1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

PREMIÈRE PARTIE – L'ÉCONOMIE DES SATELLITES RUSSES
Chapitre IV — La Russie et l'économie des états satellites

1952

Le manque de capitaux en U. R. S. S.

L'étendue dans laquelle la Russie peut aider à l'industrialisation de l'Europe orientale est déterminée avant tout par la mesure où son revenu national est supérieur à celui de ses satellites. Colin Clark nous a donné sur ce point une réponse sans équivoque :


PÉRIODE

REVENU RÉEL PAR TRAVAILLEUR

(unités internationales)


_

_

Tchécoslovaquie

1925-1927

455

Hongrie

1925-1934

359

Pologne

1925-1934

352

Yougoslavie

1925-1934

330

Bulgarie

1925-1934

284

Roumanie

1925-1939

243


Moyenne

344

U. R. S. S

1937

379

(Ibid., pp. 40, 86.)


Le revenu réel par membre de la population laborieuse était plus bas en U. R. S. S. qu'en Tchécoslovaquie, mais plus élevé que dans les autres pays d'Europe orientale. Le chiffre moyen pour ceux-ci lui était inférieur d'environ 10 %. Pour conserver sa valeur à la comparaison, il importe de se rappeler que le revenu réel par membre de la population laborieuse au cours de la période 1925-1934 (c'est-à-dire y compris la crise économique de 1929-1933) était de 1 069 en Grande-Bretagne et de 1 381 aux États-Unis, soit respectivement plus élevé de 182 % et de 264 % que dans l'U. R. S. S. en 1937.

Il faut tenir compte d'une autre considération. L'accumulation du capital dépend non seulement d'un niveau du revenu permettant d'économiser en s'abstenant d'une consommation immédiate, mais exige également que l'épargnant (direct ou indirect) puisse recevoir les articles fondamentaux dont il a besoin. Si des paysans s'abstiennent de consommer la moitié de leurs produits, ils ne peuvent investir l'excédent dans la construction de chemins de fer s'il n'existe pas quelqu'un qui soit prêt à fournir les rails, les locomotives, etc., en échange de leurs produits agricoles. Dans ce domaine : fourniture des marchandises essentielles, la capacité de la Russie à aider les pays de l'Europe orientale est encore plus limitée. Son revenu n'est pas assez élevé pour qu'elle puisse en consacrer une partie à des investissements dans ces pays. Son industrie lourde, qui produit les marchandises essentielles — constituant le principal de tout investissement nouveau —, est bien trop faible pour en réserver une partie importante aux satellites. La chose deviendrait parfaitement claire si nous pouvions comparer la quantité de marchandises essentielles produites per capita en U. R. S. S. avec celle produite par les pays occidentaux, mais nous ne disposons pas des statistiques nécessaires, et il nous faut recourir à un mode de comparaison moins exact pour jeter quelque lumière sur le sujet. Nous allons comparer les productions d'acier, matière principale servant à fabriquer les marchandises essentielles. En 1937, l'U. R. S. S. fabriqua 105 kilos d'acier per capita contre 397 aux États-Unis (1929), 291 en Allemagne (1929), 279 en Angleterre (1929) et 188 en France (1929).

Le Manchester Guardian du 19 mai 1949 parle des besoins des pays satellites en marchandises essentielles et de l'incapacité de la Russie à les satisfaire :

Les satellites de la Russie ont un besoin très réel d'accroître leur commerce au delà du rideau de fer. Il leur faut absolument des machines fournies par l'Europe occidentale et des matières premières venant du Commonwealth britannique. Le trafic avec la Russie a complètement échoué à prendre dans leur économie la place qu'y tenait l'Occident, et l'Allemagne plus particulièrement. Les Russes ne peuvent fabriquer assez de marchandises essentielles pour satisfaire leurs propres besoins et l'industrialisation de l'Europe orientale ; ce sont naturellement les satellites qui s'en passent.

C'est ce qui explique pourquoi deux au moins de ces satellites, la Tchécoslovaquie et la Pologne, ont clairement manifesté leur désir de participer au Plan Marshall. Le 4 juillet 1947, le gouvernement tchécoslovaque décida, à l'unanimité, d'accepter l'invitation à la conférence réunie à Paris pour discuter ce plan. Quelques jours plus tard, Gottwald et Masaryk se rendirent à Moscou et, au bout de trois jours, Prague fit connaître que le gouvernement refusait de participer à la conférence. Alors même que les satellites, sur l'ordre du Kremlin, s'inclinèrent sur cette question, l'incapacité où était la Russie de satisfaire leurs besoins les obligea, de façon de plus en plus pressante, à essayer d'obtenir du matériel de l'Europe occidentale. Cette nécessité s'exprima d'elle-même dans le cas de la Yougoslavie, qui se révolta contre l'ukase (voir troisième partie : « Le Satellite rebelle »), et, dans le cas des autres, par un appel à l'Occident pour leur fournir ces marchandises, appel de caractère tellement impératif que Moscou n'y mit pas, cette fois, son veto. A la conférence de la Commission économique pour l'Europe des Nations Unies, les délégués polonais et tchèques réclamèrent des relations commerciales avec l'Occident, afin d'obtenir des marchandises essentielles. Le délégué bulgare déclara que son pays ne pouvait améliorer sa situation économique d'une manière sensible s'il n'accroissait pas ses importations, notamment celles des machines venant de l'ouest. (Documents des Nations Unies, E/ECE/SR4/1-25.)

La Russie, dont la population se consacre en majorité à l'agriculture, se trouve devant le même problème que ses satellites (sauf les territoires tchèques et les zones soviétiques d'Allemagne et d'Autriche), c'est-à-dire l'industrialisation sur une vaste échelle. Les terribles destructions souffertes au cours de la deuxième guerre mondiale, aussi bien que la préparation d'un troisième conflit, qui réclame les mêmes matériaux que l'industrialisation — acier, charbon, machines, etc. — diminuent encore le pouvoir de la Russie de venir en aide aux pays de l'Europe orientale.

Démantèlements, pillages, réquisitions

Quand les populations de cette Europe orientale, principalement celles des anciens pays ennemis, virent arriver l'Armée rouge et les fonctionnaires soviétiques, ceux-ci ne leur apportaient pas des cadeaux, des machines, des locomotives, etc. ; ils venaient les piller.

Staline oublia que l'Internationale communiste avait vitupéré pendant des années les articles du traité de Versailles relatifs aux réparations, et affirmé que les ouvriers allemands portaient le véritable fardeau de celles-ci sans avoir, d'aucune façon, tiré profit de la guerre. Les crimes commis par l'armée nazie, au cours du deuxième conflit mondial, furent incomparablement plus grands que ceux de l'armée impériale au cours du premier, mais le peuple allemand n'en retirera non plus aucun bénéfice. Bien au contraire, il fut lui-même la première victime de la terreur hitlérienne. Les 800 000 communistes, socialistes, syndicalistes, catholiques, etc., allemands (non compris les Juifs) qui passèrent par les prisons et les camps de concentration, au cours des douze années de règne de Hitler, en portent témoignage. Quel magnifique héroïsme il fallut aux gens désarmés et sans défense pour faire face à la brutale machine d'État, avec ses yeux qui voyaient tout et ses moyens illimités de répression ! Les partis communistes ne le savaient que trop bien. Immédiatement après juin 1941, ils proclamèrent que cette fois, à cause de la participation de la Russie à la guerre, il ne serait imposé aucun nouveau traité de Versailles avec des clauses relatives aux réparations, que le peuple allemand n'aurait pas à payer les crimes de ses dirigeants. Le prolétariat allemand, déclarèrent-ils, n'était pas plus responsable du conflit que ceux de France ou d'Angleterre, et ils exprimèrent, sur cette question des réparations, les mêmes opinions que l'Internationale communiste après la première guerre mondiale. Les chefs du parti communiste français expliquèrent, après ce premier conflit, pourquoi les ouvriers de leur pays devaient s'opposer à la réclamation de réparations de la part de l'Allemagne. Gabriel Péri écrivit un article intitulé « A la veille de la conférence des réparations », où il disait : « Les ouvriers de France et d'Allemagne n'ont qu'un seul intérêt, à savoir : de former un front révolutionnaire contre le capitalisme financier et l'industrie lourde dans les deux pays. Car les énormes sommes dont il s'agit (les réparations) seront naturellement extorquées aux masses laborieuses » (International Press Correspondence, 1er février 1929). Tout cela changea avec l'espoir d'une victoire russe. Quand l'U. R. S. S. devint la puissance capable de réclamer des réparations, l'opposition de principe à celles-ci s'évanouit aussitôt. Bien au contraire, elle décida d'en exiger beaucoup plus que le gouvernement français n'avait osé le faire en 1919.

Edward Charles a écrit dans The Banker d'avril 1945, au sujet des paiements de l'Allemagne après la première guerre mondiale : « Les réparations rapportèrent quelque 8 milliards de marks-or avant le Plan Dawes, et dix autres de septembre 1924 jusqu'à la fin. » Il est impossible de calculer de façon certaine le revenu national de l'Allemagne entre la fin du premier conflit et la mise en vigueur du Plan Dawes et, par conséquent, de dire quelle part les réparations en représentaient. Mais on possède le chiffre pour 1924-1932. Le revenu national total de l'Allemagne, au cours de ces neuf années, a été calculé à 564,3 milliards de marks et, au cours de cette même période, elle paya 9,8 milliards de réparations, soit 1,7 % de son revenu. Dans aucune des années qui suivirent immédiatement la fin du conflit, elle ne versa plus de 4 % de ce revenu. On peut recourir à d'autres critères, tels que le montant du budget ou la valeur des exportations, pour évaluer le fardeau constitué par les réparations. Ses paiements passèrent de 12,9 % de son budget ou de 9,9 % de la valeur de ses exportations, en 1924-1925, à 25,7 et 18,4 % respectivement, en 1928-1929.

En ce qui concerne le pillage de l'Europe au cours de la deuxième guerre mondiale, les statistiques officielles allemandes admettent que le Reich obtint des pays occupés des « revenus spéciaux » s'élevant à 50 milliards de marks. L'évaluation britannique officielle, pour la même période, est de 12,8 milliards de dollars. Les deux chiffres concordent donc sensiblement. Presque tous les pillages eurent lieu immédiatement après l'occupation. Nous ne sous-estimerons donc certainement pas ceux qui furent effectués après 1943 en leur donnant comme valeur la moyenne annuelle de la période 1939-1943 : sur cette base, le total des pillages effectués par les Allemands se calcule entre 20 et 25 milliards de dollars.

La comparaison entre les réparations payées par l'Allemagne après le premier conflit — environ 18 milliards de marks ou 3,6 milliards de dollars — et les « réparations » prélevées par elle sur l'Europe au cours du second — 20 à 25 milliards de dollars — révèle que le capitalisme déclinant, sous la forme du régime hitlérien, a pris un caractère de pillage beaucoup plus accentué. Le professeur Varga, dans La Guerre et la Classe ouvrière du 15 octobre 1943, a exposé très clairement l'attitude de la Russie dans la question des réparations au lendemain du deuxième conflit mondial. Sa conclusion fut que l'Allemagne devait payer environ 90 milliards de marks, soit sensiblement 22 milliards de dollars, et il ajouta que le gouvernement russe réclamerait l'envoi de 10 millions de travailleurs allemands en U. R. S. S. pour effectuer les travaux de reconstruction.

Réclamer une somme aussi considérable et la venue de 10 millions de travailleurs, soit près d'un tiers de la classe ouvrière allemande, c'était interdire à l'Allemagne de demeurer un pays industriel important. En conséquence, Staline dut demander à Yalta que 80 % de l'industrie allemande fussent démontés dans les deux ans qui suivraient le cessez le feu (James F. byrnes, Speaking Frankly, Londres, 1948, p. 26-27).

L'Allemagne ayant été partagée entre l'est et l'ouest, la Russie ne voulut pas supprimer la possibilité d'exercer une influence sur le peuple allemand par l'intermédiaire du parti communiste ; elle n'insista donc pas pour obtenir les 10 millions d'ouvriers-esclaves, ni pour démanteler 80 % de l'industrie. Il n'en reste pas moins que la somme totale perdue par l'Allemagne directement ou indirectement du fait des diverses mesures prises à l'est après la guerre dépassa celle qu'avait réclamée Varga. Il est bien difficile de se faire un tableau précis de ce pillage, car il s'effectua selon les procédés les plus divers, et ceux qui l'exécutèrent prirent naturellement le plus grand soin de le dissimuler. Les faits suivants sont cependant incontestables.

Tout d'abord, des millions d'Allemands furent chassés de leurs foyers et perdirent tous leurs biens. Bierut, président de la Pologne, estima que son pays avait gagné à l'ouest, c'est-à-dire sur l'Allemagne, une valeur d'investissement de 9,5 milliards de dollars. Les biens des Allemands des Sudètes, en Tchécoslovaquie, étaient évalués à 4 milliards de dollars. Si nous admettons que les Allemands habitant dans les anciens territoires de la Pologne, de la Hongrie, de la Roumanie, etc., étaient en moyenne aussi riches que ceux de la partie du Reich annexée par la Pologne et de la région des Sudètes, on peut fixer le montant de leurs biens aux environs de 6 milliards de dollars. Ainsi donc, l'expulsion des Allemands rapporta, à elle seule, des « réparations » s'élevant à une vingtaine de milliards de dollars.

L'accord de Yalta décida en principe que l'Allemagne paierait des réparations d'un montant total de 20 milliards de dollars, dont la moitié irait à la Russie.

Après le second conflit mondial, contrairement à ce qui se passa après le premier, aucun chiffre sur la valeur des réparations ni aucune indication sur la forme qu'elles prirent n'ont été publiés.

Réparations prises sur la Roumanie

L'armistice imposé à la Roumanie exigeait le paiement à la Russie de réparations prenant la forme de livraisons de marchandises pour une valeur de 300 millions de dollars d'après les prix du marché de 1938, soit de 700 à 800 millions de dollars d'aujourd'hui. Elles furent payées de la façon suivante : produits pétroliers, 50 %; navires, chalands, locomotives, matériel industriel, 32 % ; produits agricoles et bois, 18 %. Le second groupe atteignit jusqu'à 10 % des exportations roumaines d'avant la guerre.

On ignore quelle part du revenu national ces réparations représentent. La seule indication a été donnée en juin 1947 par Tatarescu, vice-président du Conseil ; il déclara qu'elles s'élevaient à 50 % de la production totale de l'industrie roumaine. Il ne faut pas accepter ce chiffre sans réserve, car il fut donné à la veille du conflit de Tatarescu avec le parti communiste, conflit qui aboutit à son expulsion du gouvernement. Même s'il était exact, il ne serait pas d'un grand secours, parce qu'il se rapporte seulement à la production industrielle et non à l'ensemble de la production nationale.

En plus de ces réparations, la Roumanie dut céder, à titre de compensation pour les pillages effectués en Russie, 100 000 wagons de céréales, 260 000 têtes de bétail, 5 500 wagons de sucre, 250 tracteurs. (La plus grande partie du butin fait en Russie par les Roumains avait été naturellement, à cette époque, détruite ou perdue ; la « restitution » consistait à prendre des produits nouveaux ou des articles en bonne condition.)

Le matériel le plus important des raffineries de Ploesti fut démonté par les autorités militaires soviétiques, et les Roumains durent encore céder un cinquième des machines de leurs industries textiles et métallurgiques. On se rappellera, en outre, que l'armée russe vivait sur le pays. Il n'existe pas de statistiques des frais ainsi causés à la nation, mais ils furent certainement très élevés. Selon une évaluation faite en février 1946 par La Guardia, alors directeur de l'U. N. R. R. A., les quatre armées occupant l'Autriche coûtaient à ce pays 200 millions de dollars par an. L'effectif de l'armée russe occupant la Roumanie ne fut pas inférieur, pendant trois ans, à l'effectif total des quatre armées occupant l'Autriche au début de 1946. Étant donné le silence complet observé par les autorités soviétiques sur le montant des réparations exigées de la Roumanie, il est impossible d'ignorer l'évaluation donnée par Willard L. Thorp, délégué américain à la conférence de la Paix, à Paris. Il déclara le 23 septembre 1946 que la Roumanie avait payé 1 050 millions de dollars en réparations de tout genre et qu'il estimait à 950 millions de dollars la somme qui lui restait à acquitter. E. D. Tappe écrivit : « On a calculé que la Roumanie, de l'armistice au 1er juin 1948, livra effectivement à l'U. R. S. S. 1 785 millions de dollars de marchandises, etc., chiffre qui représenterait 84 % du revenu national du pays au cours de cette période » (R. R. Betts, Central and South East Europe, 1945-1948, Londres, 1950, p. 20-21).

Réparations prises sur la Hongrie

La Hongrie dut livrer, au titre des réparations, des marchandises valant 300 millions de dollars aux prix de 1938 : 200 millions à l'U. R. S. S., 50 millions à la Tchécoslovaquie et 50 millions à la Yougoslavie. Dans ce total, il y eut 83 % de produits industriels et 17 % de produits agricoles. Cependant, en 1936-1937, les produits agricoles constituaient 62 % des exportations totales de la Hongrie, alors que les produits industriels n'en atteignaient même pas le tiers. Il est donc évident que l'industrie hongroise dut accomplir un effort extraordinaire pour fournir les marchandises livrées au titre des réparations, étant données surtout les terribles dévastations qu'elle avait subies pendant la guerre et l'ampleur de ses propres besoins.

Une évaluation faite par l'U. N. R. R. A. montre qu'en 1945 94 % de la capacité de production des industries mécaniques et métallurgiques hongroises étaient consacrés aux fournitures à la Russie. La délégation parlementaire britannique qui visita le pays au printemps de 1946 estima que le montant des réparations exigées s'élevait à 18 % du revenu national.

Le budget hongrois pour 1946-1947 prévit pour les réparations une somme huit fois plus élevée que celle affectée à la reconstruction (et il ne faut pas oublier qu'une grande partie des pillages russes ne fut pas comprise dans le budget, car elle fut prise sur les industries placées officiellement entre les mains des Soviétiques). Dans une note au gouvernement du Kremlin, datée du 23 juillet 1946, l'ambassadeur américain à Moscou signala que la moitié de la production industrielle de la Hongrie servait à satisfaire les demandes russes. Dans certaines industries telles que celles du charbon, du fer et des machines, la proportion atteignait 80 à 90 %. A la conférence de Paris, en octobre 1946, les représentants américains déclarèrent qu'au cours de l'année ayant suivi l'armistice environ 35 % du revenu national hongrois avait servi à payer les réparations, les frais d'occupation et les réquisitions soviétiques. La délégation parlementaire britannique dont il a été question ci-dessus évalua les frais d'occupation à 12 % du revenu national, ce qui faisait, avec les réparations, un total de 30 %. Lorsque l'effectif de l'armée russe eut considérablement diminué et que la production eut dépassé le niveau d'avant la guerre, l'importance des réparations, des acquisitions, etc., dans le revenu national, diminua très sensiblement. Selon T. Mende, qui ne considérait pas sans sympathie le régime existant en Hongrie après la fin des hostilités, elle s'élevait de 7 à 11 % du revenu national (Fortnightly Review, juillet 1948). Quand Ernö Gerö, ministre des Finances, présenta le budget de 1939 au parlement hongrois, le 15 décembre 1948, il déclara que 25,4 % des dépenses avaient servi à payer les réparations au cours de l'année écoulée, alors qu'en 1949 la proportion serait seulement de 9,8 %. Cette réduction fut principalement due au fait que la Russie annula la moitié des réparations encore exigibles en juillet 1948.

On a évalué à 124 millions de dollars la valeur des machines, des locomotives, des wagons, etc., pris par l'armée russe en Hongrie, et ses réquisitions, du fait qu'elle vivait sur le pays, furent très coûteuses. Selon la note américaine du 23 juillet 1946, les forces soviétiques avaient prélevé, à la date de juin 1945, 4 millions de tonnes de blé, de seigle, d'orge, de maïs et d'avoine (la production annuelle de ces céréales dépassait légèrement 7 millions de tonnes avant la guerre). Sur les vivres disponibles pour la population urbaine dans la seconde moitié de 1945, l'armée soviétique s'appropria presque toute la viande, un sixième du blé et du seigle, un quart des légumes, près des trois quarts du lard, un dixième des huiles végétales, un cinquième du lait et des produits de ferme. La note ajoutait que ces réquisitions excessives se poursuivaient encore en avril 1946. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque la pénurie de vivres était si grave en Hongrie que chaque habitant recevait 850 calories par jour seulement, c'est-à-dire moins qu'en Allemagne et en Autriche. Le taux de mortalité, particulièrement chez les enfants en bas âge, atteignit un chiffre inquiétant.

Même les pays qui ne furent pas les alliés du Reich pendant la guerre n'échappèrent pas à l'avidité des Russes pour le butin. Soixante grandes entreprises industrielles de la région des Sudètes et un certain nombre d'autres dans le reste de la Tchécoslovaquie furent démontées par l'armée soviétique. Dans la partie de l'Allemagne annexée à la Pologne, elle enleva, d'après les évaluations de Hilary Mine, ministre communiste de l'industrie, 25 à 30 % de tout l'équipement industriel de la région (discours prononcé à Varsovie le 20 octobre 1945). L'armée russe démonta également du matériel dans l'ancienne Pologne, notamment dans les usines de textiles de Lodz et de Bialystok1.

Le commerce entre la Russie et ses satellites

Un des caractères les plus importants de la politique de la Russie et de ses satellites en ce qui concerne le commerce extérieur, c'est la tendance à l'autarcie. On le voit nettement dans le tableau suivant se rapportant à l'U. R. S. S. :

COMMERCE EXTÉRIEUR DE L'U. R. S. S.

(millions de roubles-or d'avant 1914)

Année

Exportations

Importations


_

_

19132

1 520,1

1 375,0

1924-1925

577,8

723,4

1927-1928

791,6

945,5

1932

574,9

704,6

1937

377,2

294,2

1938

287,8

300,4


Le tableau suivant, relatif au commerce extérieur de la Tchécoslovaquie, de la Hongrie, de la Pologne, de la Roumanie, de la Yougoslavie et de la Bulgarie, montre bien aussi cette tendance à l'isolement :

COMMERCE EXTÉRIEUR DES PAYS D'EUROPE ORIENTALE

(millions de dollars aux prix de 1938)


Importations

Exportations


1938

1947

1948

1937

1947

1948


_

_

_

_

_

_

Entre eux et avecl'U. R. S. S.

154

1843

3553

161

1623

3143

Avec les autres pays

750

4584

4114

920

2764

3844

Totaux

904

642

766

1 081

438

698

En pourcentages :







Entre eux et avecl'U. R. S. S.

17,0

28,6

46,3

14,9

37,0

45,0

Avec les autres pays

83,0

71,4

53,7

85,1

63,0

55,0

Totaux

100,0

100,0

100,0

100,0

100,0

100,0

(D'après Economic Survey of Europe in 1948, Nations Unies, Genève, 1949.)


La Yougoslavie n'ayant publié aucun chiffre relatif à son commerce extérieur pour 1947 et 1948, il n'a pas été possible d'en tenir compte dans le tableau précédent. La tendance de ces pays à commercer entre eux et avec la Russie et à restreindre leurs rapports avec les nations indépendantes de celle-ci aurait été plus marquée encore.

On ne saurait prétendre, naturellement, que cette tendance soit entièrement du choix de ces pays eux-mêmes. Elle leur a été imposée, dans une mesure considérable, par les obstacles suscités au trafic Orient-Occident et dont les États-Unis portent la responsabilité. De même que tous les pays recevant l'aide Marshall, ils ont mis l'embargo sur les exportations vers l'Europe orientale des marchandises stratégiques, définies par la liste secrète du département d'État qui couvre, semble-t-il, tout le matériel important5. Les gouvernements orientaux s'en sont plaints en maintes occasions. (Voir, par exemple, les discours des représentants du bloc russe à la commission économique pour l'Europe des Nations Unies.)

Mais, avec une certitude au moins égale, le « rideau de fer » abaissé par les États-Unis n'est pas la seule ni même la cause principale de la tendance manifestée par les membres du bloc russe à commercer surtout entre eux. On s'en rend bien compte en examinant l'évolution du commerce extérieur soviétique depuis 1929, lorsqu'il n'était pas soumis aux conditions du blocus économique. Il fut très facile, au cours de la grande crise mondiale, à tous les pays désirant acheter, de conclure des accords commerciaux bilatéraux avec les autres. On en trouve une illustration dans le trafic de l'Allemagne avec l'Europe orientale à partir de 1936. La Russie n'en profita pourtant que dans une très faible mesure6. (Voir tableau précédent.)

En 1938, l'U. R. S. S. et les pays de l'Europe orientale se procuraient entre eux (Yougoslavie comprise) 17 % de leurs importations ; en 1948, ce chiffre était de 46,3 % (Yougoslavie non comprise), alors que les pourcentages correspondants des exportations étaient 14,9 et 45.

L'analyse de la rubrique « Commerce entre eux et avec l'U. R. S. S. » révèle un fait très significatif. Le trafic entre les pays de l'Europe orientale n'est pas beaucoup plus important aujourd'hui qu'avant la guerre, c'est leur trafic avec l'U. R. S. S. qui a crû dans des proportions considérables :


IMPORTATIONS

EXPORTATIONS


(millions de dollars aux prix de 1938)


1938

1947

1948

1938

1947

1948


_

_

_

_

_

_

Entre eux-mêmes

147

87

186

147

87

186

Avec l'U. R. S. S.

7

97*

169*

14

75*

128*

* Yougoslavie non comprise


Alors que le commerce mutuel n'a crû que de 27 % de 1938 à 1948, les importations venant de l'U. R. S. S. ont augmenté de 2 314 % dans le même temps, et les exportations vers l'U. R. S. S. de 814 %. Il faut se souvenir que ces chiffres n'englobent pas les « réparations » payées à la Russie et que, s'ils comprennent le trafic de la Yougoslavie avec les autres pays d'Europe orientale, ils ne comprennent pas le trafic de celle-ci avec l'U. R. S. S. en 1948. Autrement, l'augmentation eût été encore beaucoup plus forte.

Les accords commerciaux à long terme conclus entre la Russie et les pays de l'Europe orientale prévoyaient un développement de leur trafic mutuel en 1949. Avec la Pologne, il devait s'élever de quelque 35 %, avec la Tchécoslovaquie de plus de 45 %, celui avec la Roumanie était prévu pour doubler et celui avec la Hongrie pour tripler. D'autre part, le trafic entre l'U. R. S. S. et la Yougoslavie devait être ramené, en 1949, à un huitième du chiffre de 1948.

Les besoins économiques de ces pays les conduiront progressivement à une intégration de plus en plus complète de leurs économies et à une augmentation du commerce entre eux (dès aujourd'hui, celui de la Tchécoslovaquie avec la Pologne et un certain nombre d'autres satellites s'est considérablement accru). Mais, tant que leurs régimes politiques demeureront inchangés, le commerce entre les satellites restera subordonné à celui de chacun d'entre eux avec la Russie. Il s'inscrit dans le cadre d'un empire de plus en plus autarcique. La création du Conseil pour l'aide économique mutuelle (ou « Comecon »), en janvier 1949, en vue de coordonner le trafic des « démocraties populaires » entre elles et avec l'U. R. S. S., est venue renforcer l'organisation de la Grossraumwirtschaft russe.

Passons maintenant des quantités de marchandises échangées à leur qualité. La composition du commerce actuel entre la Russie et ses satellites diffère énormément de celle du commerce entre une puissance impérialiste industrielle et ses colonies agraires. Si l'Angleterre est une grande importatrice de matières premières et de vivres venant de ses colonies et envoie à celles-ci des produits manufacturés, et si les conditions étaient très analogues entre l'Allemagne et les pays d'Europe orientale avant la guerre, la Russie exporte et importe à la fois des produits primaires et des produits manufacturés. Elle fournit à ses satellites des tracteurs et des machines industrielles aussi bien que des matières premières telles que du coton, du minerai de fer, du manganèse, des matières chimiques et du blé. Elle leur demande également des machines (en Tchécoslovaquie et en Hongrie) et des produits de consommation manufacturés. Elle livre des matières premières et reçoit une partie des objets fabriqués avec elles, elle donne du coton, par exemple, et obtient des cotonnades ; elle donne du cuir (particulièrement à la Tchécoslovaquie) et obtient des chaussures, etc. Cette composition du commerce de la Russie avec ses satellites démontre qu'elle se trouve en face du même problème qu'eux : l'industrialisation du pays7.

Les prix payés par la Russie pour les marchandises qu'elle achète à ses satellites et ceux qu'elle prend pour les marchandises qu'elle leur vend sont, pour quelque raison non précisée, tenus secrets. S'il est aisé, par exemple, de savoir combien de yards de cotonnades la Grande-Bretagne a vendus en 1948 en divers pays et à quels prix, la quantité et le prix des cotonnades vendues par la Russie à la Hongrie sont jalousement gardés comme un secret militaire. Tito, après sa rupture avec le Kominform, a pu déclarer qu'il existait « un commerce capitaliste entre les pays socialistes ». Aucun fonctionnaire du Kominform n'a démenti que les principes capitalistes prévalaient dans le trafic entre les « démocraties populaires » et entre elles et la Russie, et encore moins essayé d'exposer les autres principes sur lesquels il pourrait reposer. L'une des caractéristiques essentielles de ce commerce capitaliste c'est que, lorsqu'une des parties exerce un monopole, elle peut généralement acheter à meilleur marché et vendre plus cher que l'autre. La tendance de la Russie et de ses satellites vers l'autarcie et le pouvoir politique exercé par le Kremlin sur les gouvernements de ces satellites — phénomènes connexes, naturellement — placent chacun de ces derniers dans une dépendance complète du commerçant monopolisateur. C'est ce qui explique à la fois la rareté des informations sur les prix et le caractère péjoratif pour la Russie de celles qui parviennent à filtrer et qu'on ne comprendrait pas autrement.

L'accord polono-soviétique, en date du 16 août 1945, stipulait qu'à partir de 1946 la Pologne livrerait à l'U. R. S. S., à des prix spéciaux, les quantités de charbon suivantes : 1946, 8 millions de tonnes, de 1947 à 1950, 13 millions de tonnes par an, puis 12 millions de tonnes annuelles tant que durera l'occupation de l'Allemagne. Ce charbon, en dépit de son prix très bas, ne devait pas être payé par des produits russes, mais par des réparations prélevées sur l'Allemagne et transférées à la Pologne. Selon le professeur W.-J. Rosé, le prix convenu était de 2 dollars par tonne (Poland Old and New, Londres, 1940, p. 290). Stanislaw Mikolajczyk, qui était vice-président du conseil des ministres à l'époque, déclare que l'accord fut conclu à un prix encore plus bas : 1,25 dollar par tonne (The Pattern of Soviet Domination, Londres, 1948, p. 158-159). Autant qu'on le sache, la Pologne n'a rien touché à ce compte. La Russie doit avoir une excuse toute prête : les puissances occidentales, contrairement à leurs obligations, ne lui ont pas fourni de réparations provenant de l'Allemagne occidentale. Quoi qu'il en soit, 12 ou 13 millions de tonnes de charbon à 2 ou 1,25 dollars, c'était vraiment très bon marché ! Au moment de la signature de cet accord polono-soviétique, le Danemark et la Suède offraient à la Pologne de lui payer la tonne de son charbon 12 dollars et, ultérieurement, 16. Cette seule transaction dépouilla donc la Pologne de plus de 100 millions de dollars par an8. La Russie, en 1948, a réduit ses demandes de charbon polonais à 7 millions de tonnes par an ; même ainsi, c'est une lourde perte financière pour la Pologne. Félix Belair nous donne, dans la New York Herald Tribune (cité par E. Germain, « l'Europe orientale depuis deux ans », Quatrième Internationale, Paris, janvier-février 1949), un autre exemple de ces étranges pratiques commerciales. Il parle de l'accord conclu entre l'U. R. S. S. et la Tchécoslovaquie, d'après lequel les chaussures fabriquées par celle-ci avec le cuir fourni par la Russie dans les anciennes usines Bata sont vendues à un prix fixé à 170 couronnes, bien que le prix alors payé pour chaque paire fût de 300 couronnes. A cette même époque, la Tchécoslovaquie, ayant été contrainte par la grave sécheresse de 1947-1948 d'acheter 600 000 tonnes de blé à la Russie, celle-ci lui fit payer plus de 4 dollars le boisseau (36 litres), alors que les États-Unis vendaient celui-ci 2,5 dollars. Le prix était donc supérieur de plus de 50 % à celui pratiqué sur le marché mondial. Le tabac bulgare fournit un autre exemple. L'U. R. S. S. acheta les quatre cinquièmes de la récolte de 1948 à un prix si bas qu'elle put le revendre en Italie, en dollars, 35 % moins cher que la Bulgarie elle-même, qui essayait alors de se procurer des devises avec le reste de son tabac. Le Borba du 31 mars 1949 a publié le fait suivant : alors qu'il en coûtait 500 000 dinars à la Yougoslavie pour produire une tonne de molybdène — l'alliage essentiel de l'acier —, la Russie ne payait cette tonne que 45 000 dinars avant la rupture entre Tito et Staline.

L' « avantage » d'être la colonie d'une puissance impérialiste industriellement arriérée

Le retard industriel d'un pays impérialiste peut offrir certains avantages à ses colonies. Elles peuvent, à cause de ce retard, être considérées par la métropole comme une source supplémentaire d'énergie industrielle capable de l'aider sur le marché de la concurrence mondiale. Cette métropole voit donc le développement industriel de ses colonies d'un œil plus favorable qu'un pays plus évolué.

La meilleure illustration nous est fournie par la politique japonaise en Mandchourie. F. Sternberg, dans son livre The Coming Crisis (Londres, 1947), écrit : « Quand la Grande-Bretagne et la France créèrent leurs empires, elles étaient toutes les deux de grandes nations industrielles. Ces empires ne furent jamais prévus pour renforcer cette situation. Le Japon se trouvait dans des conditions différentes. Son but était de réaliser un développement lui permettant de réduire l'écart existant entre lui et les autres puissances capitalistes, de devenir aussi fort et même plus fort que celles-ci » (p. 73).

Il en résulta une exportation sans précédent de capitaux nippons vers la Mandchourie :

INVESTISSEMENTS JAPONAIS EN MANDCHOURIE

(millions de yen)

1932

97,2

1933

151,2

1934

271,7

1935

378,6

1936

263,0

1937

348,3

1938

439,5

1939

1 103,7

1940-1943

2 340,0

(Pour 1932-1939, G. G. Allen, M. S. Gordon, E. F. Penrose, E. B. Schumpeter, The Industrialisation of Japan and Manchukuo, New-York, 1940, p. 399 ; pour 1940-1943, A. J. Grajdanzev, « Manchuria : An Industrial Survey », Pacific Affairs décembre 1945.)


Le plan quinquennal mandchou (1937-1941) prévoyait l'investissement de 2 800 millions de yen, qui fut ultérieurement porté à 4 800 millions dans le plan révisé, puis, en septembre 1938, à 6 000 millions de yen. Il ne put être réalisé parce que le Japon manquait d'équipement, de main-d'œuvre en général et de main-d'œuvre qualifiée en particulier. Les investissements atteignirent seulement 3 000 millions de yen environ au cours de la période ouverte par le plan. Mais, même ainsi, il en résulta un accroissement considérable de la production, comme le montre le tableau suivant :

PRODUCTION DE LA MANDCHOURIE


Charbon

Minerai de fer

Fonte

Électricité


(millions de tonnes)

(milliers

de tonnes)

(millions de kWh)


_

_

_

1932

7,1

0,7

368,2

593

1936

13,6

1,3

633,4

1 351

1940

21,0

1,3

1 061,2

3 250

1944

30,0

5,3 (1943)

1 174,9

3 250

(K. L. Mitchell, Industrialisation of the Western Pacific, New York, 1942, p. 75-78 ; Allan Rodgers, « The Manchurian Iron and Steel Industry and its Resource Base », Geographical Review, New York, janvier 1948 ; A. J. Grajdanzev, op. cit.)


L'industrie de l'acier, créée en 1935, produisait plus d'un million de tonnes par an au bout de quelques années. Des fabriques de machines furent montées et fournirent la majeure partie de l'équipement du Mandchoukouo ; la fabrication des automobiles fut inaugurée en 1939 et devait employer 100 000 ouvriers ; la construction d'une grande usine d'aéronautique fut commencée ; le nombre de kilomètres de rails passa de 5 570 en 1932 à 15 000 en 1943, soit plus que le kilométrage de toute la Chine proprement dite.

On comprend, devant un tel développement, qu'un auteur ait pu écrire : « La Mandchourie... devait atteindre le même niveau industriel que la métropole » (Allan Rodgers, op. cit.). Sternberg observe :

Les conditions historiques dans lesquelles se développa l'impérialisme japonais l'amenèrent à encourager et à précipiter l'industrialisation de son empire, alors que des conditions différentes conduisirent les impérialismes européens à empêcher ou à retarder l'industrialisation des leurs. (op. cit., p. 74)
Dans les dix ans qui séparèrent l'invasion de la Mandchourie de son entrée dans la seconde guerre mondiale (1931-1941), le Japon accéléra tellement l'industrialisation de la Mandchourie que, quoique sa population soit à peu près le dixième seulement de celle de l'Inde britannique, peut-être moins encore, il y créa en dix ans ce qui n'avait pu être créé dans celle-ci en un siècle de domination impérialiste ». (ibid., p. 73)

Cette industrialisation de la Mandchourie ne fut pas abandonnée à l'activité aveugle, non coordonnée, des diverses sociétés japonaises, mais réalisée par des sociétés mixtes, avec participation de l'État, et par des trusts, selon un plan déterminé. Cette organisation était indispensable pour garantir la rapidité. (Au même moment où l'impérialisme nippon encourageait le développement industriel — surtout celui de l'industrie lourde — en Mandchourie, il gênait, voire ruinait les industries d'autres régions de la Chine : à Shanghaï, par exemple, après le bombardement des usines de textiles, le matériel demeuré intact fut démonté et envoyé au Japon. Cette politique d'industrialisationn'était donc pas générale, mais limitée à la satisfaction d intérêts du capitalisme nippon.)

On peut encore citer deux autres exemples plus proches : le développement et l'importance très grande de l'industrie ukrainienne et ceux de l'industrie légère polonaise dans la Russie tsariste ; la partie de la Pologne qui demeura en possession de la Prusse, plus évoluée industriellement, prit un retard considérable sur la Pologne russe.

Le désir de l'U. R. S. S. de « réduire l'écart entre elle et les autres pays » l'oblige à considérer ses satellites comme « une extension de la métropole », à essayer de les développer industriellement, même si, à cause de sa pauvreté, de sa mauvaise administration et de divers autres facteurs, elle ne peut y parvenir que d'une façon très peu satisfaisante. Dans l'intervalle, naturellement, elle se réservera les premiers fruits de ce développement industriel.


Notes

1 Même la Chine arriérée n'échappa pas a l'avidité de la bureaucratie soviétique. Edwin Pauley, commissaire américain aux Réparations, visita la Mandchourie en juin 1946 et inspecta 80 % de l'industrie de guerre japonaise. Il déclara dans son rapport que l'enlèvement du matériel par les Russes avait pris de telles proportions que le développement de la Mandchourie en serait retardé d'une génération et le pays réduit à une économie agricole. Les principaux articles d'équipement enlevés furent les machines-outils et le matériel électrique, quoique, dans certains cas, des usines entières fussent démontées. La production de l'acier fut diminuée de plus de 50 %. Pauley estime qu'au total le matériel enlevé par les Russes atteignait la valeur de 850 millions de dollars (The World Today, août 1946). Ce fut une perte extrêmement lourde pour la Mandchourie, comme le démontre le fait que, de 1932 à 1943, les investissements japonais dans ce pays furent évalués à 5 393 millions de yen (environ 1 200 millions de dollars).

2 Dans les frontières de 1914.

3 Moins la Yougoslavie.

4 Moins le commerce entre l'Allemagne et la Yougoslavie.

5 D'après le ministre polonais des Affaires étrangères, Modzelewskl, celui-ci comprendrait : « la résine synthétique, les tubes de condenseur, les lampes de T. S. F., les appareils de mesure, les phonographes enregistreurs, les broches pour l'industrie textile, les roulements à billes, etc. ». (Discours prononcé le 2 novembre 1948 à la seconde commission de l'Assemblée générale des Nations Unies.)

6 Ceci démontre le caractère démagogique du slogan actuellement répandu en Grande-Bretagne par le parti communiste : « Commercez avec l'U. R. S. S. et les démocraties populaires ! » qui suppose que ces pays, contrairement aux États-Unis, sont prêts à faire un commerce dépourvu de tout caractère politique avec la Grande-Bretagne et tous les autres peuples ne possédant pas leur régime. L'U. R. S. S. et ses satellites ont cependant rompu à peu près toutes les relations commerciales avec la Yougoslavie après le conflit entre Tito et Staline (voir p. 238-239).

7 A l'avenir, il sera impossible, à ce qu'il semble, de voir comment le commerce extérieur des satellites russes est réparti entre les divers pays, car, au lieu d'être évalué en dollars, il le sera en roubles (ce qui est déjà le cas en Pologne).

8 Jamais les capitalistes britanniques n'ont tiré un profit annuel aussi énorme de leurs investissements dans l'Inde !

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