alors qu'il n'y avait en Occident qu'un seul parti communiste, et de fondation récente, ne ferait qu'affaiblir l'idée d'une Internationale révolutionnaire » [4].

Ce point de vue, défendu après l'assassinat de Rosa Luxemburg par Leo Jogiches, prévaut à la centrale quand, début janvier, elle se concerte sur la réponse à donner à l'invitation du parti bolchevique pour la conférence internationale de Moscou [5]. Les délégués qu'elle mandate pour s'y rendre [6] reçoivent mandat de voter contre la fondation de la nouvelle Internationale, reçoivent même - si l'on en croit Ernst Meyer [7] - instruction de quitter le congrès si elle devait être proclamée en dépit de l'opposition du parti allemand. Compte tenu des difficultés de communications et des tâches qui accablent la direction du jeune parti, Eberlein sera finalement le seul à atteindre Moscou où , sous le pseudonyme de Max Albert, il participe aux travaux de la conférence et prend position contre une fondation que son parti estime prématurée [8]. Il raconte :

« Les camarades russes, Trotsky, Boukharine, Racovski surtout, s'efforcèrent de me convaincre de la nécessité d'une action immédiate. ( ... ) Lénine décida finalement que, si le parti allemand maintenait son opposition, la fondation de l'Internationale serait différée » [9].

Apparemment, un hasard devait en décider autrement. Une intervention enflammée du communiste autrichien Steinhardt, arrivé après l'ouverture et décrivant la montée révolutionnaire en Europe centrale, un nouvel appel passionné de Racovski, la nouvelle, peut-être, de l'assassinat de Leo Jogiches, et surtout la pression de cette assemblée ardente parviennent à fléchir Eberlein, qui se contente de s'abstenir lors du vote décisif [10]. L'Internationale communiste est fondée. Elle a comme président Zinoviev et comme siège Moscou, deux faits dont personne, sur le moment, n'entrevoit la portée, car chacun pense la même chose que Trotsky :

« Si aujourd'hui Moscou est le centre de la III° Internationale, demain - nous en sommes profondément convaincus - ce centre se déplacera vers l'ouest, à Berlin, Paris, Londres. Si c'est avec joie que le prolétariat russe a accueilli dans les murs du Kremlin les représentants de la classe ouvrière mondiale, c'est avec plus de joie encore qu'il enverra ses représentants au 2° congrès de l'Internationale communiste dans l'une des capitales d'Europe occidentale. Car un congrès communiste international à Berlin ou Paris signifiera le triomphe complet de la révolution prolétarienne en Europe et probablement dans le monde entier » [11].

Pour les militants bolcheviques comme pour la majorité des militants révolutionnaires dans le monde, la révolution allemande n'a pas péri au cours des premiers mois de 1919, et va resurgir dans toute sa puissance. Le seul problème est celui du délai.

L'appréciation de Radek.

De tous les dirigeants bolcheviques, Karl Radek est le seul à avoir une connaissance directe de la première phase de la révolution allemande, dont il a été en partie le témoin. Son régime de détention s'étant assoupli, il écrit de sa cellule le 11 mars à l'écrivain Alfons Paquet, à l'époque en voyage en Russie soviétique. Après avoir dit qu'il était hostile au soulèvement de janvier - « La prise du pouvoir politique n'est pas possible si nous n'avons pas derrière nous la majorité de la classe ouvrière » [12] -, il insiste sur ce qui l'a le plus frappé dans le cours de la révolution allemande. Les masses se sont instinctivement orientées vers l'organisation des conseils ouvriers, vers les formes proprement soviétiques. Le phénomène est d'autant plus remarquable qu'aucune propagande réelle n'avait été menée en profondeur en faveur des conseils. Dans de telles conditions, selon lui, la défaite de la révolution ne peut être imputée aux masses elles-mêmes, mais seulement aux conditions dans lesquelles elles ont dû se battre, en l'occurrence, à l'absence d'organisation :

« Il manque en Allemagne un grand parti révolutionnaire : les communistes sont d'abord une direction, mais non un parti avec une tradition, comme nous l'étions nous, en Russie, en 1917 » [13],

La comparaison avec la révolution russe permet de mieux saisir à son sens les problèmes spécifiques de la révolution allemande en cours :

« jamais nous n'avons eu à livrer des combats comme ceux de janvier ou ceux d'aujourd'hui, où l'on sacrifie de façon absurde tant de sang et tant de richesse ; nous avions de l'autorité dans les masses, nous les tenions en mains. Les communistes allemands, eux, ne les tiennent pas encore et c'est ce qui a signifié fusillades et déchaînement. Nous avions avec nous des organisations de masses, des syndicats, révolutionnaires depuis leur création ou nés de la révolution ellemême. Les syndicats allemands, orgueil de la classe ouvrière allemande, résumé de son génie d'organisation, étaient nés à une époque de marasme politique et de développement économique ; ils étaient donc réformistes. La puissance de l'organisation n'a pas été construite au cours de la révolution, et celle-ci, avant de s'être donné des organisations nouvelles, disperse ses forces de façon chaotique. Pis, les organisations dont la classe ouvrière allemande a hérité se placent aux côtés de la bourgeoisie, constituent la base de la contre-révolution. Voilà pourquoi la révolution est un élément sauvage, déchaîné. Et encore ceci : nous avons marché au pouvoir par la voie de la lutte pour la paix, et l'armée était avec nous ; la bourgeoisie ne pouvait pas, comme elle le fait en Allemagne, frapper grâce à l'appui de mercenaires. Et, finalement, la bourgeoisie en Allemagne, est bien plus forte qu'elle ne l'était en Russie » [14].

Cette situation ne signifie pas, à ses yeux, que la révolution n'a pas de chances de vaincre en Allemagne, mais que la lutte y sera beaucoup plus longue :

« La guerre civile sera beaucoup plus acharnée et destructrice en Allemagne qu'en Russie. Vous me connaissez assez pour savoir avec quelle tristesse j'écris cela » [15].

L'espoir réside dans la perspective de la révolution mondiale, qui se ranimera avec la montée inévitable de la vague révolutionnaire dans les pays vainqueurs :

« Personne ne peut savoir à quel rythme les choses se passeront dans les pays de l'Entente. Entre-temps, les classes ouvrières allemande et russe se retrouveront côte à côte - non d'ailleurs pour une guerre contre l'Entente, comme je l'avais supposé en octobre, car l'Entente ne peut plus faire la guerre, et la révolution n'en a pas besoin. ( ... ) Dès qu'apparaîtra en Allemagne un gouvernement ouvrier énergique, les éléments de désorganisation seront rapidement surmontés, précisément à cause de ces traditions d'organisation qui aujourd'hui aboutissent à des résultats différents » [16].
« Cette perspective est la seule qui permette de surmonter le sentiment qui me submerge, moi, devant cette hémorragie interminable et sans objectif clair » [17].

La république de Weimar.

En fait, la république allemande a pris forme dans les six premiers mois de 1919, pendant la tournée des corps francs de Noske. Mais, d'une certaine façon, la constitution de la république de Weimar est le prolongement de la révolution de novembre, le fruit de la poussée de millions de travailleurs allemands, y compris ceux qui font confiance à Ebert et à Noske pour une Allemagne unifiée et démocratique.

On peut en effet considérer que la première conséquence de la révolution de novembre a été l'achèvement de la révolution bourgeoise avortée au milieu du XIX° siècle. Car la Constitution de Weimar ne se contente pas de « sauver » l'unité du Reich : suivant l'expression de l'homme qui en a inspiré la rédaction, Hugo Preuss, elle « la consacre, la renforce et l'affermit » [18].Elle fait de l'Allemagne un Etat unitaire, décentralisé, composé d'un nombre plus restreint de pays (Länder), dont les autorités sont compétentes pour les affaires locales. Le gouvernement du Reich se voit réserver la politique intérieure et extérieure, les finances, les postes, les voies fluviales et ferroviaires.

L'achèvement de la révolution bourgeoise est également sensible dans l'organisation de la vie politique. La Constitution garantit les droits, fondamentaux, qu'elle énumère : l'égalité devant la loi, l'inviolabilité des personnes et des domiciles, le secret des correspondances et des conversations téléphoniques, la liberté de pensée, d'opinion, la liberté de presse et de réunion, la représentation des minorités, le suffrage universel.

Le pouvoir législatif est partagé entre deux assemblées. Le Reichsrat est formé de délégués des Linder, désignés par leurs gouvernements, qui émanent eux-mêmes de Landtag élus au suffrage universel. Ses pouvoirs sont réduits à un veto suspensif. Un conseil économique, le Reichswirtschaftsrat, étudie les projets de loi en matière économique et sociale, dont il a également l'initiative : les organisations syndicales d'ouvriers et employés y sont représentées au même titre que les associations patronales. Les social-démocrates voient dans son institution la preuve du caractère social de la nouvelle démocratie. De toute façon, c'est le Reichstag qui prédomine en matière législative. Il est élu pour quatre ans, au suffrage universel, par les citoyens des deux sexes ayant au moins vingt ans, suivant un système de représentation proportionnelle avec répartition des restes sur le plan national. Les ministres et le chancelier sont responsables devant lui.

Mais les pouvoirs du président de la république sont considérables. Il est élu, comme le Reichstag, par l'ensemble des électeurs allemands, pour sept ans, et rééligible. C'est lui qui désigne le chancelier et, sur proposition de ce dernier, les différents ministres. Il promulgue les lois, mais peut auparavant exiger un référendum s'il l'estime souhaitable ou si un dixième des électeurs le demandent. Il est le chef de la diplomatie, de la bureaucratie et de l'armée. L'article 48 de la Constitution lui donne la possibilité d'exercer une véritable dictature et en fait le successeur réel de l'empereur : il peut, par ordonnance, décréter l'état de siège, instituer des tribunaux d'exception, prendre toutes mesures utiles à la sécurité du Reich et dissoudre le Reichstag. C'est en fait dans l'institution présidentielle que les classes dirigeantes et leur fer de lance, l'armée, ont placé leur garde-fou : toutes les dispositions démocratiques ne sont en définitive que clauses secondaires au regard de l'article 48, qui laisse à l'Etat la force suffisante pour briser toute tentative révolutionnaire ou même toute évolution démocratique inquiétante dans le cadre constitutionnel. C'est ainsi que la tournée des corps francs de Noske, la répression de mars à Berlin, plus tard l'instauration de la dictature hitlérienne, prennent place dans le cadre de la Constitution que ses défenseurs présentaient à l'époque comme « la plus démocratique du monde ».

La coalition gouvernementale.

Comme le laissait prévoir leur rôle depuis 1918, les social-démocrates majoritaires sont au centre de la vie politique dans cette assemblée où ils avaient affirmé qu'ils détiendraient la majorité. En fait, avec 11 500 000 voix sur 30 000 000 millions de votants, le parti social-démocrate n'a obtenu que 39 % des sièges le 19 janvier. Mais il ne saurait être question pour leurs partenaires de droite de les écarter des responsabilités du pouvoir dans une situation aussi troublée. Ils sont pour leur part décidés à continuer à « exercer des responsabilités », ce qui implique des coalitions parlementaires avec les partis bourgeois. Ces derniers manifestent d'ailleurs leur bonne volonté, puisque c'est par 277 voix sur 328 votants que Friedrich Ebert est élu président de la république. Le premier chancelier à lui succéder sera Philip Scheidemann, puis leur camarade de parti Bauer. Les ministres social-démocrates sont en minorité dans ces cabinets, mais Noske conserve, sous ces deux chanceliers, le ministère décisif de la guerre.

Toutes les forces bourgeoises ne participent pas. A l'extrême-droite, les nationaux-allemands, derrière Helfferich, de la Deutsche Bank, Hugenberg, administrateur des entreprises Krupp, disposent d'énormes moyens financiers et d'une puissante presse d'information. Les populistes manifestent le même conservatisme, le même nationalisme, le même antisémitisme, mais se montrent plus soucieux de s'ouvrir la possibilité de bonnes relations d'affaires avec les pays de l'Entente. A leur tête, d'autres magnats de l'industrie, Hugo Stinnes, dont le konzern étend ses tentacules, le banquier Riesser, président de la Ligue de la Hanse, le banquier Cuno, successeur de Ballin à la tête de la Hamburg-Amerika Linie, et surtout Gustav Stresemann, l'ancien secrétaire général de l'Union des industriels saxons. Eux aussi disposent d'énormes moyens d'information et de propagande.

La majorité parlementaire des cabinets Scheidemann et Bauer commence à partir des démocrates ; la clientèle de ceux-ci s'étend plus largement du côté de la petite bourgeoisie, quoiqu'ils soient eux aussi dirigés par des hommes d'affaires, banquiers comme Melchior et Dornburg, et les représentants des deux grands potentats de l'électricité, Walter Rathenau, de l'A. E. G., et Karl Friedrich von Siemens. Devenu parti populaire chrétien, le Centre demeure le parti de l'Eglise, se faisant le propagandiste de la collaboration de classes et de la « communauté d'intérêts » entre patrons et ouvriers, notamment par l'intermédiaire des syndicats chrétiens. Ses journaux, Germania, Völkische Zeitung, de Cologne, sont lus dans toutes les classes sociales, y compris parmi les travailleurs. Ses dirigeants sont des hommes issus de la bourgeoisie moyenne, Mathias Erzberger, Josef Wirth, Fehrenbach.

La nouvelle coalition doit faire face à de graves difficultés. Par suite du blocus, la place de l'Allemagne a été occupée sur le marché mondial par les Alliés. L'organisme économique, tendu à l'extrême pendant la guerre, est épuisé, et la fin des hostilités a révélé l'ampleur des ravages. Il n'y a plus de commandes militaires pour soutenir l'effort de l'industrie, cependant que la masse des démobilisés grossit la foule des chômeurs. L'outillage est fatigué. Les capitaux ont commencé à fuir, les charges budgétaires sont devenues écrasantes. La concentration revêt des aspects de gigantisme démentiel : la fortune des Thyssen et des Krupp a quintuplé pendant la guerre ; celle de Stinnes est passée de trente millions à un milliard de marks. En fait, les « barons » du grand capital sont les maîtres de l'Allemagne et dictent leurs conditions a une coalition parlementaire qui n'a d'autre issue que de s'incliner. Bientôt les mesures sociales adoptées au lendemain de la révolution de novembre sont battues en brèche par l'inflation montante, annihilées par le chômage grandissant. La masse du peuple allemand paie la note écrasante de la guerre et la révolution demeure à l'ordre du jour quand bien même les difficultés de la tâche sont maintenant sous les yeux de tous.

Une révolution seulement ajournée.

Pour les bolcheviks aussi, la révolution allemande est seulement ajournée. Ils pensent toujours, en 1919, comme Lénine qui s'écriait l'année précédente devant le congrès panrusse des soviets :

« Nous ne sommes pas seulement un peuple faible et arriéré, nous sommes aussi ce peuple qui a su, non du fait de ses mérites particuliers ou d'une prédestination historique, mais par suite d'un concours de circonstances historiques, assumer l'honneur de lever le drapeau de la révolution socialiste internationale. Je sais bien, camarades, et je l'ai dit plus d'une fois, que ce drapeau est entre des mains faibles et que les ouvriers du pays le plus arriéré ne le garderont, pas en main si les ouvriers des pays avancés ne lui viennent pas en aide. Les transformations socialistes que nous avons accomplies sont à bien des égards faibles et insuffisants : elles serviront d'indication aux ouvriers avancés d'Europe occidentale qui se diront : « Les Russes n'ont pas commencé de la bonne façon ce qu'il fallait faire » [19].

Il est intéressant de rapprocher du point de vue de Lénine l'analyse faite en 1919 par Paul Levi. Constatant la radicalisation en profondeur d'une avant-garde prolétarienne en Allemagne, malgré la passivité de la majorité des ouvriers, il souligne la puissance des conditions qui portent la révolution mondiale :

« Ce sont les circonstances objectives qui ont poussé vers la révolution avec une force d'airain un prolétariat aussi peu doué pour la révolution et aussi peu porté vers elle que le prolétariat allemand » [20].

Tirant le bilan de la première vague allemande, il précise :

« C'est en Allemagne que se décidera le sort de la révolution mondiale, et ce non pas à cause d'une imaginaire supériorité du prolétariat allemand, mais parce que, même après la révolution du 9 novembre, la bourgeoisie allemande est demeurée aussi dangereuse qu'auparavant, par son talent d'organisation, sa puissance et sa brutalité ( ... ) et qu'elle n'est devenue que plus dangereuse encore en endossant le vêtement neuf et séduisant de la social-démocratie. G.) C'est à cause du danger que constituent pour la révolution mondiale le militarisme allemand et la bourgeoisie allemande que nous considérons l'Allemagne aujourd'hui encore comme le cœur de la révolution mondiale, le terrain sur lequel se décidera son destin » [21].

Dans un article de la Pravda, Trotsky, au printemps de 1919, tente cependant d'expliquer ce que les bolcheviks appellent désormais le « retard » de la révolution allemande. Ecartant l'analogie avec la révolution russe, il souligne que le facteur décisif de l'échec de la première vague a été le rôle joué par la social-démocratie :

« L'Histoire a manifesté une fois de plus une de ses contradictions dialectiques : ce fut précisément parce que la classe ouvrière allemande avait dépensé la plus grande partie de son énergie dans la période précédente à l'édification d'une organisation se suffisant à elle-même ( ... ) que, lorsque s'ouvrit une nouvelle période, une période de transition vers la lutte révolutionaire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière allemande se trouva absolument sans défense sur le plan de l'organisation » [22].

Pour lui, comme pour Radek, c'est donc l'absence d'un parti communiste comparable au parti bolchevique qui explique les caractères originaux de la révolution allemande :

« Non seulement la classe ouvrière est obligée de lutter pour le pouvoir, mais encore elle doit, en même temps, créer sa propre organisation et entraîner ses futurs dirigeants dans le cours même de la lutte. Il est vrai que, dans les conditions de l'époque révolutionnaire, ce travail d'éducation est accompli sur un rythme fiévreux, mais il faut néanmoins du temps pour l'accomplir. En l'absence d'un parti révolutionnaire centralisé, avec une direction de combat dont l'autorité soit acceptée universellement par les masses ouvrières, en l'absence de noyaux dirigeants du combat, de chefs éprouvés dans l'action, mis à l'épreuve de l'expérience à travers les différents centres et régions du mouvement prolétarien, ce mouvement, en explosant dans les rues, devient nécessairement intermittant, chaotique, se traîne, ( ... ) Ces grèves qui explosent, ces insurrections et ces combats de rue constituent à l'heure actuelle l'unique forme de mobilisation ouverte possible des forces du prolétariat allemand libéré du joug du vieux parti, et, en même temps, dans les conditions données, l'unique moyen d'éduquer de nouveaux dirigeants et de construire un nouveau parti » [23].

Mais l'important, souligne-t-il est que cette construction ne parte pas de zéro : l'acquis historique, la tradition prolétarienne, l'empreinte marxiste du mouvement social-démocrate demeurent. C'est sur eux que reposeront en définitive les fondations du nouveau parti :

« Le niveau politique et culturel des ouvriers allemands, leurs traditions et leur capacité d'organisation demeurent hors de pair. ( ... ) Des dizaines de milliers de cadres ouvriers ( ... ) sont en train de s'éveiller et de se dresser de toute leur stature » [24].

Les troupes de la révolution victorieuse de demain, la masse des ouvriers avancés seront gagnées par les communistes au sein du parti social-démocrate indépendant, au sujet duquel Trotsky écrit :

« Si la mission historique du parti indépendant de Kautsky-Haase consiste àintroduire des hésitations dans les rangs du parti gouvernemental et à offrir un refuge à ses éléments effrayés, désespérés ou indignés, alors, a contrario, le tumultueux mouvement dans lequel nos frères d'armes spartakistes sont en train de jouer un rôle aussi héroïque aura entre autres comme effet de provoquer une démolition ininterrompue de la gauche du parti indépendant, dont les éléments les meilleurs et les plus dévoués sont entraînés dans le mouvement communiste » [25].

La victoire de la révolution se trouve au terme de cette reconquête :

« La révolution, traînante, mais opiniâtre, resurgissant toujours, approche du moment critique où, ayant mobilisé et entraîné ses forces pour le combat, elle portera le dernier coup mortel à l'ennemi de classe » [26].

Mouvements profonds dans la classe ouvrière.

Un des éléments qui permettent de mesurer l'importance des transferts d'opinion au sein de la classe ouvrière allemande dans cette période se trouve dans les résultats des élections générales du 19 janvier.

La première constatation qui s'impose est celle de l'échec total du boycottage gauchiste décidé par le congrès de fondation du K.P.D. (S). Il y a environ 36 millions de votants, soit deux fois et demi plus qu'en 1912, dont les deux tiers environ votent pour la première fois, et parmi eux 54 % de femmes : or, plus de 83 %des électeurs prennent part au vote - pourcentage supérieur à celui obtenu au cours des consultations précédentes, comme d'ailleurs au cours des suivantes [27].

La seconde est la faillite du pronostic émis avant les élections, pendant leur campagne pour la convocation de l'Assemblée constituante, par les partisans d'Ebert : avec 13 800 000 voix, les deux partis « socialistes » ont moins de voix que les partis bourgeois réunis, qui en obtiennent pour leur part 16 500 000. Il est vrai que ces élections se tiennent après quelques mois de gouvernement « socialiste » à bien des égards décevants. Mais les vraies causes de la victoire des partis bourgeois sont celles-là mêmes qu'avait dénoncées en novembre et décembre les adversaires de la Constituante. Les grandes sociétés capitalistes ont contribué sans compter au « fonds électoral » qu'elles ont constitué depuis 1908 : à elles seules, les quatre grandes banques, Deutsche Bank, Dresdner Bank, Darmstädter Bank et Disconto-Gesellschaft, n'ont pas versé moins de trente millions de marks dans les caisses électorales des différents partis [28]. Les élections se déroulent en outre dans une atmosphère de répression sous le régime de l'état de siège, et Noske, dans ses mémoires, évoque le significatif tableau qu'offre le jour du dimanche électoral, la banlieue ouvrière de Neukölln, avec les mitrailleuses en batterie sur les places et les patrouilles de militaires circulant dans les rues, fusil braqué [29].

Cela dit, si l'on compare avec les résultats d'élections anterieures à la guerre, le vote du 19 janvier traduit, malgré ces circonstances peu favorables, une forte poussée à gauche : ensemble, les deux partis social-démocrates obtiennent 46 % des voix, alors que le parti social-démocrate uni de 1912 n'en avait, au mieux, obtenu, que 34,8 %. Plus intéressante encore est la comparaison circonscription par circonscription.

Sur ce plan, la première remarque que fait M. Drabkin, observateur attentif des statistiques électorales, est le progrès impressionnant accompli par le parti social-démocrate majoritaire dans les zones rurales les moins industrialisées, par rapport aux élections de 1912 : 50,1 % en Prusse orientale contre 14,8, 34,2 % en Prusse occidentale contre 9,7, 41 % en Poméranie contre 24. En second lieu, dans certaines régions industrielles parmi les plus importantes, la social-démocratie d'Ebert subit de très lourdes pertes. Dans le district de Halle-Merseburg, où le S.P.D. avait eu en 1912 42,6 % des voix, il n'en obtient en janvier 1919 que 16,3, les indépendants en recueillant 44,1. A Leipzig, les 35 % de voix social-démocrates de 1912 deviennent 20,7 % pour les majoritaires, 38,6 pour les indépendants. A Düsseldorf, les proportions respectives sont de 42 % en 1912 pour 34,6 et 22,5 % en 1919, en Thuringe, les chiffres correspondants sont 47,5, 34,6 et 22,5 %. Dans ces régions industrielles, le total des voix social-démocrates dépasse la majorité absolue, mais, très souvent, c'est le parti indépendant qui recueille la plus grande partie des voix ouvrières. Particulièrement significatifs apparaissent de ce point de vue les résultats électoraux à Berlin, où le parti social-démocrate avait eu 75,3 % des voix en 1912 et où il n'en obtient que 36,4, les indépendants en ayant, quant à eux, 27,6 %. Dans les quartiers ouvriers de Wedding et de Friedrichshain, les deux partis ont sensiblement le même nombre de voix. Soulignant ce double mouvement des voix du S.P.D., en progrès dans les zones rurales, en perte de vitesse et sérieusement concurrencé par les indépendants dans les régions industrielles, M. Drabkin en conclut à l'influence croissante des électeurs petits-bourgeois du S.P.D. [30].

Même si cette remarque est fondée, une partie de la classe ouvrière demeure derrière le parti d'Ebert, surtout dans les petites villes. C'est dans les grands centres industriels que les indépendants commencent à regrouper sur leurs candidats des majorités ouvrières, entamant quelques-unes des plus solides positions de son adversaire. Le fait important est qu'en cette période, dont personne ne doute qu'elle ne conserve un caractère de stabilisation précaire, le parti communiste, clandestin et en pleine crise, soit apparemment à l'écart de la compétition.


Notes

[1] Voir chap. VIII.

[2] Ruth Stoljarowa, « Der Aufruf « Zum 1. Kongress der KI », ZfG, n° 11, 1968, p. 1397. Le texte de la lettre, datée du 20 décembre 1918, avait été publié dans la Pravda du 2 février 1919.

[3] Voir sa lettre à Tchitchérine du 27 ou 28 décembre 1918, publiée dans le vol. 50, pp. 227-230 de la 5° édition russe des Œuvres de Lénine; présentée par A. Reisberg, BzG, n' 5, 1965, pp. 838-842.

[4] Eberlein, « Spartakus und die III. Internationale », Inprekorr, n° 28, 29 février 1924, p. 307.

[5] Weber, Der Deutsche Kommunismus, p. 198, n° 54.

[6] Selon la version traditionnelle, ces délégués étaient au nombre de deux, Eberlein et Léviné. Selon une déclaration de la veuve de Léviné, ce dernier devait aller à Moscou, non comme délégué, mais comme représentant de Rosta (Weber, Die Wandlung, I, p. 30).

[7] Bericht 5..., p. 27.

[8] Der 1. Kongress der K.I., p. 76.

[9] Eberlein, op. cit., p. 307.

[10] Der I. Kongress, p. 134.

[11] Izvestija, I° mai 1919.

[12] Lettre reproduite intégralement dans l'introduction d'Alfons Paquet, Der Geist der russischen Revolution, p. VII.

[13] Ibidem, p. VIII.

[14] Ibidem, pp. VILIX.

[15] Ibidem, p. IX.

[16] Ibidem, p. X.

[17] Ibidem, p. XI. Cette lettre a été écrite pendant que s'abattait sur le prolétariat berlinois la répression de Noske contre la grève de mars.

[18] Cité par P. Benaerts, L'Unité allemande, p. 158.

[19] Œuvres, t. XXVII, p. 193.

[20] « La marche de la Révolution en Allemagne », Revue communiste, n° 2, avril 1920, p. 142.

[21] Ibidem.

[22] Pravda, 23 avril 1919 ; Tbe First Five Years ot the CI., I, p. 45.

[23] Ibidem, p. 46.

[24] Ibidem, p. 47.

[25] Ibidem.

[26] Ibidem.

[27] Drabkin, op. cit., p. 543.

[28] Ibidem, p. 539.

[29] Noske, Von Kiel bis Kapp, p. 75.

[30] Drabkin, op. cit., pp. 546-547.


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