1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

PREMIÈRE PARTIE – L'ÉCONOMIE DES SATELLITES RUSSES
Chapitre III — Rareté du capital

Les problèmes du développement agricole

En étudiant la situation économique des pays de l'Europe de l'Est et du Sud-Est, nous constaterons qu'aucune redistribution du revenu et de la richesse de la nation ne saurait, par elle-même, améliorer radicalement les conditions de vie de leurs peuples. Si, par exemple, toute la surface agricole de ces pays (et non pas seulement les grands domaines fonciers comme ce fut le cas) était répartie également entre tous les paysans (« le partage noir », ainsi que disaient les révolutionnaires russes, sous le tsar), l'unique résultat serait d'égaliser la pauvreté. Tant que la majorité des habitants resteront adonnés à l'agriculture et que la productivité du travail agricole demeurera aussi faible qu'elle l'est actuellement, aucune amélioration réelle n'est possible.

Le niveau de la production par tête de la population agricole est extrêmement bas, comme on peut facilement s'en rendre compte en le rapprochant de celui d'autres pays. Il est difficile, bien entendu, de comparer la productivité agricole de différents pays qui produisent des articles divers dans des proportions variables. Fort heureusement, Wilbert E. Moore a entrepris une importante besogne de statistique pour essayer d'atteindre ce but au sujet de certains pays européens (op. cit.). Il évalue les quantités de produits agricoles d'après une valeur constante qu'il appelle l'unité de récolte (U. R.). Pour la moyenne des années 1931-1935, les résultats ont été les suivants (le calcul de l'index a été effectué en partant des chiffres en valeur absolue donnés par Moore) :

PRODUCTION AGRICOLE PAR PERSONNE DÉPENDANT DE L'AGRICULTURE ET PAR HOMME TRAVAILLANT A L'AGRICULTURE


Par personne dépendant de l'agriculture

Par homme travaillant à l'agriculture


Unités de récolte.

Index

Unités de récolte.

Index


_

_

_

_

Danemark

152

100

411

100

Angleterre et Galles

137

90

306

74

Pays-Bas

114

75

302

73

Suisse

84

55

213

52

Belgique

95

62

230

56

France

75

49

204

50

Allemagne

84

55

244

59

Tchécoslovaquie

54

30

146

36

Hongrie

33

22

96

23

Pologne

21

14

72

17

Roumanie

21

14

67

16

Bulgarie

20

13

70

17

Yougoslavie

17

11

55

13

Albanie

10

7

32

8

(Op. cit., p. 35.)

Bien qu'il y ait des différences dans la productivité agricole des divers pays de l'Europe orientale, il existe une inégalité beaucoup plus grande entre l'Europe occidentale et l'Europe orientale prises en bloc, celle de la première étant de quatre à cinq fois supérieure à celle de la deuxième.

C'est, dans une très large mesure, la conséquence directe de la plus grande densité de la population agricole en Europe orientale, comme le démontre une comparaison entre le nombre d'hectares cultivés par personne dépendant de l'agriculture. En prenant 100 pour le Danemark, on obtient les chiffres relatifs suivants :

Danemark

100

Tchécoslovaquie

54

Angleterre et Galles

112

Hongrie

59

Pays-Bas

47

Pologne

44

Suisse

35

Roumanie

46

Belgique

57

Bulgarie

20

France

108

Yougoslavie

37

Allemagne

71

Albanie

22

Bien évidemment il n'y a pas corrélation exacte entre le classement des pays selon la productivité par personne dépendant de l'agriculture et le classement par quantité d'hectares cultivés. On peut constater cependant que cette corrélation existe, jusqu'à un certain point, en comparant les pays de l'Europe occidentale et ceux de l'Europe orientale pris en groupe. Dans les premiers, on cultive deux fois plus de terre par personne dépendant de l'agriculture que dans les seconds.

Cette grande densité de la population agricole des pays orientaux par rapport aux occidentaux explique dans une certaine mesure la faible productivité par tête de cette population dans les premiers. Pour compléter l'explication, il faut mentionner un autre élément, à savoir que la production par unité de surface est plus faible en Europe orientale qu'en Europe occidentale. Le tableau suivant le montre clairement :

PRODUCTION AGRICOLE PAR HECTARE


Unité de récolte

Index


Unité de récolte

Index


_

_


_

_

Danemark

57

100

Tchécoslovaquie

31

54

Angleterre-Galles

46

81

Hongrie

21

37

Pays-Bas

91

160

Bulgarie

19

33

Suisse

89

156

Polognea

18

32

Belgique

63

111

Roumanie

17

30

France

26

46

Yougoslavie

17

30

Allemagne

44

79

Albanie

17

30


Si la population agricole de l'Europe orientale devait obtenir la même quantité de produits par tête qu'en Europe occidentale, il faudrait non seulement en faire disparaître la moitié, mais doubler la production.

Cette faiblesse de la productivité n'est pas le résultat de la mauvaise fertilité du sol. Bien au contraire, le sol de l'Europe orientale, particulièrement l'excellente terre noire de la vallée du Danube, est, dans l'ensemble, beaucoup plus riche que celui de l'Europe occidentale, pauvre de nature. Elle est due à trois causes principales : la rareté du bétail, l'emploi restreint des engrais et le manque de matériel et de machines agricoles.

DENSITÉ DU BÉTAIL (1938)


Bétail par 100 hectares

Porcs par 100 hectares


Dans les régions agricoles


_

Tchécoslovaquie

59,1

65,3

Hongrie

24,9

55,3

Pologne

41,3

40,6

Roumanie

23,5

23,5

Bulgarie

41,0

22,1

Yougoslavie

29,8

46,0

Allemagne

69,8

122,5

France

45,2

34,4

Danemark

103,1

106,1

(P. E. P. — Political and Economical Planning, Economic Development in S. E. Europe, 1945, p. 34.)

Dans ce tableau, les chiffres indiqués pour les pays d'Europe orientale comprennent un grand nombre de bœufs et de buffles, utilisés principalement comme animaux de trait. Pour la qualité de son bétail, l'Europe orientale se compare encore plus défavorablement à l'Europe occidentale que pour la quantité. En ce qui concerne le matériel et les machines agricoles, l'étude du P. E. P. déclare :

La valeur de l'ensemble du matériel agricole employé par hectare de terre arable était évaluée, par une source roumaine, à 1 000 lei (environ une livre sterling) pour la Roumanie, à 2 000 lei pour la Bulgarie, à 3 000 pour la Pologne, contre 15 000 lei pour l'Allemagne et 42 000 lei pour la Suisse. Les différences étaient encore beaucoup plus grandes dans le domaine des machines agricoles. D'après une source allemande, fixant à 100 (en termes de poids) les machines utilisées sur un hectare en Allemagne, les chiffres seraient de 14 pour la Bulgarie, de 5 pour la Yougoslavie, de 3 pour la Roumanie. (Ibid., p. 32.)

La comparaison entre les quantités d'engrais employés est également défavorable à l'Europe orientale, comme le montre le tableau suivant :

EMPLOI DES ENGRAIS ARTIFICIELS

de 1930 à 1940 (kilos par hectare de terre arable)


Nitrates

Phosphates

Potasse


_

_

_

Tchécoslovaquie

4,4

8,9

5,0

Pologne

1,1

2,3

1,4

Hongrie

0,1

0,9

0,1

Yougoslavie

0,1

0,4

0,1

Roumanie

0,02

0,06

0,01

Bulgarie

0,01

0,00

0,01

Allemagne

18,0

21,4

31,3

France

7,0

17,6

8,7

Danemark

10,7

24,1

7,9

(Ibid., p. 31.)


Un certain nombre d'autres éléments réagissent sur le bien-être de la population agricole. Les paysans d'Europe orientale souffrent de la mauvaise organisation de la vente de leurs produits. Deux exemples suffiront. A Zurich, 63 % du prix de détail du lait vont au producteur (le reste étant réparti entre les commerçants en gros, de détail et les transporteurs) et, à Copenhague, 65 %. Même aux États-Unis, où le lait est transporté sur de très grandes distances, le fermier reçoit 46,8 %. Par contre, à Varsovie, il n'obtient que 30 % et, à Belgrade, que 37,5 % (Ibid., p. 94-95). Dans World Agriculture (1932), le Royal Institute of International Afïairs parle d'une ferme roumaine produisant de l'orge et vendant celui-ci 1 006 lei ; avant que l'orge fût sorti du pays, les profits des intermédiaires et les frais de transports majoraient ce prix de 1 202 lei (p. 106).

Le prix élevé des marchandises industrielles essentielles joue encore contre la prospérité des paysans.

Le tableau suivant, indiquant les variations des prix agricoles et industriels en Hongrie (pour juillet), montre combien les produits industriels furent plus chers que les produits agricoles dans la période qui précéda la deuxième guerre mondiale :


1913

1925

1929

1933

1936

1937


_

_

_

_

_

_

Agricoles

100

125

114

57

71

80

Industriels

100

138

133

107

117

125

(E. Hertz, The Economic Problems of the Danubian States, Londres, 1947, p. 194.)


Ce phénomène fut exposé de la façon suivante, peu de temps avant le dernier conflit, par un paysan croate parlant à un enquêteur britannique :

La vie devient de plus en plus difficile. Les prix que nous pouvons obtenir sont tellement bas. Voyez, ayant 1914, je pouvais me procurer deux paires de souliers pour un quintal de blé. Aujourd'hui, il me faut donner deux quintaux pour une seule paire. Pour un kilogramme de pointes, il me faut céder un kilo de laine. Quand je vendais un mouton, avant 1914, je pouvais acheter, avec le prix, cinquante mètres de cotonnade. Je ne peux plus obtenir cette quantité même en vendant quatre moutons.
Les choses ne vont pas mieux sur la côte de Dalmatie. Avant 1914, on pouvait avoir un vêtement de drap pour un hectolitre de vin. Aujourd'hui, cela coûte trois hectolitres. Avant 1914, on se procurait dix boîtes d'allumettes pour un litre de vin, aujourd'hui c'est le prix d'une simple boîte. (P. Lamartine-Yates et D. Warriner, Food and Farming in Post-War Europe, Londres, 1943, p. 28).

L'élévation des impôts accroissait les difficultés rencontrées par la grande masse paysanne de l'Europe orientale.

Enfin, mais non le moins important, il y avait le fardeau des dettes, résultat et aussi cause très sensible de la misère des paysans.

Il existe aujourd'hui deux groupes de pays où les populations agricoles jouissent d'un niveau de vie relativement élevé : d'une part, ceux qui produisent du blé et de la viande dans de vastes fermes, au matériel largement motorisé (États-Unis, Canada, Australie) ; d'autre part, les pays comme le Danemark, la Suisse, la Hollande et la Belgique qui s'adonnent à la production intensive des produits laitiers, de la viande et des légumes. Dans les deux cas, il n'y a pas plus de 20 à 30 % de la population totale à s'occuper d'agriculture, celle-ci, quand elle est bien organisée et hautement développée, étant alors l'accompagnement d'une organisation industrielle très évoluée. Les producteurs du premier groupe ont besoin d'un énorme marché, à l'échelle mondiale, ceux du second dépendent de l'existence d'une population urbaine possédant un niveau de vie très élevé, capable de payer suffisamment cher les produits laitiers, la viande, les œufs, etc. (C'est ainsi que la prospérité de la Hollande et du Danemark dépend de celle de la population urbaine de la Grande-Bretagne.) En Europe orientale, la croissance des pâturages et des plantes à racines est rendue difficile par la sécheresse du climat, la production intensive de viande, comme au Danemark, en Hollande, en Irlande, en Angleterre, etc., est donc impossible. Mais cette sécheresse n'interdit pas la production du lait ni l'élevage des porcs. Certaines régions offrent des conditions extrêmement favorables à la culture de certains produits spéciaux : le tabac et le raisin en Bulgarie et en Serbie, par exemple. D'autres régions — et elles constituent la plus grande partie de l'Europe orientale — conviennent mieux à la culture du blé, qui peut se faire sur le modèle américain, avec des tracteurs et des moissonneuses, et non avec des animaux de trait dont la nourriture annule une partie du sol arable. En beaucoup d'endroits, les meilleurs résultats pourraient être obtenus par la culture mixte, combinant la culture motorisée du blé avec une production intensive de lait, de légumes et de fruits, et un gros élevage de porcs. Mais, de quelque façon que se développe l'agriculture dans ces régions, l'expérience a montré que le facteur décisif pour l'élévation du niveau de vie dans les campagnes, c'est l'accès à des marchés urbains ne cessant de se développer. Il n'est pas possible d'élever le taux de la production agricole, pas possible d'améliorer le niveau de vie, sans une industrialisation rapide permettant d'absorber l'excédent de la population rurale, fournissant des débouchés aux produits agricoles et fabriquant du matériel et des machines pour la culture ainsi que des articles industriels de consommation pour les paysans. En outre, ceux-ci ont besoin d'un « gouvernement ne coûtant pas cher » et d'un système de vente peu onéreux.

Les problèmes du développement industriel

Pour industrialiser l'Europe orientale, il faudra d'énormes capitaux dont l'ampleur peut être calculée en considérant le nombre de gens que devra absorber l'industrie. Bien évidemment ce calcul ne peut être que très approximatif et ne peut servir que d'illustration.

Tout d'abord, il y a l'excédent de population agricole. W. E. Moore le détermine en évaluant le standard « raisonnable » de cette population en Europe. Le résultat est le suivant :

POPULATIONS AGRICOLES « STANDARD » ET « EXCÉDENTAIRES » EN EUROPE ORIENTALE VERS 1930


Population dépendant de l'agriculture

(en milliers)

Population « standard »

(en milliers

Excédent

%


_

_

_

_

Tchécoslovaquie.

4 812

5 038

-226

-4,7

Hongrie

4 472

3 471

1 001

22,4

Pologne

19 347

9 425

9 922

51,3

Roumanie

13 069

6 348

6 721

51,4

Bulgarie

4 088

1 921

2 167

53,0

Yougoslavie

10 629

4 097

6 532

61,5

Albanie

800

178

622

77,7


_

_

_

_

Totaux

57 217

30 478

26 739

46,7

(Op. cit., p. 63-64.)


Ainsi donc, 46,7 % de la population agricole de l'Europe orientale est « en excédent », c'est-à-dire près de la moitié.

Sur sa population active, utilisable dans l'industrie et les services, l'agriculture peut céder environ 12 millions de personnes.

Ces calculs de W. E. Moore sont basés sur l'hypothèse que, si le niveau moyen de production des produits agricoles pour l'ensemble de l'Europe devait régner en Europe orientale, il y aurait un excédent de population de 26 700 000 personnes sur lesquelles 12 millions seraient utilisables ailleurs. Mais, si l'on suppose que le niveau de production demeure le même, le calcul de l'excédent sera différent. Ce calcul a été fait par Pep, qui estimait qu'en 1937 l'excédent de population agricole dans les pays de l'Europe orientale était de 14 à 15 millions de personnes (c'est-à-dire à peu près la moitié du chiffre de W. E. Moore), dont 6 millions seraient utilisables dans l'industrie et les services.

La guerre a provoqué un changement considérable en ce qui concerne l' « excédent » de population agricole en Pologne. La population totale de ce pays est tombée du chiffre de 35 090 000, estimé pour 1938, à 23 800 000, estimé pour 1948, en conséquence de la destruction de 6 millions d'habitants par les nazis et de la modification des frontières qui a fait passer en Russie 6 millions d'Ukrainiens et de Blancs-Russes. Environ 32 100 000 personnes vivaient avant la guerre dans les limites actuelles. Il semble donc que la Pologne ait « résolu » le problème et puisse être exclue de la liste des pays possédant un excédent de population agricole. Même ainsi, la surpopulation des pays de l'Europe orientale dans son ensemble demeure un problème très vaste : selon W. E. Moore, il y aurait un « excédent » de population agricole de 17 millions de personnes ; de 9 millions selon Pep.

L'accroissement naturel de la population constitue un autre élément. L'Europe orientale subit actuellement ce qu'on a appelé la « révolution vitale » ou, plus exactement, sa première partie. Au cours de ce stade (que l'Europe occidentale a connu pendant le XIXe siècle), le taux de mortalité diminue rapidement (en conséquence du développement de l'hygiène, etc.), tandis que le taux des naissances se maintient. L'accroissement naturel de la population est donc très élevé. Dans la seconde partie de la « révolution vitale », c'est au tour du taux des naissances à décroître avec rapidité (stade actuellement atteint par l'Europe occidentale). Aujourd'hui, l'accroissement annuel de la population est trois fois plus élevé à l'est qu'à l'ouest de l'Europe. C'est seulement lorsque la majorité de sa population sera devenue urbaine (avec le développement du contrôle des naissances qui en découlera) que l'Europe orientale achèvera le premier stade. En attendant, il arrive chaque année, selon Pep, 610 000 personnes en âge de travailler, utilisables dans l'industrie et les services (professions libérales, etc.). Elles devront être absorbées au cours du développement industriel aussi bien que les 6 millions, ou plus, d'individus excédentaires dans la population agricole. On se rendra compte de l'ampleur du problème en sachant que les mines et l'industrie manufacturière de ces pays n'ont absorbé, annuellement, de 1935 à 1937, que 270 000 personnes. Si l'absorption annuelle dans les mines, l'industrie et les services était de 700 000 personnes, il faudrait deux générations rien que pour faire disparaître l'excédent de la population agricole, sans que la densité de celle-ci atteigne le niveau prévalant en Europe occidentale.

Même cette industrialisation d'ampleur modeste nécessitera d'immenses capitaux. Dans son livre The Industrialisation of Backward Areas (Oxford, 1945), K. Mandelbaum évalue à 450 livres sterling le capital exigé par l'entrée de tout nouveau travailleur dans une industrie moderne à grande échelle, en Europe orientale. Pour calculer le coût total de cette industrialisation, il faut tenir compte des investissements obligatoires dans tous les services publics qui s'y rapportent (logements, routes, électricité, gaz et fourniture de l'eau, etc.), qui doubleront au moins la somme. Sur cette base, l'emploi de 700 OO personnes supplémentaires par an réclamerait de 600 à 650 millions de livres sterling (aux prix d'avant la guerre), soit de 2 400 à 2 600 millions de dollars. C'est vraiment quelque chose d'énorme par rapport au revenu national des pays de l'Europe orientale que Colin Clarke évalue comme suit :

PAYS

REVENU NATIONAL

(millions d'unités internationales)1

_

_

Pologne

3 428

Tchécoslovaquie

2 680

Hongrie

1 205

Roumanie

1 471

Yougoslavie

1 352

Bulgarie

524

Totalitaires

10 660


Les 2 400 à 2 600 millions de dollars qui devraient être investis afin de procurer de l'emploi aux 700 000 travailleurs supplémentaires par an dans l'industrie et les services constituent de 22 à 24 % du revenu national réel2. Avant la guerre, les investissements annuels moyens en Europe orientale correspondaient seulement à 4 % de ce revenu.

Bien évidemment une industrialisation de cette ampleur, sans aide extérieure, exigerait l'investissement de sommes beaucoup plus considérables que celles qui pourraient être économisées volontairement par les habitants. Le processus de l'accumulation du capital apparaîtrait à la grosse majorité de ceux-ci comme une imposition arbitraire, contraire à leurs véritables intérêts. Or une industrialisation forcée, sur une échelle assez vaste pour absorber en deux générations l'accroissement naturel de la population et l'excédent de la population agricole, ne peut s'effectuer qu'en contraignant les gens à économiser. Il en résulterait des conséquences extrêmement importantes dans toutes les relations économiques à l'intérieur du peuple — entre les ouvriers et les paysans, d'une part, et l'État, de l'autre, entre les dirigeants et les administrés — aussi bien que dans les rapports économiques et, partant, politiques entre les différents États, ainsi qu'entre les satellites et la « métropole ». Mais, avant d'aborder tous ces problèmes, il est nécessaire d'étudier l'influence exercée par la Russie sur l'accumulation du capital en Europe orientale.


Notes

1 L'« unité internationale » est définie comme la quantité de biens et de services qui pouvait être achetée pour un dollar, aux États-Unis, au cours de la décennie 1925-1934 (Colin Clark, The Conditions of Economie Progress, Londres, 1940, p. 40).

2 K. Mandelbaum, qui a étudié spécialement, dans le plus grand détail, l'industrialisation de la Bulgarie, de la Hongrie, de la Pologne, de la Roumanie, de la Yougoslavie et de la Grèce, a calculé que l'absorption de 700 000 personnes par an par l'industrie et les services nécessiterait « plus de 15 % de l'ensemble des revenus nationaux de ces pays ». (Le remplacement de la Grèce par la Tchécoslovaquie ne modifie pas sensiblement le calcul, car l'accroissement du revenu national, par habitant, serait seulement de 9 % d'après les chiffres de Clark.)

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