1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

PREMIÈRE PARTIE – L'ÉCONOMIE DES SATELLITES RUSSES
Chapitre V — Les plans économiques des états satellites

1952

 

Tous les États satellites ont dressé des plans économiques. Ils sont de deux genres : ceux à court terme, allant de 1947 à 1948-1949, ayant la reconstruction pour but; et ceux à long terme, qui commencèrent en 1949 ou 1950, et dont l'objectif est de porter la production à un niveau beaucoup plus élevé que celui d'avant la guerre. La Yougoslavie n'a pas eu recours à ces deux genres, elle a débuté tout de suite par un plan quinquennal (1947-1951) ; la Roumanie, par contre, n'a pas encore dépassé le stade des plans annuels (elle espérait mettre un plan quinquennal en vigueur en 1951). Étudions les caractères principaux de ces plans.

Ceux à long terme se sont fixé des objectifs très ambitieux. Ils prévoient un accroissement annuel de la production nationale de 8 % en Tchécoslovaquie, de 10 % en Hongrie et en Pologne, de 12 % en Bulgarie, enfin de 14 % en Yougoslavie. En ce qui concerne l'augmentation des produits manufacturés, elle est de 9 % en Tchécoslovaquie, 11 % en Pologne, 13 % en Hongrie, 17 % en Bulgarie et 37 % en Yougoslavie.

Il est nécessaire, pour comprendre ce que signifient exactement ces pourcentages, de savoir sur quelle base ils ont été calculés. Par exemple, la production industrielle des zones américaine et britannique d'Allemagne s'est accrue de 137 % entre décembre 1946 et décembre 1948, soit au taux annuel de 68,5 %, mais cela ne correspond nullement à un développement spectaculaire, car, en décembre 1946, le niveau de la production était exceptionnellement bas en Allemagne et, même après cet accroissement de 137 %, il n'atteint pas encore celui d'avant la guerre. Il est difficile de découvrir de quel point précis sont partis les plans des pays d'Europe orientale, parce qu'on dispose de renseignements extrêmement rares à ce sujet. On sait que la production agricole de l'année de base fut, en pourcentage de la production d'avant la guerre : 70 % en Bulgarie, 80 % en Tchécoslovaquie, 85 % en Hongrie, 70 % en Pologne, 69 % en Yougoslavie. Quant à la production industrielle de cette année de base, elle fut, par comparaison avec le niveau d'avant le conflit : 102 % en Tchécoslovaquie, 133 % en Pologne, 170 % en Bulgarie. En ce qui concerne la Pologne, il faut se rappeler que l'addition des « territoires recouvrés » a doublé sa capacité industrielle. On ignore l'importance donnée à la production industrielle par rapport à la production agricole dans le total. L'accroissement de la production nationale aurait été relativement beaucoup moins grand si l'on avait pris pour base une année d'avant et non d'après la guerre, car la production agricole était alors, dans chaque pays, inférieure à celle d'avant 1939, tandis que la production industrielle lui était supérieure et n'était assurée que par une très faible minorité de la population. Il est manifeste, en outre, que, dans tout calcul en pourcentages de l'augmentation de la production qui ne prend pas en considération la valeur absolue de la base, le résultat est d'autant plus brillant que le pays est plus en retard. En voici un exemple : Si le plan quinquennal yougoslave prévoit un accroissement de la production d'acier brut de 223 % en 1951 par rapport au niveau de 1939, on pourrait avoir l'impression que les résultats obtenus par les aciéries de Yougoslavie sont quatre fois plus élevés que ceux des aciéries américaines qui, de 1937 à 1948, accrurent leur production de 56 %. L'impression est totalement différente si l'on apprécie les productions des deux pays en valeur absolue. Celle de la Yougoslavie passera, si le plan est réalisé, de 240 000 à 760 000 tonnes, c'est-à-dire qu'elle augmentera d'environ 500 000 tonnes, alors que celle des États-Unis monta de 51,4 millions à 80,3 millions de tonnes, c'est-à-dire de 28,9 millions. André Philip, délégué français à la Commission économique pour l'Europe, illustre le fait en disant que son petit-fils vient d'avoir une seconde dent, augmentant ainsi sa dentition de 100 %, mais qu'il a toujours moins de dents que l'immense majorité des gens.

La question présente un autre aspect. Les chiffres d'accroissement de la production peuvent induire en erreur quand on ne tient pas compte du montant des investissements et des amortissements. Si le propriétaire d'une usine ne renouvelle pas son matériel, ses bâtiments, etc., mais construit une usine neuve, de valeur égale à la dépréciation de l'ancienne, le résultat immédiat, c'est de lui donner deux usines au lieu d'une seule ; la production augmente, bien que le montant du capital soit demeuré le même et, après l'usure définitive de la première usine, cette production retombera au niveau d'une seule. Le même principe s'applique aux pays d'Europe orientale, où l'augmentation de production réalisée au cours des dernières années n'a pas été accompagnée d'une augmentation parallèle du capital. Il a même été accompagné, parfois, d'une diminution de ce capital, comme le montre le tableau suivant, relatif à l'agriculture :


NIVEAU DE LA PRODUCTION AGRICOLE

(1934-1938 = 100)

INVESTISSEMENTS ÉVALUÉS DANS L'AGRICULTURE ET LES PÊCHERIES

(millions de dollars en prix 1938)


1946-1947

1947-1948

1948-1949

1947

1948


_

_

_

_

_

Bulgarie

67

71

71

-13

-11

Tchécoslovaquie

80

62

80

-21

-19

Hongrie

57

67

85

-11

-5

Pologne

46

59

70

-5

11

(U. N., Economic Survey of Europe in 1948, Genève, 1949, p. 17, 51.)

(Pour ne pas en retirer une idée erronée, il faut se rappeler que la balance négative des investissements en capital fixé dans l'agriculture peut avoir été compensée par un accroissement du bétail dont les chiffres ne tiennent pas compte.)

L'industrie du textile et du vêtement, en Pologne, fournit un autre exemple du même phénomène. Elle montre une grande augmentation de la production en 1947 et, simultanément, une diminution des investissements d'une valeur de 10 millions en prix de 1938 (Ibid., p. 53).

Il faut tenir compte d'un autre élément. Dans les pays arriérés de l'Europe orientale, même un léger accroissement des investissements nets peut provoquer un accroissement disproportionné de la production, surtout si — pendant un certain tempson construit des industries entièrement nouvelles en laissant d'autres usines ou d'autres branches industrielles dépérir faute de capitaux.

Même sous ces réserves, il ne faudrait pas mésestimer les plans d'investissements des pays d'Europe orientale, quoique les statistiques se rapportent effectivement à des apports nets de capitaux neufs (sans tenir compte de l'amortissement). En valeur absolue, les objectifs étaient les suivants :

DÉPENSES DE CAPITAUX

(millions de dollars en prix de 1938


Période

Total

Annuellement


_

_

_

Pologne

1947-1949

1 950

650


1950-1955

1 950

650

Tchécoslovaquie

1947-1948

1 340

670


1949-1953

5 800

1 160

Hongrie

1947-1949

570

190


1950-1954

2 200

440

Roumanie

1949

450

450

Yougoslavie

1947-1951

2 900

580

Bulgarie

1947-1948

221

111


1949-1953

850

170

(Ibid., p. 203.)

Des investissements annuels d'environ 4 000 millions de dollars en prix de 1938 sont ainsi prévus. C'est un chiffre immense, représentant environ 20 à 25 % du revenu national de ces pays. Il fait peser, naturellement, un fardeau considérable sur les épaules des habitants.

Comment ces investissements envisagés se comparent-ils avec les investissements réels dans d'autres nations ? L'investissement brut annuel, d'après les plans, sera d'à peu près 45 dollars (aux prix de 1938) par tête d'habitant. Or les investissements nets, aux prix de 1938 (qui sont sensiblement la moitié de ceux de 1948), étaient, en 1948 : Norvège, 55 dollars ; Suède, 42 ; Royaume-Uni, 36 ; Danemark, 32 ; Pays-Bas, 27 ; France, 16 ; Belgique, 16 (1947) ; Italie, 10 (Ibid., p. 48). Ceux de l'Europe orientale, tels qu'ils sont prévus, ne sont donc pas sensationnels par rapport à ceux de l'Europe occidentale1. Leur réalisation exigera pourtant de très lourds sacrifices de la part des populations et leur montant est cependant trop faible pour être capable de combler, dans un avenir prévisible, le retard que l'Europe de l'Est a sur celle de l'Ouest.

La valeur des investissements prévus est très inférieure à celle qu'exigerait une industrialisation rapide de ces pays. On s'en rend parfaitement compte en examinant combien l'industrie pourra absorber de personnes par rapport à l'excédent de la population agricole et à l'accroissement naturel de l'ensemble de la population. Le plan polonais prévoit une augmentation de 300 000 travailleurs dans l'industrie manufacturière, le plan tchécoslovaque en prévoit une de 250 000, le plan bulgare de 90 000 et le plan hongrois de 300 000 (y compris les industries autres que manufacturières). Le Survey des Nations Unies qui donne ces chiffres observe : « Ces chiffres, s'ils se rapportent au personnel actuellement employé dans les manufactures, indiquent un accroissement substantiel. Mais, s'ils se rapportent à la population totale des pays, ils sont moins frappants. Dans les quatre pays mentionnés, l'augmentation du personnel de l'industrie au cours de la période couverte par le plan correspond seulement à 1 ou 2 % de la population totale, pour laquelle on prévoit un accroissement naturel de quelque 5 % au cours de la même période » (p. 206).

Les plans restent muets sur beaucoup de points. Contrairement au premier plan quinquennal de la Russie ou aux plans de l'Organisation pour la coopération économique de l'Europe occidentale, ceux des « démocraties populaires » ne donnent aucun renseignement au sujet du commerce extérieur, soit entre eux, soit entre chacun d'eux et la Russie, soit avec l'Occident. Ils se taisent également sur la façon dont le revenu national total sera partagé entre la consommation et l'accumulation (investissements), se bornant à donner quelques rares informations sur la consommation envisagée pour certains articles particuliers. Ce silence en dit, à lui seul, plus que des volumes. La dissimulation des renseignements au sujet du commerce extérieur est destinée à masquer l'exploitation de ces pays par la Russie ; la dissimulation des informations sur le partage du revenu national entre la consommation et l'accumulation veut cacher l'exploitation des masses sous la bannière de l'industrialisation.

Ce dernier point, relatif au partage du revenu national, est d'une importance capitale quand on essaye de découvrir les éléments qui déterminent le niveau de vie des masses. L'industrialisation, frappée d'un terrible retard initial, gênée par une bureaucratie autocratique, soumise au joug de l'impérialisme russe, sera inévitablement conduite de telle façon que les économies imposées dépasseront de beaucoup celles que les gens auraient accepté de faire librement. Dans ces conditions, la consommation doit être subordonnée à l'accumulation, comme l'a clairement démontré l'expérience faite en Europe orientale au cours des dernières années (et les vingt ans d'économie planifiée en Russie). Le tableau suivant illustre la « famine des capitaux » régnant dans les industries produisant des articles de consommation, tandis que les investissements nouveaux sont entièrement consacrés aux industries majeures :

ÉVALUATION DES INVESTISSEMENTS NETS EN CAPITAL FIXÉ DANS L'INDUSTRIE EN 1947

(millions de dollars aux prix de 1938).


Hongrie

Pologne


_

_

Industries alimentaires

-1,7

-1,5

-1,4

-11,7

Textiles et vêtements

0,5

-10,0

Cuir et- caoutchouc

0,1

0,2

Papier et imprimerie

-0,4

-0,5

Bois et produits du bois....

-0,1


0,2


Matériaux de construction .

-0,7


-1,0


Métaux et machines

5,3

5,8

7,4

13,6

Produits chimiques

0,5

6,2

Total pour l'industrie manufacturière

3,5


1,1


(Ibid., p. 53.)


Ceci donne un avant-goût de l'avenir2.

En ce qui concerne l'agriculture, les plans de tous les pays, la Pologne exceptée, prévoient que la production dépassera le niveau d'avant la guerre d'environ un sixième en Tchécoslovaquie et en Hongrie, d'un tiers à un demi en Yougoslavie et en Bulgarie. En Pologne, elle ne peut excéder la production d'avant la guerre dans ses territoires actuels (Ibid., p. 206).

On prévoit aussi une révolution technique de l'agriculture pour les prochaines années (sauf en Yougoslavie). C'est indiqué par le formidable accroissement du nombre des tracteurs :

NOMBRES ACTUELS ET PRÉVUS DES TRACTEURS EN FONCTION DE LA TERRE ARABLE



Nombre

(milliers)

Terre arable par tracteur

(hectares)



_

_

Pologne

1946

5,5

3 000


1955

76,5

220

Tchécoslovaquie

1946

11,8

460


1953

45,0

120

Hongrie

1947

11,9

490


1954

21,0*

280

Roumanie

1948

11,0

850


1949

12,5

740

Bulgarie

1946

4,6

920


1953

10,0

430

Yougoslavie

1946

4,0

1800


1951

4,5

1 710

Total

1946

44,9

1 100

Total

Dernière année du plan

169,5

290

(Ibid., p. 208.)

* Tracteurs d'État uniquement.

L'agriculture sera réorganisée sur la nouvelle base technique, les fermes d'État et coopératives remplaçant les fermes de paysans.

Références

1 On le constate très clairement en comparant les investissements nets en capital fixé par habitant, en 1949 (dollars en prix de 1938) : Norvège, 59 ; Royaume-Uni, 41 ; Suède, 36 ; Danemark, 32 ; Pays-Bas, 31 ; France, 24 ; les chiffres correspondants, pour l'Europe orientale, étaient : Yougoslavie, 12 ; Hongrie, 12 ; Pologne, 9 ; Tchécoslovaquie, 8 (Nations Unies, Economic Survey of Europe in 1949, Genève, 1950, p. 39)

2 En U. R. S. S., le retard relativement considérable des industries produisant des moyens de consommation sur celles produisant des moyens de production est révélé par les chiffres officiels suivants sur la répartition de la production brute de l'industrie :


1913
1928
1932
1937
1940
1942 (prévue)
Moyens de production 33,3
32,8
53,3
57,8
61,0
62,2
Moyens de consommation 66,7
67,2
46,7
42,2
39n0
37,8

Il est très difficile de calculer la transformation en valeur absolue subie par la production des divers moyens de consommation. Les statistiques russes emploient toute une série d'artifices pour dépeindre la situation sous des couleurs plus brillantes que la réalité. La production d'un certain nombre d'industries de consommation est indiquée seulement en termes monétaires. La production des petites entreprises, qui représentait une part importante de la production générale jusqu'en 1928, n'est même pas mentionnée.
Les statistiques officielles peuvent donc laisser supposer une augmentation considérable de la fabrication des chaussures, contrairement à la réalité des faits. Le nombre des animaux abattus annuellement depuis la grande campagne de « collectivisation » n'atteignit jamais celui d'avant, car c'est seulement en 1938 que l'effectif du bétail redevint égal à celui de 1929 (68,1 millions de têtes en 1929, 63,2 millions en 1938 ; les moutons et les chèvres comptaient respectivement 147,2 et 102,1 millions). En même temps, l'excédent des importations de peaux et de cuir sur les exportations fut de 54 300 tonnes en 1928 contre seulement 15 600 en 1938. Seuls les statisticiens de Staline sont capables du « miracle » de tripler le nombre des chaussures fabriquées avec une quantité de cuir moindre. Le gouvernement soviétique, se fondant sur la « mémoire courte » du peuple ou, plus exactement, sur son appareil de répression, qui empêche les souvenirs de s'exprimer, ajoute l'ironie à l'insulte. Tout en promettant un énorme accroissement des moyens de consommation à chaque plan quinquennal, il fixe les prévisions du plan actuel à un volume de production qui ne dépasse pas celles des anciens plans :

PRÉVISIONS DES PRODUCTIONS A LA FIN DES PLANS QUINQUENNAUX


1932-1933

1937

1942

1950
Quelques biens de consommation :



Cotonnades (milliards de mètres) 4,7
5,1
4,9
4,7
Lainages (millions de mètres) 270
220
177
159
Toile (millions de mètres) 500
600
385
159
Huiles végétales (milliers de tonnes) 1 100 750 850 880
Sucre (millions de tonnes) 2,6 2,5 3,5 2,4
Quelques moyens de production :



Courant électrique (millions de kilowatts-heure) 22
38
75
82
Charbon (millions de tonnes) 75
152,5
243
250
Fonte (millions de tonnes) 10
16,0
22
19,5
Acier (millions de tonnes) 10,4
17
28
25,4
Pétrole et gaz (millions de tonnes) 21,7
40,0
54
35,4

(En 1913, sur le territoire actuel de l'U. R. S. S., on produisait 2 854 millions de mètres de cotonnades et 95 à 110 millions de mètres de lainage ; en 1937, les chiffres correspondants étaient 3 181 et 98.)
En conséquence, quand le gouvernement soviétique promet avec redondance que « nous atteindrons en 1950 le niveau de 4 700 milliards de cotonnades », il oublie d'avoir fait la même promesse il y a vingt ans, alors que la population de l'U. R. S. S. comptait environ 50 millions de personnes en moins.


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