1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

PREMIÈRE PARTIE – L'ÉCONOMIE DES SATELLITES RUSSES
Chapitre VI — Les rapports socio-économiques dans les satellites

1952

Propriété d'état et propriété publique

L'article 6 de la Constitution soviétique déclare : « La terre, ses minéraux, les eaux, les forêts, les manufactures, les usines, les mines, les chemins de fer, les transports par eau et par air, les moyens de transmission, les grandes entreprises agricoles organisées par l'État (fermes d'État, stations de tracteurs, etc.), ainsi que les installations fondamentales servant au logement dans les villes et dans les localités industrielles sont la propriété de l'État, c'est-à-dire le bien du peuple tout entier. »

Les constitutions des démocraties populaires contiennent toutes des articles analogues, avec cette différence que la terre n'est pas, ou, plus exactement, n'est pas encore, inclue dans les propriétés de l'État.

Une partie de l'article cité ci-dessus formule une évidence, à savoir que la terre, les usines, les chemins de fer sont la propriété de l'Etat. Mais une autre partie n'est pas aussi évidente, bien que ce soit proclamé comme si cela l'était : « propriété de l'Etat, c'est-à-dire le bien du peuple tout entier ». Les mots « c'est-à-dire » signifient que la propriété de l'État ne peut être autre chose que la propriété du peuple, ce qui ne répond ni à la logique, ni à l'expérience historique. Du point de vue de la logique, il manque la mineure. Les usines, les chemins de fer, etc., sont la propriété de l'État, or le peuple (ou les ouvriers, les paysans et les intellectuels) possède l'État, donc le peuple possède les usines, les chemins de fer, etc.

Du point de vue de l'Histoire, la formule n'est pas plus satisfaisante. On trouve beaucoup d'exemples, en Orient, de systèmes économiques présentant des classes profondément différenciées et basés non sur la propriété privée, mais sur la propriété d'État. Il en exista dans l'Egypte des pharaons, dans l'Egypte musulmane, en Irak, en Perse et dans l'Inde. Si l'État possédait la terre, c'était dû en grande partie, à ce qu'il semble, au fait que l'agriculture dépendait entièrement du régime d'irrigation qui, à son tour, dépendait de l'action de l'État. L'exemple de la féodalité arabe sous les Mamelouks (1250-1517) est suffisamment instructif pour justifier une digression apparente.

La féodalité arabe — Exemple d'une société de classes basée sur la propriété d'État

Dans cette société, l'assujettissement des paysans au puissant État féodal était beaucoup plus strict que dans l'Europe médiévale, mais l'individu, membre de la classe dirigeante, ne possédait aucun droit de propriété privé. Le sultan était seul maître de la terre et il avait coutume de partager le droit de prélever le loyer de la terre, dans les diverses régions, entre les nobles (appelés Multazims). Alors qu'en Europe chaque seigneur possédait en propre un certain domaine qui se transmettait de père en fils, dans l'Orient arabe le seigneur féodal ne disposait d'aucun domaine permanent en propre, il était membre de la classe qui exerçait le contrôle de la terre collectivement et avait le droit d'en recevoir le loyer. En Syrie et en Palestine, la région d'où ces seigneurs recevaient leur rente variait chaque année. En Egypte, ils obtenaient le droit de toucher les loyers dans une certaine région durant leur vie entière, et leurs héritiers avaient un droit de priorité pour prendre leur place. Alors qu'en Europe le seigneur féodal constituait en quelque sorte une puissance indépendante, par opposition au roi, qui n'était guère que « le premier entre ses pairs », dans l'Orient arabe seule la collectivité féodale constituait un élément de quelque importance. En tant qu'individus, les nobles arabes étaient très faibles parce que les situations qu'ils occupaient dépendaient de l'État. La faiblesse du seigneur féodal par rapport à l'État est nettement indiquée par la manière dont les fiefs étaient attribués : le sultan les distribuait un par un aux émirs et aux chevaliers, chacun de ceux-ci recevant un lot de terres différant en étendue et en qualité en fonction de son rang. Les nobles arabes se trouvaient ainsi répartis en groupes distincts recevant des revenus différents, l'écart pouvant être considérable (par exemple, les « émirs des cent » recevaient entre 80 000 et 200 000 dinars jaïchi par an ; les « émirs al-tabl », entre 23 000 et 30 000 ; les « émirs des dix », 9 000 et au-dessous ; les « émirs des cinq », 3 000, et ainsi de suite). L'attribution de ces revenus ressemblait beaucoup plus à la rémunération d'un fonctionnaire qu'aux fiefs des féodaux européens. Par suite de cette dépendance des nobles envers l'État, il se produisait, dans l'Orient arabe, un phénomène assez curieux. De temps en temps, certaines catégories féodales étaient entièrement « épurées » et anéanties, et de nouveaux venus substitués à leurs anciens membres. C'est ainsi que les seigneurs arabes furent remplacés par les esclaves du sultan, libérés par celui-ci — les Mamelouks, — qui n'étaient pas d'origine arabe et parlaient le turc. Aux XIIIe et XIVe siècles, ils venaient, pour la plupart, de l'État mongol, la Horde d'Or, dont le centre se trouvait sur les rives de la basse Volga ; aux XVe et XVIe siècles, ils provinrent principalement du Caucase. Lorsque les tsars manifestèrent une opposition de plus en plus grande au recrutement dans le Caucase, l'élément balkanique (Albanais, Bosniaques, etc.) prédomina.

Le fait que l'État possédait la terre empêcha la naissance, non seulement d'une féodalité basée sur la propriété privée, mais de n'importe quel groupe social pouvant nourrir des visées individualistes. La ville représentait un camp militaire ; les artisans, dans leur grande majorité, n'étaient pas indépendants. Même lorsque les corporations (hirfeh) se constituèrent, elles ne prirent jamais de véritable importance dans les villes et ne devinrent pas des forces indépendantes. Le gouvernement se les subordonna en nommant lui-même la plupart de leurs chefs, dont il fit des fonctionnaires, et en transformant les corporations en organes administratifs.

Le fait que le moyen de production principal — la terre — appartenait non pas à des individus, mais à l'État, que les nobles arabes ne possédaient pas de droit de propriété et, par conséquent, ne pouvaient se transmettre des héritages, n'améliora en rien la situation des masses paysannes. L'origine plébéienne des Mameluks ne changea aucunement la chose. La concentration de la classe dirigeante dans les villes lui attribuait un grand pouvoir militaire sur les paysans, et, en outre, accroissait l'appétit de lucre et de puissance de ses membres. Ils différaient aussi, en cela, des seigneurs européens du Moyen Age. Les produits naturels que les serfs remettaient à ceux-ci à titre de redevances n'étaient pas généralement vendus, ils n'avaient donc pas besoin de donner plus qu'il n'était nécessaire au seigneur et à son entourage pour vivre. Marx a dit de ces féodaux européens : « Les parois de leur estomac constituaient la limite de leur exploitation des paysans. » Il n'en allait pas de même pour les seigneurs arabes, car ils faisaient un commerce intense avec les produits agricoles qu'ils recevaient, et leur point de vue peut être résumé par les paroles dites au sujet des paysans par le calife Suliman : « Trayez jusqu'à ce que la mamelle soit vide et saignez jusqu'à la dernière goutte de sang. »

Le mode de production, la forme de l'exploitation, les rapports des travailleurs avec les moyens de production étaient les mêmes dans l'Orient arabe que dans l'Europe médiévale. La source des revenus de la classe dirigeante était donc aussi la même ; la seule différence résidait dans le mode d'appropriation, dans l'expression légale du droit d'exploiter1.

L'Église du Moyen Age offre un exemple d'une exploitation de classe basée non sur la propriété privée, mais « publique ». Elle acquit environ un tiers de toutes les terres de l'Europe et même, dans certains pays (Hongrie, Bohême, par exemple), plus de la moitié. C'était là, formellement, une propriété publique, le bien de la communauté chrétienne, et elle portait officiellement le nom de patrimonium pauperum — patrimoine des pauvres. Mais la condition des serfs vivant sur les terres de l'Église ne différait pas, pour cela, essentiellement de celle de serfs vivant sur les domaines féodaux. Si les prêtres ne possédaient pas le droit d'héritage (n'étant pas autorisés à fonder une famille) et étaient très souvent d'origine plébéienne, ils n'en constituaient pas moins des maîtres aussi durs que les seigneurs laïcs. La propriété « publique » n'exclut donc pas, par elle-même, l'exploitation de l'homme par l'homme2.

La première partie du présent livre essaie de montrer que les principaux moyens de production et d'échange dans les satellites russes sont entre les mains de l'État (en partie de l'État soviétique) et qu'ils s'y concentreront de plus en plus. La seconde voudrait prouver que ces pays possèdent des régimes policiers totalitaires, non démocratiques, ce qui signifie qu'ils ne sont pas « possédés » par le peuple — ouvriers, paysans et intellectuels, — mais par une bureaucratie qui se recrute et se perpétue elle-même. De ces deux propositions, si nous parvenons à les démontrer, la seule conclusion possible sera que la bureaucratie est la véritable propriétaire des ressources de ce pays, que, tout en étant politiquement la classe dirigeante, elle l'est aussi économiquement.

Abolition de tous les éléments démocratiques à l'usine

Les rapports entre la bureaucratie d'État et le peuple dans l'ensemble de l'économie imprègnent chaque secteur de celle-ci jusqu'à l'entreprise individuelle. Le macrocosme et les microcosmes sont dirigés par les mêmes règles.

En Russie, de 1917 à 1928, la direction des industries fut, formellement tout au moins, entre les mains de ce qu'on appela la Troïka (c'est-à-dire le trio) : le comité d'usine des ouvriers, la cellule du parti et le directeur proprement dit. Quand tout caractère démocratique eut disparu dans le parti et dans les syndicats, la Troïka perdit graduellement ses fonctions pour ne devenir qu'une simple étiquette. Elle ne cessa cependant pas de rester officiellement à la tête de l'usine, la dirigeant nominalement et manifestant même parfois une certaine activité en agissant un peu à la manière d'un frein sur les décisions arbitraires du directeur, jusqu'en 1929. Le Dr A. Baykov écrit ainsi dans The Development of the Soviet Economic System (Londres, 1946) :

Au cours de cette période (avant le plan quinquennal), le directeur dépendait largement, de facto, de l'organisme syndical, le zavkom (comité syndical de l'usine), et de la cellule, organe du parti communiste dans l'entreprise. Les représentants de ces organisations jugeaient de leur devoir de superviser l'activité du directeur et n'hésitaient pas à intervenir contre ses décisions » (p. 115).

Mais les dernières survivances de cette démocratie ouvrière dans les usines disparurent avec l'inauguration des plans quinquennaux, qui furent appelés... « la victoire du socialisme » ! Une résolution du Comité central du Parti arrêta que le comité syndical d'usine « ne doit pas intervenir directement dans la direction de l'entreprise, ni essayer d'aucune façon de se substituer à la direction. Il doit, par tous les moyens, contribuer à assurer l'établissement du contrôle par un seul homme, à accroître la production, à développer l'usine et, par conséquent, à améliorer les conditions d'existence matérielles de la classe ouvrière » (Pravda, 7 septembre 1929).

Le directeur a la pleine et entière responsabilité de l'usine. Les ouvriers doivent obéir inconditionnellement à ses ordres professionnels. Lui seul recrute, fait avancer ou renvoie le personnel, « prenant en considération l'opinion du parti et des organisations syndicales », mais sans être lié par elle. (Cité par A. Feiler et J. Marschak, dans Management in Russian Industry and Agriculture, New-York, 1944, p. 36.)

La Troïka disparut officiellement en 1937. Jdanov, second de Staline à cette époque, déclara devant le Comité central : « La Troïka est quelque chose d'absolument inadmissible... C'est une sorte de conseil d'administration, mais notre administration économique est construite sur des bases entièrement différentes » (Pravda, 11 mars 1937, ibid., p. 44).

Le nouveau mode de direction de l'industrie fut nettement défini par un manuel officiel, de la façon suivante : « Chaque usine a un chef qui prend toutes les décisions et qui est, par conséquent, entièrement responsable de tout : le directeur » (Institut économique de l'Académie des sciences, L'économie de l'industrie socialiste, Moscou, 1940, p. 579, ibid., p. 12-13). En outre, « le commandement par un seul implique une démarcation très nette entre l'administration, d'une part, les organisations du parti et des syndicats, de l'autre. Cette démarcation doit se retrouver à tous les échelons de la direction industrielle. Toutes les opérations courantes pour la réalisation du plan relèvent de l'administration. Le chef d'un atelier, le directeur de l'usine, le président du Glavk disposent de tous les pouvoirs dans le domaine de leurs attributions, les organisations du parti et des syndicats ne doivent pas interférer avec leurs ordres » (L'économie de l'industrie socialiste, p. 563, ibid., p. 19).

Les comités d'ouvriers n'acquirent jamais dans les « démocraties populaires » l'autorité qu'ils eurent un moment en Russie, et il n'y eut jamais de troïka. L'opposition contre tout ce qui pouvait avoir un caractère démocratique fut beaucoup plus prononcée et l'emporta beaucoup plus rapidement que dans le pays « d'avant-garde ».

La chute de Hitler fit naître chez beaucoup d'ouvriers de l'Europe orientale la volonté de participer à l'exploitation de l'industrie, et ils y parvinrent en beaucoup d'endroits en élisant démocratiquement des comités de direction. The Economist du 9 février 1946 écrit ainsi, au sujet de la Tchécoslovaquie : « Les comités d'employés essayèrent, dans le premier élan de leur enthousiasme révolutionnaire, de dicter la façon dont les usines devaient être dirigées... »

Les chefs communistes du gouvernement et des syndicats ne pouvaient le tolérer. Il se déroula le processus suivant :

Les conseils d'ouvriers assumèrent la direction pendant quelques mois, en fait presque jusqu'à la fin de 1945. (…) La situation fut transformée par le décret de nationalisation du 24 octobre (1945), qui prescrivit la désignation de directeurs nationaux dans les entreprises publiques. (…) Ainsi, la direction des industries fut-elle enlevée d'un seul coup aux conseils d'ouvriers, qui ne conservèrent même plus un semblant de contrôle sur le directeur. Ce fut une transformation radicale qui provoqua l'hostilité non déguisée d'un certain nombre de comités d'usine. (Czechoslovakia : six studies in Reconstruction, The Fabian Society, Londres, 1947, p. 49).

Tout caractère démocratique fut supprimé dans les comités d'usine afin de leur faire perdre ce qui pouvait leur rester d'autorité. Au début d'avril 1947, au Conseil central des syndicats de Tchécoslovaquie, le secrétaire général se plaignit de ce qu'au premier tour des élections 32 % des candidats officiels (il n'y en avait pas d'autres) eussent été battus dans les territoires tchèques, et 26 % en Slovaquie. Le parti social-démocrate proposa alors ouvertement de présenter plusieurs listes de candidats aux élections des comités d'usine, chaque parti étant libre de choisir les siens. Antonín Zápotocký, président communiste des syndicats (aujourd'hui premier ministre de Tchécoslovaquie), décida, à la suite de ces élections, d'adopter une autre tactique. Il proposa de porter de un à deux ans la durée du mandat des comités d'usine.

Ayant dressé une seule liste de candidats, le parti communiste non seulement accrût ses procédés de terrorisme, mais recourut à divers artifices pour falsifier le résultat des élections. Le Pravo Lidu, organe du parti social-démocrate, publia, le 9 janvier 1948, une violente protestation contre les méthodes employées par les communistes dans les usines :

Il est impossible de se taire plus longtemps. Des fanatiques brisent l'unité d'action des syndicats. Une nouvelle vague d'oppression politique déferle dans les usines. » Le même journal écrivit au sujet des récentes élections aux comités d'usine : « D'après tous les renseignements qui nous parviennent sur les élections, particulièrement dans les grands établissements industriels, il est évident que tous les procédés les plus haïssables ont été employés pour fausser la forme démocratique de ces élections et pour imposer certains candidats. Les réunions ont lieu ordinairement après les heures de travail, alors que la majorité des ouvriers partent ou sont déjà partis.
En outre, les méthodes de scrutin sont contrôlées, ce qui équivaut pratiquement à une intimidation non déguisée. (cité par The New York Times du 10 janvier 1948)

Les socialistes furent réduits au silence après le coup d'État de février.

Le scrutin secret fut également aboli à cette époque, et les élections aux comités d'usine se firent par acclamation, les candidats étant, dans la plupart des cas, des fonctionnaires des syndicats. Aussi ne faut-il pas s'étonner si, à la réunion de mai 1949 du Conseil central des syndicats tchécoslovaques, Josef Kolsky, secrétaire général adjoint, put déclarer que 97,3 % des candidats officiels avaient été élus aux récentes élections pour les comités d'usine (Czechoslovak News Letter, publication officielle, 19 mai 1949).

Ces mesures ayant été prises, rien ne s'opposait plus à l'établissement de l'autorité unique dans les entreprises. Aux directions ouvrières qui s'étaient constituées au cours des premiers mois ayant suivi la libération de la Tchécoslovaquie, se substitua le Bureau de la Production (créé par le décret du 24 octobre 1945), dont un tiers seulement des membres étaient élus par les ouvriers. A. Kliment, ministre de l'Industrie, annonça le nouveau plan après la « victoire démocratique de février » : « Nous abandonnons le système de la direction collective et allons abolir les bureaux de production, auxquels nous substituerons le régime de la responsabilité personnelle du directeur de l'usine, des techniciens, des contremaîtres et des ouvriers. » C'était revenir aux pures méthodes du capitalisme.

En Hongrie, Ernö Gerö, le ministre « de fer », déclara dans son rapport au comité central du parti (juin 1950) : « Une usine ne peut avoir qu'un directeur unique, personnellement responsable de tout ce qui s'y passe. » La direction unique est également la règle dans tous les autres satellites.

Toute trace de démocratie ayant été ainsi abolie, les gouvernements purent, sans autre forme de procès, imposer aux travailleurs toutes les formes d'exploitation connues, anciennes et nouvelles. La première mesure fut l'introduction, sur une échelle jusque-là sans précédent, du travail aux pièces.

Le travail aux pièces

Marx déclara jadis que le travail aux pièces était « la forme du salaire la plus convenable au mode de production capitaliste ». Mais les dirigeants des « démocraties populaires » ne sont pas de cet avis. Scanteia, quotidien du parti communiste roumain, écrivit le 13 janvier 1949 : « Le travail aux pièces est un système révolutionnaire ( ! ) qui élimine l'inertie et fait presser le travailleur. Le système capitaliste encourage la flânerie et la paresse. A partir de maintenant, chacun aura la possibilité de travailler et de gagner plus » (cité par R. H. Markham dans Christian Science Monitor du 31 janvier 1949). Le « socialisme » est donc supérieur au capitalisme en ce qu'il emploie le travail aux pièces !

Le volume du travail accompli par ce système ne cesse de croître.

En Tchécoslovaquie, 30,2 % du nombre total d'heures de travail s'accomplissaient de cette façon en février 1946, 41,7 % en janvier 1947, 48 % en juin 1947, et le plan de deux ans (1947-1948) prévoyait que le système serait développé pour comprendre 70 % de toutes les heures de travail dans l'industrie. S'il n'est pas poussé à 100 %, c'est parce qu'il n'est pas partout applicable. La méthode ne fut pas favorablement accueillie par les travailleurs, comme le démontrent les reproches adressés le 18 janvier 1949 par le ministre de la Justice, Alexej Tchepitchka, à ceux d'entre eux qui manifestaient une « fausse solidarité » et le désir d'une « égalisation des salaires » en s'opposant au travail aux pièces. « L'égalisation des salaires est défavorable à la haute productivité. Le travail aux pièces doit être étendu de manière à donner une impulsion à chaque travailleur. Il n'est employé actuellement que dans 58 % de nos usines. Notre tâche consiste à l'étendre à la totalité. » Ce n'était pas tout, car les ouvriers s'attachaient à maintenir les normes très basses : « Nos ouvriers doivent cesser de travailler au ralenti et de lutter pour l'égalisation des salaires » (Christian Science Monitor, 31 janvier 1949).

Les stakhanovistes, travailleurs aux pièces par excellence, ne sont pas très aimés par leurs camarades. Dans son rapport au IXe Congrès du parti (mai 1949), Rudolf Slansky, secrétaire général, révèle que, sur les 900 000 membres du parti travaillant dans les usines, 65 000 seulement étaient inscrits comme stakhanovistes. L'impopularité de ceux-ci est rendue encore plus manifeste par les vitupérations du Rude Pravo, organe du parti communiste, qui juge nécessaire de répéter constamment que les stakhanovistes devraient recevoir des postes de plus haute responsabilité et être défendus contre les attaques d'ouvriers « non parvenus à la maturité politique ». « Il existe des fonctionnaires et des directeurs qui, douillettement installés dans leurs places, ou craignant de se rendre impopulaires parmi les éléments politiquement arriérés, ne défendent pas les stakhanovistes comme ils devraient le faire. » Les lettres de stakhanovistes, publiées par la presse, se plaignent fréquemment de l'hostilité manifestée par les autres travailleurs. Un reporter du Lidové Noviny étant allé interviewer Marie Zemancova, jeune stakhanoviste de la manufacture de matériel de radio « Tesla », à Prague, qui avait été admise dans la délégation tchèque au « Congrès de la Paix », réuni à Paris, en récompense de son travail, il se révéla qu'elle était complètement inconnue dans son usine. « Cela prouve, commentait le journal, que nous avons été incapables de rendre populaires nos stakhanovistes et nos pionniers » (cité par News from Czechoslovakia, n° 6, avril 1949, publié par le parti socialiste tchécoslovaque en exil à Londres). Devant ces faits, il n'y a pas à s'étonner si, au IXe Congrès du parti communiste, une guerre ouverte fut déclarée aux gens « vilipendant le travail des stakhanovistes et essayant même de leur mettre des bâtons dans les roues ».

En Pologne, le travail aux pièces a pris une telle extension que le salaire de base a presque entièrement disparu. Comme l'écrit Clarion : « Il faut souligner incidemment qu'en ce qui concerne les salaires tout le système repose sur le maintien de salaires de base anormalement bas et sur une vaste inégalité dans les primes, tant en numéraire qu'en nature. Le périodique Études et Conjoncture signale à cet égard, dans une étude sur la situation économique en Pologne publiée en novembre 1946, qu'en moyenne, pour toute l'industrie, en mai 1946, le total des primes attribuées (aux ouvriers) représente de 6,8 à 14,6 fois le salaire de base, qui devient ainsi un simple supplément au lieu de constituer l'élément principal de la rémunération totale » (op. cit., pp. 106-107).

La haine éprouvée par les ouvriers polonais contre ces formes extrêmes du travail aux pièces se manifesta ouvertement au printemps de 1946 et en septembre 1947, lorsque des dizaines de milliers d'entre eux se mirent en grève à Lodz, la plus grande ville industrielle de Pologne, en dépit de la terreur policière, des arrestations en masse, des brutalités, etc.

En Hongrie, où les ouvriers ne montrèrent pas un enthousiasme suffisant pour le travail aux pièces, ils furent accusés d'être « fainéants » par Ràkosi (N. Y. Herald Tribune, 30 novembre 1948, rapportant un discours prononcé le 27 novembre) ; les directeurs d'usine « capitulaient » devant les ouvriers paresseux ; les taux de production restaient trop bas. « Nous ne pouvons pas réduire à néant l'avenir de la nation », proclama-t-il. Que ce discours n'ait pas été efficace, on peut le voir par le fait que les dirigeants hongrois ne cessent de broder sur le thème du travail aux pièces et de ses normes. Dans son rapport au comité central de juin 1950, dont il a été question plus haut, le ministre Ernö Gerö déclarait : « L'ennemi a réussi à ouvrir un nouveau front contre la « démocratie populaire » :

« celui de la dépréciation des salaires et des normes. » « Si cette campagne de dépréciation a pu se répandre dans les masses, c'est dû dans une large mesure à l'action souterraine des éléments socialistes de droite et de leurs acolytes, les réactionnaires cléricaux... » Il semble que des membres du parti soient également ligués avec « les éléments socialistes de droite », qui « déprécient » les normes : « Si une situation aussi désagréable a pu naître dans le domaine des normes, c'est en partie parce que, dans de nombreux cas, les chefs économiques des usines, les fonctionnaires du parti et les membres des syndicats sont parmi ceux qui déprécient ces normes. » « En plus d'une occasion, ils sont allés jusqu'à protéger et à soutenir ceux qui sabotent les normes. » Ces vitupérations furent suivies par un relèvement considérable de la norme de base.

Il est intéressant de noter que le stalinisme n'est pas le seul à avoir ainsi abusé du travail aux pièces. L'Allemagne nazie l'avait fait également. Franz Neumann a écrit dans son livre Behemoth (Londres, 1942) :

Le salaire de classe des syndicats socialistes a été remplacé par le « salaire pour le travail accompli » (Leistunglohn) défini à l'article 29 de la Charte du Travail (nazie — Y.G.). « Le principe de fer de la direction nationale-socialiste, déclara Hitler au congrès de l'Honneur du parti, a été d'interdire toute augmentation du salaire horaire et de n'accroître la rémunération qu'en fonction de l'accroissement du travail réellement accompli ». La règle, dans la politique des salaires, est une préférence marquée pour le travail aux pièces et les primes, même pour les travailleurs les plus jeunes. Une telle politique est tout à fait démoralisante, car elle fait appel aux instincts les plus égoïstes et accroît fortement les accidents industriels. (pp. 352-353)

Neumann explique pourquoi les nazis recoururent à de tels extrêmes dans l'emploi du travail aux pièces (pas plus, cependant, que ne le fait le travail stakhanoviste) :

La prépondérance accordée au travail accompli porte le problème de la différenciation des salaires au premier plan de la politique sociale. Il est essentiel de comprendre ce problème non pas comme une question économique, mais comme le problème politique crucial du contrôle des masses (souligné par moi – Y.G.)... La différenciation des salaires constitue l'essence même de la politique nationale-socialiste des salaires... cette politique vise sciemment à la manipulation des masses. (p. 353)

Le système du travail aux pièces « est tout à fait démoralisant », « il fait appel aux instincts les plus égoïstes », c'est un moyen extrêmement important de « contrôler les masses », de les « manipuler », d' « atomiser » la classe ouvrière, de créer une élite au-dessus de l'élite dans la classe opprimée. C'est pourquoi les nazis furent si chauds pour l'étendre, et il n'y a pas d'autre explication de l'enthousiasme que les dirigeants staliniens éprouvent pour lui3.

Accroissement des limitations apportées a la liberté légale des travailleurs

En Russie, jusqu'au premier plan quinquennal, chaque ouvrier put librement changer de lieu de travail et émigrer sans obstacle d'un bout du pays à l'autre.

Le Code du travail (1922) prescrivait alors :

Le transfert d'une personne salariée d'une entreprise à une autre ou son déplacement d'une localité à une autre, même lorsque l'entreprise ou l'institution se déplace, ne peut s'effectuer qu'avec le consentement de l'ouvrier ou de l'employé en cause (art. 37).4

La Petite Encyclopédie soviétique (édition 1930) écrivait sur cette liberté des déplacements :

La coutume des passeports intérieurs, instituée par l'autocratie comme un instrument d'oppression policière des masses laborieuses, fut abolie par la Révolution d'Octobre.

Mais, dès 1931, aucun travailleur n'avait plus le droit de quitter Léningrad sans une autorisation spéciale, et cette disposition fut étendue à toute la Russie en 1932. Un système de passeports intérieurs, beaucoup plus oppressif que celui des tsars, fut rétabli. Maintenant, personne n'a plus le droit de changer de lieu de résidence sans autorisation.

Dès septembre 1930, les entreprises industrielles se virent interdire d'employer des travailleurs ayant quitté leur place précédente sans y être autorisés. Des livrets de travail furent créés en 1932, chaque ouvrier dut remettre le sien au directeur au moment de l'embauche, et le directeur put y inscrire toutes les observations qui lui plaisaient quand l'ouvrier le quittait. Aucun ouvrier ne pouvait être engagé sans montrer son livret de travail. Victor Serge, qui vécut en Russie pendant de nombreuses années, y fut un communiste important, fut arrêté, puis finalement autorisé à sortir du pays, écrit :

Le passeport est visé au lieu du travail. A chaque changement d'emploi, le motif du changement est porté dans le passeport. J'ai connu des ouvriers congédiés pour n'être pas venu, le jour de repos, faire une journée de travail « volontaire » (et naturellement gratuite) dans le passeport desquels on écrivit : « Renvoyé pour sabotage du plan de la production » (Destin d'une révolution, in Mémoires d'un révolutionnaire et autres écrits politiques – 1908-1947, Robert Laffont, 2001, p.358).

Le 4 décembre 1932, le gouvernement fit paraître un nouveau décret conçu pour asservir les travailleurs. Les fournitures de vivres et des autres articles de première nécessité furent placées sous le contrôle exclusif du directeur, « afin de renforcer les pouvoirs des directeurs d'entreprises », (Pravda, 5 décembre 1932). D'après la loi du 26 juin 1940, il est interdit à un travailleur de quitter son emploi, sauf en cas d'incapacité physique, d'admission dans un établissement d'éducation ou d'autorisation spéciale accordée par les autorités supérieures. Toute absence pour une raison jugée insuffisante, même d'un seul jour, expose le coupable à six mois de « travail de correction », qui entraîne une diminuion du quart de ses gains au cours de cette période. Il est symptomatique que, quelques mois après la promulgation de cette loi, plusieurs femmes écrivirent une lettre aux Izvestia pour réclamer que les domestiques y fussent également soumis. Les Izvestia commentèrent cette question (30 décembre 1940) et, tout en repoussant la suggestion, s'étonnèrent du contenu de cette lettre en cette période de « transition entre le socialisme et le communisme ».

Non seulement les ouvriers n'ont pas le droit de faire grève, mais les grévistes sont passibles, d'après la loi, d'être condamnés à mort (§ 14 de l'art. 58 du Code criminel. Comme la peine de mort a été abolie depuis, la peine est de vingt ans de travaux forcés)5.

Les « démocraties populaires » se sont conformées au modèle russe. Il ne faudra pas, cette fois, autant de temps pour aboutir à la perfection. Les grèves furent légales en Russie jusqu'en 1928 et se déroulèrent sans intervention de la police, même en dépit de l'opposition des dirigeants de l'administration, opposition qui crût en même temps que leur pouvoir6.

Mais les « démocraties populaires » évitèrent dès le début la faute d'autoriser les grèves. Aucune des nouvelles constitutions ne reconnaît le droit de grève. L'explication est très simple et a été condensée par le porte-parole du gouvernement yougoslave, répondant à une proposition de l'introduire dans la constitution : « Aujourd'hui que notre constitution garantit pleinement les droits de la classe ouvrière, une telle proposition a un caractère nettement réactionnaire et antinational » (20 janvier 1946). Dans leur opposition aux grèves, les dirigeants communistes se montrèrent très disposés à accepter le concours des hommes politiques bourgeois, et ceux-ci, de leur côté, n'hésitèrent pas à user de l'autorité du parti communiste pour réprimer les grèves. Le ministre tchécoslovaque de la Justice, Drtina (« épuré » lors du coup d'État de février 1948), déclara en effet, le 17 mars 1947, au sujet de grèves non officielles : « Ce furent, effectivement, des grèves dirigées contre le gouvernement et contre le président du conseil Gottwald... Ce qui est plus grave, c'est que ces grèves contre l'ordre légal se produisirent après la révolution. Elles ont donc un caractère anarchiste et terroriste » (East Europe, 26 mars 1947). Bien entendu, ceux qui tirèrent le bénéfice direct de la suppression des grèves « anarchiques » furent non pas le Dr Drtina et ses amis, mais Gottwald et les siens. En Roumanie, le décret n° 183 interdit la grève et la définit « une agression économique ». La participation est punie d'une peine d'emprisonnement variant de un à douze ans et d'amendes allant de 10 000 à 100 000 lei. Un membre du parti communiste dans les pays occidentaux, recourant à la double façon de penser qui lui est si habituelle, trouvera parfaitement normal de réprouver les grèves en Russie et dans les démocraties populaires (sauf, naturellement, en Yougoslavie, après le 28 juin 1948, date de l'excommunication prononcée contre Tito par le Kominform), tout en s'opposant à toute limitation du droit de grève dans les entreprises possédées par un organisme public, démocratiquement élu, dans son propre pays.

Les premières mesures pour interdire aux travailleurs le droit de changer leur lieu d'emploi ont déjà été prises. Le 16 avril 1948 a été promulguée en Yougoslavie une loi défendant à tout employé de l'État de le faire sans l'autorisation d'une commission spéciale du gouvernement. Le 19 août, Radio Sofia annonça que le Directoire du Travail avait décidé que les ouvriers « n'auraient plus le droit de changer de lieu de travail sans la permission » de l'administration de l'usine. L'autorisation d'embaucher ou de débaucher serait accordée en fonction des besoins de la production. Les ouvriers qui quitteraient leur emploi sans la permission du Directoire du Travail seraient renvoyés à leurs places primitives, conformément au décret du cabinet n° 7. S'ils ne retournaient pas volontairement, ils pourraient être convoqués par le bureau spécial du travail (c'est-à-dire affectés aux groupes de travailleurs forcés). En Hongrie, le gouvernement a publié, le 9 janvier 1950, un décret frappant de peines très sévères les travailleurs quittant leur emploi sans autorisation. Dans toutes les « démocraties populaires », le livret de travail russe a été adopté. Une « amélioration » a été introduite en Yougoslavie, chaque citoyen possède une karakteristika faisant foi de la confiance politique qu'on peut lui accorder, et qu'il doit montrer chaque fois qu'il se présente pour obtenir un emploi. Le fascicule étant scellé, il ignore ce qu'il contient et n'est pas en mesure de faire appel contre ce qui s'y trouve porté.

Travail servile

Le travail servile est une institution qui joue un rôle d'une importance capitale en Russie, il commence à faire son apparition dans les pays satellites et est certainement destiné à s'y développer.

D.-J. Dallin donne quelques chiffres au sujet des travailleurs forcés de Russie dans le livre Forced Labor in Soviet Russia (Londres, 1948), qu'il a écrit en collaboration avec B. I. Nicolaevsky. « Kiseliev-Gromov, qui fut un fonctionnaire du G. P. U. dans les camps du nord, déclare qu'il y avait seulement 30 000 hommes dans ces camps en 1928... D'après lui, il y aurait eu un total de 662 257 prisonniers dans l'ensemble des camps en 1930... » (p. 52). Se basant sur tous les témoignages dont on peut disposer, Dallin aboutit à conclure que le nombre de ces prisonniers approchait de 2 millions en 1931 et qu'il était d'environ 5 millions en 1933-1935. Toujours d'après lui, ce chiffre aurait été compris entre 8 et 15 millions en 1942 (p. 53-62). L'ancien dirigeant communiste yougoslave Anton Ciliga, qui passa plusieurs années dans un camp de concentration russe, estime le nombre des prisonniers à une dizaine de millions (The Russian Enigma, Londres, 1940, p. 249).

Les citations suivantes, tirées de la Pravda, constituent la preuve concluante de l'existence du travail servile à grande échelle en Russie. Le 4 juin 1947, le présidium du Soviet suprême de l'U. R. S. S. fit paraître un décret sur la « protection de la propriété privée des citoyens », dont l'article 1er déclarait : « Le vol — c'est-à-dire l'appropriation clandestine ou ouverte de la propriété privée des citoyens — est passible de la détention dans un camp de redressement pendant une période de cinq ou six ans. Le vol commis en bande ou en récidive est passible de la détention dans un camp de redressement pour une période de six à dix ans » (Pravda, 5 juin 1947).

Le même jour parut un autre décret sur les « détournements de biens publics ou d'État » qui comprenait les articles suivants :

1. Le vol, l'appropriation ou le détournement de fonds appartenant à l'État est passible d'une détention de sept à dix ans dans un camp de redressement, avec ou sans confiscation des biens.
2. Le détournement de fonds appartenant à l'État, effectué en récidive, ou par un groupe organisé, ou sur une grande échelle, est passible d'une détention de dix à vingt-cinq ans dans un camp de redressement, avec confiscation des biens.
3. Le vol, l'appropriation, les détournements commis au préjudice d'une ferme collective, d'une coopérative ou de toute autre organisation d'État est passible d'une détention de cinq à huit ans dans un camp de redressement, avec ou sans confiscation des biens.
4. Les détournements effectués au préjudice d'une ferme collective, d'une coopérative ou d'une autre organisation d'État, pour la seconde fois, ou par un groupe organisé, ou sur une grande échelle, sont passibles d'une détention de huit à vingt ans dans un camp de redressement, avec confiscation des biens » (ibid.).

Un mois après la promulgation de ces décrets, le ministère public de l'U. R. S. S. publia dix exemples de la façon dont ils étaient appliqués (Pravda du 9 juillet 1947).

1. Dans la ville de Saratov, V. F. Youdine, qui avait été précédemment condamné pour vol... déroba du poisson dans une sécherie. Le 24 juin 1947... il a été condamné à quinze ans de détention dans un camp de redressement par le travail...
2. Le 11 juin 1947, un électricien des lignes de transport d'énergie sur la ligne du chemin de fer Moscou-Ryazan, D. A. Kiselev, vola des fourrures dans un wagon... Le 24 juin 1947, le tribunal de guerre du chemin de fer Moscou-Ryazan l'a condamné à dix ans de détention dans un camp de redressement par le travail.
3. Dans la ville de Pavlov-Posad (région de Moscou), L. N. Markelov... vola des vêtements à la filature de cette ville. Le 20 juin 1947, il a été condamné à huit ans de détention dans un camp de redressement par le travail.
4. Dans le district de Rodnikov (région d'Ivanov), Y. V. Smirnov et V. V. Smirnov... volèrent 375 livres d'avoine dans une ferme collective. Le 26 juin 1947, ils ont été condamnés tous les deux à huit années de détention dans un camp de redressement par le travail.
5. Dans le district de Kirov (Moscou), E. K. Smirnov, chauffeur, a été arrêté pour avoir volé 22 livres de pain dans une boulangerie. Le tribunal du peuple... l'a condamné à sept ans de détention dans un camp de redressement par le travail.
6. A Saratov, E. I. Gordeyev... vola divers objets dans un magasin. Le 21 juin 1947... il a été condamné à sept ans de détention dans un camp de redressement par le travail.
7. A Kouibychev, E.-T. Polouboyarov vola un portefeuille à un voyageur du train.. Le 4 juillet, il a été condamné à cinq ans de détention dans un camp de redressement par le travail.
8. Le 7 juin 1947, à Kazan, au marché de la ferme collective, V. E. Boukine arracha de l'argent des mains du citoyen Pustinsky... Le 20 juin 1947... il a été condamné à huit ans de détention dans un camp de redressement par le travail.
9. Le 6 juin 1947, au village de Soubovka, dans le district de Koutousovsk (région de Kouibychev), A. A. Tchoubarkine et V. G. Morozov volèrent dans un grenier 88 livres de pommes de terre appartenant au citoyen Presnyakov. Le 17 juin 1947... tous les deux ont été condamnés à cinq ans de détention dans un camp de redressement par le travail.
10. Le 5 juin 1947, à Moscou... K. V. Greenwald, précédemment condamné pour vol, profita de l'absence de son voisin, le citoyen Kovalev, pour entrer dans la chambre de celui-ci et y dérober divers ustensiles de ménage. Greenwald a été condamné... à dix ans de détention dans un camp de redressement par le travail. »

Le fait que des gens volent du pain et d'autres articles de première nécessité, malgré la terrible menace d'une détention minimum de cinq ans dans un camp de travail forcé, démontre qu'ils souffrent d'une terrible pauvreté.

Que le labeur servile soit très largement répandu en U. R. S. S., c'est démontré, non seulement par les très nombreux témoignages fournis par d'anciens détenus des camps (rassemblés dans le livre de Dallin et Nicolaevsky cité plus haut) et par les peines, publiées par la presse soviétique, attribuées aux auteurs des crimes les plus élémentaires — si un vol de pain peut être qualifié de crime, —mais aussi par d'autres faits qui, pour être indirects, n'en sont pas moins concluants. La loi soviétique accorde le droit de vote à toutes les personnes âgées d'au moins dix-huit ans, à l'exception de celles qui sont détenues dans les camps de redressement par le travail. Lors des élections de 1946, il y eut 101,7 millions d'électeurs. Cette même année, la population de l'U. R. S. S. s'élevait à 193 millions d'âmes. D'après le recensement de 1939, il y avait 58,4 % de personnes âgées de dix-huit ans et plus. En 1946, ce pourcentage était encore plus élevé parce que, premièrement, la proportion des enfants dans les populations des pays annexés à la Russie (Lithuanie, Lettonie, Esthonie, etc.) était plus basse que dans celle de l'U. R. S. S. dans ses frontières de 1939 et, deuxièmement, la guerre amena un taux de mortalité plus grand chez les enfants que chez les adultes. En admettant que le pourcentage des gens d'au moins dix-huit ans fût le même en 1946 qu'en 1939, cette catégorie comprenait 112,7 millions de personnes. Le nombre des électeurs inscrits étant seulement de 101,7, la différence, soit 11 millions de gens, devait représenter les détenus des camps de travail.

Jusqu'à maintenant, les renseignements venant de source officielle sur l'existence des camps de travail forcé dans les pays satellites sont demeurés assez rares. L'agence d'informations tchécoslovaque a annoncé, le 5 octobre 1948, que des camps de ce genre allaient être ouverts en vertu d'une loi approuvée ce même jour par le conseil des ministres.

Au cours du débat sur le nouveau code pénal voté le 27 juin 1950 par le parlement, le député Patchova déclara : « La loi spécifie que les condamnés doivent recevoir des emplois utiles leur permettant, après leur libération, de rejoindre les rangs des travailleurs. D'autre part, tout homme condamné comme ennemi de la démocratie populaire et qui ne témoigne pendant l'accomplissement de sa peine d'aucune amélioration justifiant l'espoir qu'il pourra mener la vie d'un honnête travailleur peut être envoyé dans un camp de travail forcé après l'achèvement de cette peine. » Ces paroles suffisent, à elles seules, à prouver qu'il existe des camps de travail forcé en Tchécoslovaquie. Les mieux connus se trouvent à Joakimov et à Kladno.

En Roumanie, une loi du 14 janvier 1949 fixe des peines très sévères — allant jusqu'à la mort — pour les négligences commises en service dans l'industrie. Bien évidemment la plupart de ceux qui seront arrêtés en vertu de cette loi ne subiront pas le châtiment capital, mais constitueront des recrues pour les camps de travail forcé. D'autres « crimes », en dehors de ces négligences, sont également punis des travaux forcés, comme le démontre le fait que plusieurs milliers de Juifs, dont des dirigeants sionistes, ont été envoyés dans ces sortes de camps en Roumanie (Londres, Jewish Chronide, ,4 août 1950).

The Times du 13 juin 1950, parlant du travail forcé en Yougoslavie, écrit : « Afin de déraciner l'opposition du Kominform à l'intérieur du parti communiste et d'obliger les paysans à effectuer les livraisons prescrites, le gouvernement a procédé à de nombreuses arrestations qui, sans être sans doute comparables à ce qui se passe en Russie, n'en rendent pas moins la population concentrationnaire très supérieure à tout ce qu'on peut trouver à l'ouest. En Grande-Bretagne, où la population est environ trois fois plus grande qu'en Yougoslavie, le nombre des détenus est à peu près de 20 000. La plupart des observateurs estiment que le chiffre des gens actuellement en prison en Yougoslavie est compris entre 100 000 et 200 000. » « La majeure partie de ces prisonniers servent de réserve de main-d'œuvre très utile pour les travaux publics... »

Des confirmations officielles indirectes sur l'existence de camps de travail forcé paraissent de temps à autre en Hongrie ainsi que des indications sur la gravité des « crimes » qui en ouvrent les portes. C'est ainsi que Radio-Budapest a annoncé, le 21 août 1950, que I. Olajos, ouvrier à la manufacture de wagons de Gyöv, avait été condamné à six ans de travail forcé pour escroquerie sur son salaire.

En Bulgarie, les camps les plus notoires se trouvent à Kuznian, près de Pernik, et à Belene.

En Pologne, le plus connu est celui de Milecin.

Si l'on sait si peu de chose sur les camps de travail forcé dans les « démocraties populaires », c'est principalement parce que les gouvernements s'efforcent par tous les moyens de dissimuler la hideuse vérité qui constitue un abominable outrage aux conceptions du « socialisme » et de la « démocratie » que les partis communistes affirment avoir établis. Il faut tenir compte de deux autres facteurs. Comme le dit Juvénal : « Personne n'atteint du premier coup au sommet du vice. » Il a fallu de nombreuses années à la Russie pour posséder des camps avec des millions de détenus. Si l'on admet que la proportion des prisonniers dans la population est à peu près la même qu'en Yougoslavie dans toutes les « démocraties populaires », il doit exister entre 500 000 et 1 000 000 de détenus au total. L'U. R. S. S., avec une population double de celle des démocraties populaires, avait moins d'un million d'esclaves en 1930 et deux millions en 1931. Deuxièmement, il est extrêmement probable que le travail servile, tout en se développant, n'atteindra jamais en Europe orientale l'ampleur qu'il a prise en Russie. Il est, comme l'a démontré Adam Smith, très improductif, convenant surtout aux besognes manuelles ne nécessitant pas un équipement industriel moderne, telles que l'abattage du bois, la construction de routes, de chemins de fer, d'établissements industriels de grande envergure, de réseaux d'irrigation, de canaux. Plus les travaux réclament d'outillage et d'ouvriers qualifiés, moins la main-d'œuvre servile est profitable. Selon toute probabilité, la Tchécoslovaquie en aura moins que la Bulgarie ou la Roumanie, et les « démocraties populaires », prises dans leur ensemble, moins que la Russie.

Il est très difficile, sinon impossible, de faire la distinction entre le travail volontaire et le travail forcé dans un régime totalitaire. Si ce n'était pas évident, les paroles suivantes de Tito (prononcées au congrès commun de la Jeunesse communiste et de la Jeunesse populaire, en décembre 1948) suffiraient pour le montrer : « Il existe, naturellement, des étudiants qui ne sont pas très chauds pour le travail volontaire ou qui refusent de participer à des besognes volontaires... Tel fut le cas d'un petit nombre que nous avons dû récemment expulser de l'Université de Belgrade et d'autres encore... »

La répartition de la production sociale

Beaucoup de communistes admettent qu'en Russie et dans les pays satellites l'administration exerce un contrôle total sur l'appareil de l'État et dirige ainsi l'économie. Mais ils proclament qu'elle agit uniquement de manière à servir les intérêts du peuple.

Prétendre que des gens, disposant entièrement des moyens de production, ne prélèvent pas tout ce qu'ils peuvent sur celle-ci pour eux-mêmes équivaut à expliquer la conduite économique de l'homme par ses intentions : étrange raisonnement de la part de ceux qui affirment avoir une conception matérialiste de l'Histoire. D'autant plus que nous entendons dire, des mêmes lèvres, qu'en Amérique et ailleurs, sous le capitalisme ayant la propriété privée pour base, les simples miettes tombant de la table de la bourgeoisie suffisent pour acheter et corrompre l' « aristocratie du travail » — les fonctionnaires des syndicats, etc. — et les éloigner de la classe ouvrière. Staline et ses associés ont à leur portée, et eux seuls, toute la nourriture se trouvant sur la table, mais ils sont apparemment incorruptibles et resteront à jamais fidèles aux travailleurs. C'est faire de la taupinière une montagne, et de la montagne une taupinière.

Toute l'expérience historique conduit à la conclusion inévitable que, lorsqu'un groupe d'hommes disposent de façon absolue de la propriété des moyens de production, ils tirent inéluctablement de cette production tous les bénéfices personnels possibles.

La répartition du revenu national entre les différents groupes sociaux est tenue strictement secrète dans les « démocraties populaires ». Nul doute que, si le gouvernement britannique s'abstenait de publier les statistiques de ce genre, le parti communiste ne l'accusât, à juste titre d'ailleurs, de vouloir dissimuler la vérité au peuple. Néanmoins, des fragments d'informations publiées par les journaux permettent de se faire une idée de la grande différenciation des revenus.

L'organe officiel la Bulgarie libre, du 15 mars 1947, déclare que, dans ce pays, le rapport entre le salaire minimum et le salaire maximum parmi les employés de l'État est de 1 à 5. La Yougoslavie nouvelle, qui avait adopté le rapport 1/3,2, accroît graduellement la différence. En France, il est 1/6 ; aux États-Unis, 1/10 ; dans l'U. R. S. S. ; 1/11. C'est dans ce dernier pays que la différence est la plus considérable et les communistes bulgares l'en louent !

En Bulgarie, un chef de bureau gagnait 17 000 leva par an ; un conseiller-rapporteur, 19 500 ; un conseiller-spécialiste, 21 000 ; et un secrétaire général, 25 000. Ces traitements étaient dans de nombreux cas accrus par un « salaire supplémentaire » variant de 13 200 à 22 800 leva par an, ce qui les portait de 30 000 à 47 000 leva. Par contre, le salaire moyen de l'ouvrier était de 357,7 leva par mois, soit 4 292,4 par an (Bulgarie libre du 1er octobre 1947) et beaucoup de travailleurs non qualifiés gagnaient seulement de 150 à 200 leva par mois, soit de 1 800 à 2 400 leva par an (Bulgarie libre du 1er avril 1948), c'est-à-dire vingt fois moins que leurs parvenus de dirigeants. Il n'y a, bien entendu, pas trace des avantages en nature, tels que logements, voitures et domestiques, dont jouissent les hauts fonctionnaires.

En Roumanie, le salaire minimum d'un employé de l'État est de 3 328 lei par mois et le traitement maximum de 42 600 lei (Nouvelles roumaines du 6 février 1949). Beaucoup d'ouvriers ne gagnent pas plus de 2 000 à 2 500 lei par mois.

On peut obtenir indirectement certaines indications sur la différenciation des revenus en Pologne en utilisant le tableau indiquant le taux de l'impôt payable par les divers groupes de revenus. Il permet de se faire une idée de la différence existant entre les revenus extrêmes, mais ne révèle pas le nombre de contribuables appartenant à chacun de ces groupes. Jusqu'à 72 000 zlotys, les revenus échappent à l'impôt (il y a beaucoup de gens qui gagnent moins de 36 000 zlotys). Voici le tableau des taux :

72 000 à

80 000

zlotys

2 %

100 000 à

110 000

zlotys

3,5 %

150 000 à

170 000

zlotys

7 %

190 000 à

210 000

zlotys

9 %

250 000 à

300 000

zlotys

13 %

500 000 à

600 000

zlotys

23 %

1 000 000 à

1 200 000

zlotys

33 %

1 400 000 à

1 600 000

zlotys

37 %

2 400 000 à

3 000 000

zlotys

43 %

3 600 000 à

4 200 000

zlotys

47 %

Au-dessus de

4 200 000

zlotys

50 %

(H. W. Robinson, U. N. R. R. A., Bureau régional européen, Londres, Finance in Poland, p. 21.)


On pourrait dire, en paraphrasant Orwell : tous les hommes sont égaux, mais il y en a qui sont plus égaux que d'autres !7.

En Tchécoslovaquie, ainsi que nous l'avons déjà dit, il n'était pas rare (en 1948) de trouver des directeurs d'usine gagnant 40 000 couronnes par mois, alors que les deux tiers des ouvriers recevaient moins de 2 900 couronnes brut (c'est-à-dire avant le paiement des impôts, des cotisations, etc.). En outre, ceux qui touchaient 40 000 couronnes avaient à leur disposition une villa, une voiture avec chauffeur et d'autres revenants-bons.

Le journal bourgeois et libéral de Bénès, le Svobodné Slovo, déclarait, non sans raison, que les bureaucrates vivaient « à la façon des millionnaires..., jouissaient du confort et du luxe grâce aux villas et aux limousines qui leur étaient attribuées par les autorités, et à leurs traitements élevés ». Ces gens, continuait le journal, ne sont « sans propriété que dans la forme... » (6 septembre 1947). Le niveau de vie des masses, par contre, est très bas, comme les statisticiens officiels sont obligés eux-mêmes d'en convenir. En juin 1946, déjà, le salaire moyen d'un ouvrier de l'industrie était de 2 540 couronnes, alors que la ration alimentaire d'une famille de trois personnes coûtait à elle seule 2 721 couronnes. Et nombreux étaient ceux qui gagnaient moins que cette moyenne de 2 540 couronnes ! La situation des masses s'est encore aggravée depuis cette époque. Le correspondant de l'Associated Press à Prague n'exagérait pas en déclarant, le 15 juillet 1948 : « La Tchécoslovaquie d'aujourd'hui peut à bon droit se prétendre le pays d'Europe le plus affamé, même encore plus que l'Autriche. » Le journal socialiste viennois Arbeiter Zeitung écrivait, le 23 juin 1948 : « Les voyageurs qui viennent souvent de Prague à Vienne signalent que, pour la première fois au cours des semaines dernières, ils ont emporté des vivres non pas à l'aller, mais au retour. » Le journal citait ensuite certains prix pratiqués sur le marché noir de Prague. On pourrait rapporter d'innombrables faits analogues.

Il n'y a pas à se demander qui souffrit de la disette, résultat partiel, mais seulement partiel, de la sécheresse de l'hiver 1947-1948. Cette sécheresse ne peut expliquer l'extrême pénurie des textiles, des chaussures (dans le pays de Bata !) et de certains autres biens de consommation, ni la durée de cette disette.

Il est manifeste, d'après des chiffres officiels, que la fraction du revenu social allant aux travailleurs ne cesse de s'amenuiser. En janvier 1946, la production totale de l'industrie tchécoslovaque se vendit 9,09 milliards de couronnes ; les salaires et traitements payés dans cette industrie s'élevèrent à 2,83 milliards de couronnes, soit à 31,6 % du chiffre d'affaires. Un an plus tard, en janvier 1947, les ventes montèrent à 15,66 milliards de couronnes et les salaires et traitements à 4,03, soit 25,7 % du chiffre d'affaires. Ce déclin du pourcentage des salaires s'accompagna d'un accroissement de 50 à 78 couronnes du rendement d'une heure de travail, soit une augmentation de 56 % (Bulletin statistique de Tchécoslovaquie, publié par le bureau national de statistique, Prague, juillet 1947). Si les statistiques n'avaient compris que les salaires des ouvriers et non les traitements du reste du personnel, le déclin eût été encore plus considérable.

Le journal Utchetnictvi a Kontrola, publié par la maison d'édition des syndicats, Pràce, soumit le budget national à une analyse très poussée en vue d'obtenir une idée assez précise du coût de l'administration. Il découvrit que les frais de déplacements dans la haute administration, c'est-à-dire dans les ministères et non pas dans celle des industries nationalisées, ne s'élevaient pas à moins de 780 millions de couronnes, et l'entretien des automobiles à 180 millions. L'énormité de cette somme apparaît mieux quand on constate que les frais de déplacement de ces bureaucrates suffiraient pour donner un niveau de vie acceptable à environ 300 000 familles recevant des salaires dérisoires. L'article concluait : « L'administration publique engloutit 48 % du revenu national. Comment serait-il possible d'élever le niveau de vie du peuple tout entier, de donner satisfaction aux classes laborieuses, de payer des salaires convenables aux commis du gouvernement ? » (Tiré d'un article : « Réfléchissons aux chiffres », cité par V. Salus dans la publication du parti socialiste tchécoslovaque Cil, le 15 août 1947, sous le titre significatif : « La démocratie économique et la nouvelle noblesse »)8.

La résistance des ouvriers

Nous avons déjà parlé de la manière dont les ouvriers de Tchécoslovaquie exprimèrent leur mécontentement aux dirigeants du parti communiste en rejetant la liste des candidats officiels lors des élections aux comités d'usine en 1947, amenant ainsi le parti à abolir le scrutin secret. Mais ils le manifestèrent de plusieurs autres façons dont la plus importante fut un absentéisme de vaste ampleur qui prit les proportions d'une épidémie dans l'industrie tchécoslovaque. Au IXe Congrès du parti communiste tchécoslovaque, Slansky, secrétaire général, révéla que cet absentéisme, qui, avant la guerre, était de 2,4 à 3,5 % dans les fonderies, s'était élevé à 12 % en janvier 1949 et à 15 % en mars. La situation était encore plus critique dans le bâtiment : dans les quatre entreprises principales du seul district de Moravska-Ostrava, il avait été perdu 53 420 journées de travail, tandis qu'une autre entreprise, à Tabor, enregistrait 50 % d'absences (cité par News of Czechoslovakia de mai 1949). Le 21 septembre 1949, le premier ministre, Zapotocky, déclara au conseil des syndicats tchécoslovaques que l'absentéisme parmi les ouvriers, depuis le début de l'année, était déjà plus élevé de 37 % qu'en 1947 (Lidové Noviny, 22 septembre 1949). Même la décision prise le 24 mars 1950 par l'Assemblée nationale de retrancher des congés annuels les jours d'absence sans excuse valable ne dut probablement pas arrêter complètement cette manière qu'avaient les ouvriers de manifester leur « enthousiasme » croissant pour le régime.

Les ouvriers tchécoslovaques ne furent pas seuls à offrir de la résistance, si limitée que pût être celle-ci par le caractère totalitaire du régime. The Times publia, le 5 septembre 1949, un rapport de son correspondant à Budapest sur une conférence tenue par le parti communiste du Grand Budapest — où est concentré plus de 60 % de l'industrie hongroise — et à laquelle assistèrent tous les principaux chefs du parti. « Le rapport (de la conférence) déclare que la production stagne dans la plupart des industries et a baissé dans certaines. Entre février et juillet, elle a diminué de 17 % dans l'ensemble de l'industrie manufacturière... » « Beaucoup trop d'ouvriers se réclament de l'assistance médicale : 11 % dans une usine au cours d'une semaine récente ; 12 % dans une autre. On cite des cas de blessures volontaires. » Rákosi déclara dans son discours que, dans de nombreuses entreprises, le nombre de jours d'absence pour maladie était deux ou trois fois plus élevé qu'avant la guerre (Neue Zürcher Zeitung, 6 septembre 1949). Il annonça, le 31 août 1949, que la productivité avait baissé de 10 à 15 % au cours des mois précédents.

En Pologne, une épidémie d'absentéisme poussa le gouvernement à prendre des mesures rigoureuses. Le 19 avril 1950, le Sejm vota une loi relative à la « discipline socialiste du travail ». Les ouvriers manquants sont frappés de peines extrêmement sévères. Ceux qui s'absentent plus de trois jours dans l'année, sans raison jugée valable, subissent une réduction de salaires de 10 à 25 % pendant une période pouvant atteindre trois mois.

Les ouvriers yougoslaves utilisèrent aussi l'arme de l'absentéisme pour lutter contre les mauvaises conditions dans lesquelles ils travaillaient. The Times du 1er novembre 1950, citant le journal syndical de Belgrade Rad, déclarait : « Dans les mines de charbon, l'absentéisme a atteint 19 % en Serbie, 17,5 % en Croatie, 15 % en Slovénie et 14 % en Bosnie-Herzégovine. Le plan fait état d'un absentéisme maximum de 11 %.» Dans le discours prononcé à l'Assemblée fédérale, le 17 avril 1950, Tito annonça : « En 1949, la perte des journées de travail a été de 26,26 %. Le chiffre a atteint 33 % en Croatie, dont 21 % en jours de congés et en absentéisme. Ceci démontre qu'on sait mal lutter pour renforcer la discipline... » Les ouvriers changent également beaucoup de lieu d'emploi. Parlant devant le Parlement serbe, Jovan Vesilinov, vice-président du Conseil, signala qu'au cours de dix mois de 1949 les entreprises d'État de Serbie embauchèrent 628 064 personnes, mais perdirent 430 050 ouvriers qui avaient quitté leur emploi (The New York Times, 29 janvier 1950). Le Borba du 21 août 1950 déclara que, dans les mines et les raffineries de plomb de Treptcha, qui sont parmi les plus considérables du monde, quelque 11 000 ouvriers furent embauchés en 1949, dont 10 500 s'en allèrent avant la fin de l'année, à cause des mauvaises conditions de travail, des payes irrégulières, « ordinairement entre le 15 et le 20 du mois, souvent entre le 25 et le 30 », et du retard dans la distribution des rations (en août, elles furent délivrées avec dix jours de retard et, dans l'intervalle, les ouvriers durent se passer de pain).

Le gouvernement prit des mesures rigoureuses pour lutter contre l'absentéisme et les trop fréquents changements d'emploi. Le 26 janvier 1950, il promulgua un décret proclamant que les cartes de ravitaillement seraient retirées à tous ceux qui quitteraient leur emploi sans autorisation, et qu'ils n'en recevraient pas de nouvelles. Le décret prescrivait aussi d'inclure dans les contrats de travail une clause obligeant un ouvrier à rembourser à l'entreprise toute perte de production résultant d'une absence injustifiée de sa part.

Le déclin de la qualité de ce que produisent les ouvriers constitue un autre symptôme de leur mécontentement croissant. Dans le discours cité plus haut, par exemple, Rákosi déclara que le pourcentage des déchets dans les fonderies Manfred Weiss, la seconde, par ordre d'importance, des usines métallurgiques de Hongrie, était passé de 10,4 à 23,5. En Pologne, en 1948, sur 67 millions de tonnes de charbon, il y avait 1 100 000 tonnes de pierres. En 1949, le pourcentage de pierres atteignit 5 %. En 1948 et 1949, une importante proportion des exportations de la Tchécoslovaquie — dont les produits avaient une réputation de bonne qualité — lui fut retournée pour malfaçons.

Les admonestations des dirigeants aux ouvriers ont souvent un tel caractère qu'elles ne laissent pas le moindre doute sur l'indocilité de ceux-ci. István Kossa, ministre hongrois de l'Industrie, déclara à Debreczen, le 6 décembre 1948 : « Les ouvriers ont pris une attitude terroriste envers les directeurs des industries nationalisées », et il les menaça des travaux forcés.

Tchivu Stoica, ministre roumain de l'Industrie, s'adressant le 25 décembre 1948 aux ouvriers de l'usine Resita, le plus grand établissement métallurgique du pays, les accusa de n'avoir pas réalisé les prévisions du plan et d'être des « agents des capitalistes ».

En Yougoslavie, Edvard Kardelj, vice-président du conseil, attaqua dans son rapport au Ve Congrès du parti communiste (juillet 1948) les ouvriers qui manifestaient « de la résistance aux normes réalistes, contre la compétition et, d'autre part, formulaient des demandes exagérées en ce qui concernait les salaires ». « Il est évident que les conséquences d'une telle situation sont une diminution de la discipline du travail, un appui insuffisant aux rationalisateurs et aux innovateurs dans la réalisation et l'application de leurs propositions, une conduite incorrecte et inamicale envers les chefs d'entreprises, une attitude déplorable envers les compétitions ». (Le parti communiste yougoslave dans la lutte pour la nouvelle Yougoslavie, pour l'autorité du peuple et pour le socialisme, Belgrade, 1948, p. 87-88.)

Si les ouvriers restent néanmoins membres des partis communistes — comme l'indiquent les statistiques officielles, — ce n'est pas parce qu'ils en sont enthousiastes, mais parce qu'il est trop dangereux de les quitter. Ceux qui abandonnent le parti risquent (au minimum) de subir des sanctions économiques. C'est clairement démontré par quelques chiffres rendus publics, en octobre 1948, par József Révai, rédacteur en chef du Szabad Nép, quotidien du parti communiste hongrois. Ce journal, déclara-t-il, était lu seulement par 12 % des membres du parti. Aux grandes usines M. A. U. A. G., par exemple, où 6 000 des 8 000 ouvriers sont membres du parti, 780 seulement lisent le journal. (Pour une paix durable, pour une démocratie populaire !, 15 octobre 1948.) Un très grand nombre d'ouvriers ne sont donc ainsi que des membres nominaux du parti.

Les « purges » de vaste ampleur exécutées dans ces partis expriment aussi l'hostilité croissante entre les dirigeants et leurs « partisans ». Dans celle qui eut lieu en Hongrie, il y eut près de 500 000 expulsions. En Tchécoslovaquie, l'épuration chassa 250 000 membres en 1948 et pendant le premier semestre de 1949. En Roumanie, « plus de 192 000 éléments hostiles », c'est-à-dire plus d'un cinquième de l'effectif du parti, furent « épurés » entre novembre 1948 et mai 1950. En Bulgarie, 92 500 membres et candidats, sur un total de 442 183, furent expulsés entre juin 1949 et juin 1950.

Si les ouvriers des « démocraties populaires » ne peuvent exprimer leur mécontentement lors des plébiscites contrôlés par la police et des élections prétendues générales, ceux de l'autre côté de la frontière, placés suffisamment près pour bien connaître les réalités du régime de ces « démocraties populaires », et jouissant d'assez de liberté pour exprimer leur opinion — comme en Autriche et à Berlin, — ont clairement manifesté leur désapprobation.

L'expropriation des paysans

La classe de parvenus qui règne en Europe orientale a consacré toute son énergie, en vue d'accroître ses richesses et son confort, à augmenter le nombre des travailleurs employés par les industries d'État. Elle est ainsi entrée en conflit avec les masses paysannes.

Comme nous l'avons indiqué, le progrès de l'agriculture dans les pays d'Europe orientale dépend de leur industrialisation. Leur retard originel, leur isolement de l'Europe occidentale par la division du continent en deux zones d'influence, l'exploitation impérialiste de la Russie, l'avidité de l'administration locale sont des facteurs qui entravent l'accumulation du capital nécessaire à cette industrialisation. S'il avait déjà existé une grande industrie, la campagne aurait volontiers livré ses produits à la population urbaine en échange de produits industriels et également fourni la main-d'œuvre nécessaire, l'excédent de sa population étant attiré vers les villes par le niveau élevé de vie et de culture régnant dans celles-ci. Inversement, si les villages avaient procuré aux villes les produits agricoles et la main-d'œuvre qui leur étaient indispensables, l'industrialisation aurait été beaucoup plus rapide. Ces deux conditions sont fonction l'une de l'autre. Mais la bureaucratie ne peut tolérer un développement progressif de l'agriculture et de l'industrie, elle préfère échapper à ce cercle vicieux par la « collectivisation » forcée.

Les réformes agraires effectuées précédemment ont eu pour effet, pendant un certain nombre d'années au moins, non seulement de ne pas accroître les excédents agricoles disponibles pour le ravitaillement des villes, mais, au contraire, de les réduire. C'est parce que les grands domaines fonciers, cultivés par des fermiers ou par des ouvriers agricoles, disposent évidemment d'excédents plus considérables que les petites fermes paysannes, même si les uns et les autres ont la même productivité. Les réformes agraires, en partageant les grands domaines en petites fermes, ont eu pour résultat immédiat de faire baisser la quantité de produits agricoles livrés aux marchés. Les augmentations nécessaires à l'industrialisation auraient pu être obtenues par l'encouragement des cultures des koulaks, mais c'eût été peu sage du point de vue de la bureaucratie, car c'eût été créer, socialement et politiquement, une nouvelle classe dirigeante obstinément attachée à la propriété privée, tandis qu'économiquement il en serait résulté une demande accrue de marchandises industrielles par les koulaks en échange de leurs produits. La bureaucratie désirait trouver une façon moins onéreuse de se procurer ceux-ci. Elle pouvait avoir recours aux impôts et aux réquisitions. Mais il était impossible de compter sur ces mesures pour procurer les larges quantités de produits nécessaires à l'industrialisation rapide, le paysan, mécontent, pouvant « faire grève », diminuer l'étendue de ses semailles, négliger ses champs, de façon à diminuer les quantités passibles des réquisitions, voire dissimuler une partie de sa récolte, car il est impossible de surveiller étroitement des millions de petits paysans, répartis entre des milliers de villages. Toutes ces difficultés disparaissent virtuellement, et il est plus facile de se procurer les livraisons exigibles si ces millions de paysans sont concentrés dans quelques dizaines de milliers de grandes fermes. Ces paysans, il est vrai, peuvent réagir contre leur expropriation et leur rassemblement dans des camps de demi-servage en massacrant leur bétail. Il peut en résulter une diminution de la production agricole pendant un certain nombre d'années et des famines, avec leur cortège de morts, mais peu importe. Tout va bien si la quantité de produits agricoles tombant entre les mains de l'État augmente. La « collectivisation » permet aussi à l'État de contrôler la main-d'œuvre agricole et, si les salaires ne sont pas assez élevés dans les villes pour séduire des gens de la campagne, ceux-ci y seront attirés par la mécanisation de l'agriculture et l'élimination des bouches inutiles dans les « fermes collectives ». En outre, si l'on entreprend de grandes constructions réclamant peu de travailleurs qualifiés et pouvant être exécutées sans ou presque sans machines (car la bureaucratie préfère « dépenser » le moins possible des machines onéreuses dont elle a besoin pour l'industrialisation et l'armement), les « fermes collectives » peuvent fournir une ample quantité de cette main-d'œuvre à bon marché, prélevée sur les « koulaks », c'est-à-dire sur ceux qui osent opposer de la résistance à la bureaucratie. Jusqu'à maintenant, il a été impossible de prouver que tel serait le sort de l'agriculture dans les pays satellites parce que le processus n'en est encore qu'à ses tout premiers stades. Il n'en est pas moins clair que c'est la tendance, comme le démontrent les événements survenus jusqu'ici et l'histoire agricole de la Russie depuis 1928.

L'exemple de la « collectivisation » russe

Le tableau suivant montre l'influence de la collectivisation sur la production agricole de la Russie :


SURFACES ENSEMENCÉES

PRODUCTION BRUTE DE BLÉ

BÉTAIL


Total

Blé

Plantes techniques




(millions d'hectares)

(millions de quintaux)

(millions de têtes)


_

_

_

_

_

1928

113,0

92,2

8,6

733,2

70,5

1929

118,0

95,9

8,8

717,4

67,1

1930

127,2

101,8

10,5

835,4

53,0

1931

136,3

104,4

14,0

694,8

47,9

1932

134,4

99,7

14,9

698,7

40,7

1933

129,7

101,6

11,9

808,2

38,4

1934

131,4

104,7

10,7

804,6

42,4

1935

132,8

103,4

10,6

810,9

49,2

1936

133,8

102,4

10,8

744,6

56,7

1937

135,3

104,4

11,2

1 082,6

57,0

1938

136,9

102,4

11,0

854,9

63,2

(S. N. Prokopovicz, Russlands Volkswirtschaft unter den Sowjets, Zurich, 1944, p. 133.)


On peut constater que, dix ans après le début de la campagne pour la « collectivisation », le bétail avait diminué de 10 %, tandis que la production brute de blé était de 16 % plus élevée. La principale raison de cette augmentation fut la mise en culture de nouvelles surfaces de steppes qui exigeait des machines agricoles. La surface ensemencée s'accrut de 21 % et celle des emblavures de 11 %.

Le calcul suivant, fait par W. E. Moore, démontre que la productivité du travail agricole ne fut pas plus élevée, en Russie, de 1931 à 1935, malgré la mécanisation, que dans les pays d'Europe orientale :

PRODUCTION PAR PERSONNE DÉPENDANT DE L'AGRICULTURE ET PAR HOMME TRAVAILLANT A CELLE-CI, MOYENNE POUR 1931-1935


Par personne

Par homme


(unités de récolte)

_

Tchécoslovaquie

45

146

Hongrie

33

96

Pologne

21

72

Roumanie

21

67

Bulgarie

20

70

Yougoslavie

17

55

Albanie

10

32

U. R. S. S.

17

53

(Op. cit., p. 35.)


Même en tenant compte de l'amélioration subie par la production agricole, en Russie, après 1935, il est clair que cette production par homme travaillant à l'agriculture n'était pas plus élevée que celles de la Roumanie, de la Bulgarie ou de la Pologne, et devait demeurer très inférieure à celles de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie.

Est-ce à dire que les maîtres de la Russie aient manqué le but qu'ils cherchaient par la « collectivisation » ? On peut répondre à cette question en étudiant la proportion de produits agricoles prélevés par l'Etat sous la forme de livraisons obligatoires :


RÉCOLTE

LIVRAISONS OBLIGATOIRES

PARTIE CONSERVÉE PAR LES AGRICULTEURS


Brute

Nette*

Quantité

% du total brut

% du total net

Millions de quintaux








_

_

_

_

_

_

_

1927-28

728,0

605,9

112,2

15,4

18,5

493,7

100

1932-33

698,7

570,1

185,2

26,5

32,5

384,9

77,9

1933-34

808,2

677,1

228,7

28,3

33,8

448,4

90,8

1934-35

804,6

669,5

226,6

28,1

33,8

442,9

89,7

1935-36

810,9

677,5

249,3

30,7

36,8

428,2

86,7

1936-37

744,6

612,5

260,0

34,9

42,4

352,5

71,4

* Après déduction des semailles.

(Prokopovicz, op. cit., p. 136,138.)


De 1927-1928 à 1936-1937, les livraisons obligatoires à l'État passèrent de 112,2 millions de quintaux à 260 millions (soit une augmentation de 131,8 %), leur part dans la récolte brute de 15,4 % à 34,9 %, et dans la récolte nette de 18,5 % à 42,4 %.

Ces livraisons obligatoires sont virtuellement des impôts directs, car le prix payé par l'État, pour les produits ainsi obtenus, n'est qu'une très faible partie (pas même 5 %) de celui qu'il fait payer au consommateur.

Il est intéressant de noter ce que Lénine écrivait dans son livre La question agraire en Russie à la fin du XIXe siècle (1908) : « Les paysans ne possédant pas de cheval, et ceux qui en possèdent un seul (c'est-à-dire les très pauvres – Y.G.) payent sous la forme d'impôts un septième et un dixième de leurs dépenses brutes. Il est douteux que les redevances des serfs fussent aussi élevées... » Les agriculteurs de la « patrie du socialisme » payent beaucoup plus que cela9.

La collectivisation a transformé en prolétaires non seulement les paysans qui entrèrent dans l'industrie, mais ceux qui demeurèrent dans les campagnes. L'immense majorité des agriculteurs sont en réalité, sinon en théorie, des gens ne possédant aucun de leurs moyens de production : ils sont contraints d'exécuter un nombre sans cesse croissant de journées de travail dans les kolkhozes pour un salaire dérisoire, inférieur même à celui des travailleurs non qualifiés dans les villes. Le tableau suivant montre l'élévation du nombre de journées de travail effectuées par chaque famille au kolkhoze par comparaison avec la quantité de blé restant à chacune de ces familles après les livraisons obligatoires.

Pour ajouter aux difficultés des pauvres agriculteurs, ils ne sont pas astreints au même nombre de journées de travail. La classe supérieure des kolkhozniki en fournit beaucoup moins que la classe inférieure. Mais leur rémunération est en raison inverse du temps ainsi dépensé.


MOYENNE DES « JOURNÉES DE TRAVAIL »* PAR FAMILLE

BLÉ CONSERVÉ PAR FAMILLE APRÈS LES LIVRAISONS OBLIGATOIRES


Nombre

Index

Quintaux

Index


_

_

_

_

1932

257

100

15,8

100

1933

315

122,5

19,3

122,1

1934

354

133,4

20,1

127,2

1935

378

147,1

20,5

129,7

1936

393

152,8

17,3

109,5

* Une « journée de travail » équivaut à un jour de travail physique d'un kolkhoznik non qualifié. Le travail physique d'un ouvrier qualifié vaut deux, trois « journées de travail » ou plus.

(Prokopovicz, op. cit., p. 136, 138, 164.)


Il y a encore moins de raisons de dire que les agriculteurs russes d'aujourd'hui possèdent leurs moyens de production qu'en parlant des serfs du XIXe siècle.

Mlle D. Warriner a noté, en 1940, au sujet de la productivité de l'agriculture soviétique : « La Russie, tant avant qu'après la collectivisation, a toujours eu une productivité inférieure à celle de l'Europe orientale... Cette collectivisation n'a guère accru la productivité en réformant le statut des paysans. Les récoltes sont encore plus faibles en Russie que dans n'importe quelle autre partie de l'Europe orientale, et la densité du bétail encore plus basse... » (Eastern Europe after Hitler, Londres, 1940, p. 4). Mlle Warriner écrit en un autre endroit : « La production de blé par homme est légèrement plus élevée que dans les régions les plus pauvres de l'Europe orientale, et la valeur, en termes de produits industriels, certainement plus basse » (Economies of Peasant Farming, Londres, 1939, p. 188). En ce qui concerne le niveau de vie des agriculteurs russes par rapport à ceux de l'Europe, elle dit encore : « Telles que les choses sont actuellement, sur la base du pouvoir d'achat, le paysan russe n'est certainement pas aussi à son aise que les paysans de Pologne. » « Dans les fermes soviétiques, la consommation de viande doit être plus faible que dans les fermes polonaises, celle du lait également » (Ibid., p. 188-189)10. Pour donner une idée approchée de ce qu'était le niveau de vie des paysans polonais avant la guerre, citons encore ce passage : « La pauvreté des paysans polonais était proverbiale. On dit qu'au cours de la crise ils coupaient une allumette en quatre ou cinq et faisaient bouillir leurs pommes de terre plusieurs fois de suite dans la même eau, de manière à économiser le sel... Selon le ministre polonais des Finances, le revenu moyen en argent d'un paysan, en 1934-1935, était de onze groszy (environ un penny) par jour... » (Henryk Frankel, Poland, The Struggle for Power, 1772-1939, Londres, 1946, p. 134).

L'analyse de Mlle Warriner, basée sur des statistiques soviétiques, confirme la conclusion obtenue par Victor Serge d'après ses contacts directs avec des travailleurs russes : « L'immense majorité des paysans vivent plus pauvrement qu'avant la collectivisation, c'est-à-dire, dans l'ensemble, à un niveau inférieur à celui d'avant-guerre » (op. cit., p. 341). Les paysans ne gagnèrent rien à la « collectivisation », mais cela ne diminue pas le moins du monde le succès de celle-ci du point de vue du capitalisme d'État bureaucratique.

Mlle Warriner eut parfaitement raison de dire au sujet de ses résultats en Russie : « Apparemment, donc, la plus grande partie de l'accroissement de production aurait pu être obtenue en développant les fermes d'État dans les régions pauvrement peuplées et cultivées, sans collectiviser les villages dans les régions déjà occupées. S'il n'y avait pas eu de collectivisation, la perte de capital produite par le massacre du bétail aurait été évitée et la production de blé de 1931 et 1932 aurait été maintenue » (Economies of Peasant Farming, p. 174). C'est exact. Mais, alors, l'État n'aurait pas recueilli une si grande partie de la production agricole pour rien !

Les satellites suivent les traces de la Russie.

Les conditions dans lesquelles s'exécute et se poursuivra la collectivisation de l'agriculture dans les pays satellites différeront probablement de celles dans lesquelles elle fut effectuée en Russie. Elle sera, d'une part, plus modérée dans ses résultats et, d'autre part, les rendra plus rigoureux. L'influence modératrice viendra de la leçon apprise en Russie, qui empêchera le parti communiste de répéter les mêmes erreurs, en particulier de procéder à la collectivisation sur un rythme fiévreux, devançant de beaucoup l'établissement des fondations techniques indispensables au fermage à grande échelle, puis battant brusquement en retraite11 ; et aussi d'enlever tous leurs animaux — vaches, moutons, volailles — aux paysans pour les mettre dans les kolkhozes, puis de renverser la politique après le massacre de la moitié de ces animaux.

Les gouvernements d'Europe orientale sauront éviter ces précipitations et ces reculs. Selon les plans, les fondations techniques de la collectivisation seront beaucoup mieux préparées qu'en Russie. En 1933, dans celle-ci, alors que 65,6 % des paysans étaient déjà rassemblés dans les kolkhozes, il n'existait qu'un tracteur par 615 hectares de terre arable. Quand les plans actuels auront été exécutés dans les satellites, il ne se trouvera qu'une minorité de paysans dans les fermes coopératives, et il y aura un tracteur par 290 hectares. Les fermes coopératives des « démocraties populaires » laissent la plus grande partie du bétail aux paysans, en propriété privée, et arrivent même à des compromis avec les intérêts particuliers de leurs membres sur la question de la culture en commun des terres, comme on peut s'en rendre compte en examinant le genre de fermes coopératives existant dans ces pays.

En Hongrie, il en existe de trois types :

  1. Le type inférieur, dans lequel le labourage et les semailles sont seuls effectués collectivement, la suite de la culture et la récolte étant faites individuellement par les paysans. Les animaux de trait ou les machines nécessaires au labourage et aux semailles proviennent des membres de la ferme ou de la station de tracteurs d'État la plus voisine. Dans le premier cas, les propriétaires des animaux ou des machines reçoivent une rémunération fixée par la coutume. Chaque membre participe à ces frais en fonction de la quantité et de la qualité de la terre qu'il possède.

  2. Le type intermédiaire ressemble au précédent sauf que la récolte et le battage s'effectuent aussi collectivement.

  3. Dans le type supérieur toutes les terres sont réunies pour la culture en commun, sauf environ 80 ares, que chaque membre conserve à titre privé. Les membres reçoivent une rémunération correspondante à la quantité et à la qualité du travail accompli par eux, et un loyer fonction de la quantité et de la qualité des terres qu'ils apportent. Il ne peut être prélevé plus d'un quart des bénéfices pour payer ce loyer.

En Russie, les paysans appartenant au type le plus bas de la « ferme coopérative » — le kolkhoze — sont autorisés à détenir une propriété privée inférieure à celle que reçoivent les membres du type supérieur en Hongrie. Dans beaucoup de régions, chaque kolkhoznik ne peut posséder plus de 30 ares, plus de 60 dans d'autres ; dans un petit nombre de régions, le chiffre est porté à 120 ares, mais aucun loyer n'est payé pour la terre apportée.

En Yougoslavie, il existe quatre types de ferme coopérative. Dans le premier et le second, la terre demeure la propriété privée des membres qui touchent un loyer. Dans le troisième, la terre reste propriété privée, mais aucun loyer n'est payé. Le quatrième est semblable au kolkhoze russe. Jusqu'à présent, la très grosse majorité des fermes appartiennent aux deux premiers types.

En Bulgarie, le revenu net des fermes coopératives est généralement réparti de la façon suivante : 60 % est partagé entre les membres, en fonction du nombre de journées de travail fournies par eux ; 30 % sert à payer le loyer des terres en proportion de la qualité et de la quantité de celles apportées par chaque paysan. Le « Statut modèle des fermes coopératives » (adopté par la seconde conférence nationale des représentants des fermes coopératives, du 5 au 7 avril 1950) prévoit un autre mode de répartition du revenu : « un certain nombre de journées de travail, variant de 1 à 5par décare (1/10 d'hectare), selon la qualité de la terre, et fixé par la réunion générale, est attribué comme loyer à chaque membre de la coopérative. Ces journées de travail supplémentaires s'ajoutent à celles qu'il a effectivement fournies. Il reçoit des produits agricoles et animaux ainsi que de l'argent pour le total de ces journées » (art. 17 b). Pour un hectare, le propriétaire est crédité de 10 à 50 journées. La surface de terre maximum permise à un individu étant de 20 hectares (sauf en Dobroudja, où elle est de 30 hectares), un paysan qui apporte 20 hectares à la ferme coopérative reçoit en loyer l'équivalent du salaire pour un nombre de journées de travail compris entre 200 et 1 000. La ferme coopérative ne traite donc pas les paysans à égalité et ne supprime pas l'exploitation (même si nous ne tenons pas compte de l'exploitation de la coopérative dans son ensemble par la bureaucratie d'État sous forme de livraisons obligatoires, de fixation des prix agricoles, etc.).

Il existe une autre différence importante entre les coopératives d'Europe orientale et les kolkhozes de Russie. Quand un paysan quitte ce dernier ou en est expulsé, il perd tous ses droits à la propriété du kolkhoze ; quand un paysan quitte la coopérative, il est autorisé, tout au moins d'après la loi, à détacher ou à vendre le bien qu'il avait apporté ou le lot reçu en échange.

D'autre part, deux facteurs rendront les résultats de la « collectivisation » plus rigoureux dans les pays satellites qu'en Russie : 1° Ainsi que nous l'avons vu, l'augmentation de la production de blé qui suivit la collectivisation en U. R. S. S. provint surtout d'un agrandissement de la surface cultivée, mais il ne peut être question de semblable agrandissement dans les pays de l'Europe orientale. 2° Bien que celle-ci convienne moins à la production de la viande et du lait que l'Europe occidentale, mais qu'elle soit plus propre, comme la Russie, à la culture du blé, elle possède déjà plus de branches de l'exploitation agricole intensive (lait, porcs, légumes, vins, tabac, etc.) que cette dernière et leur prospérité dépend de l'existence d'une population urbaine jouissant d'un niveau de vie élevé et ne cessant de monter. Les régimes actuels ne laissent pas prévoir un tel développement.

La résistance des paysans

Quoique la « collectivisation » ait à peine commencé dans les « démocraties populaires », la politique agricole des gouvernements s'est déjà heurtée à une résistance des paysans qui ne fait que croître. C'est en partie une résistance aux réquisitions, une protestation contre le manque de produits industriels, et, en partie, une résistance à la « collectivisation » elle-même (les deux raisons ne pouvant naturellement pas être séparées dans la pratique).

Comme il fallait s'y attendre, c'est en Tchécoslovaquie, le pays le plus industrialisé du bloc des satellites (mises à part les zones d'occupation en Allemagne et en Autriche), que la résistance des ouvriers à la politique industrielle des gouvernements s'est manifestée en premier lieu et de la façon la plus forte ; pour la même raison, c'est en Bulgarie que la résistance à la politique agricole a pris le plus d'acuité. En voici les raisons : premièrement, c'est la Bulgarie qui a été la moins affectée par la réforme agraire, de sorte que ses paysans ne doivent pas beaucoup de reconnaissance au gouvernement de ce fait ; deuxièmement, c'est la Bulgarie qui possède le plus haut pourcentage de paysans occupés à certaines cultures intensives — tabac, raisin, roses ; — aussi des arguments beaucoup plus forts sont-ils nécessaires pour vaincre leur opposition à la collectivisation ; troisièmement, c'est là que la base sur laquelle s'effectue l'industrialisation du pays est la plus faible (l'Albanie exceptée) et que le plan est le plus ambitieux (après celui de la Yougoslavie), de sorte que la nécessité de pressurer les paysans y est plus grande qu'ailleurs. Ce dernier point est bien mis en lumière par les prévisions des divers plans qui visent tous à collectiviser une minorité de paysans, sauf le plan bulgare, qui s'est fixé d'en avoir 60 % dans les fermes coopératives en 1953.

La résistance paysanne a pris la forme caractéristique de la non-livraison des quantités de produits exigées. Le 10 octobre 1948, en dépit d'une excellente récolte, seul un district avait effectué ses livraisons, 13 avaient fourni entre 80 et 90 % des quantités réclamées, mais beaucoup d'autres n'avaient même pas livré la moitié (Rabotnitchesko Delo, organe du parti communiste, 15 et 17 octobre 1948). En 1949, ce fut pis. A la date ultime, le 15 mars, les semailles prescrites n'avaient été nulle part effectuées entièrement. Les emblavures étaient à 56 %, les semailles de seigle à 45 %, celles d'orge à 55 %, celles d'avoine à 51 %, et celles de tournesol à 14 % (Otechestven Front, 25 mars 1949). Le ministre de l'Agriculture signala que la collecte des graines se heurtait à de gros obstacles dans de nombreux villages. Dans celui de Dimitrievo, par exemple, le conseil local ne fit aucun effort pour remplir ses obligations et on put réunir tout au plus 1 200 kilos de blé. La coopérative de Yaboro avait des approvisionnements insuffisants, etc., etc. (Otechestven Front, 31 juillet 1949).

Le discours prononcé par Dimitrov devant le Ve Congrès du parti communiste (19 décembre 1948) révéla que même des membres du parti participaient à la résistance contre la politique agricole du gouvernement : « Dans certains villages, des membres du parti, voire des dirigeants, ne soutinrent pas la campagne menée pour assurer la nourriture du peuple, et même sabotèrent, de facto, les délivrances de céréales. Il en va de même pour certains communistes des villages qui n'aident pas à la création de fermes coopératives et quelquefois l'entravent » (G. Dimitrov, Rapport politique au Ve Congrès du parti communiste bulgare, Sofia, 1948, p. 80)12.

L'ampleur de la résistance paysanne et ses causes furent reconnues à l'assemblée plénière du comité central du parti communiste bulgare les 11 et 12 juin 1949 où, dans un excès d' « auto-critique hardie », le parti avoua ses « erreurs » et promit de relâcher sa politique de rigueur envers la paysannerie.

Un peu avant la séance plénière, le président du Conseil par intérim avait déclaré : « Aucun progrès n'a été réalisé depuis le 9 septembre 1944 dans la production des céréales, en dépit de l'importation de tracteurs et d'autres machines agricoles, et des améliorations agro-techniques considérables apportées au sol. »

L'un des rapports disait :

Il faut admettre que nous avons serré la vis trop à fond dans nos relations avec le fermier moyen... Il est nécessaire de la desserrer et de passer à des méthodes qui inciteront le fermier, et plus particulièrement le paysan moyen, par un appel à son propre intérêt, à améliorer et à accroître sa production.

La résolution adoptée par l'assemblée plénière déclarait :

Des abus se sont produits dans le système des prélèvements et ont conduit à réquisitionner, à des prix fixés très bas, pratiquement toute la partie des produits disponibles pour le marché. Ceci s'applique plus spécialement aux cultivateurs de blé qui constituent l'énorme majorité de nos paysans. Il en est résulté que les producteurs agricoles se sont vu enlever à peu près tout intérêt à développer et à accroître leur production, à améliorer sa qualité et, d'une façon générale, à augmenter la productivité du travail agricole...
Dans la constitution des fermes coopératives, il y a eu dans presque tout le pays, au lieu de la stricte application des lois, des directives du gouvernement et des instructions du parti, des réquisitions arbitraires des terres les meilleures et les plus favorablement situées, pour les incorporer à ces fermes, tandis qu'on donnait en échange, aux fermiers particuliers, des terres éloignées et peu fertiles. Les fermiers n'ont pas reçu d'indemnités correspondant à la surface et à la valeur réelle de leurs terres.
Les paysans sont contraints de rallier les fermes coopératives, alors qu'ils ne sont pas encore convaincus des avantages qu'elles présentent.

L'assemblée plénière décida donc :

1. Des transformations radicales seront apportées au système des prélèvements des redevances, de façon que, tout en sauvegardant le principe des quotas progressifs, les producteurs agricoles conservent une plus grande quantité de leurs excédents de stocks, afin de pouvoir les vendre, à prix libres, à l'État, aux coopératives et aux consommateurs.
2. Un rapport précis et honnête sera établi entre le prix des céréales et celui des autres produits agricoles, des produits industriels et des services artisanaux ; les prix des céréales seront relevés...
3. Il sera garanti aux producteurs la liberté de vendre leurs excédents directement aux consommateurs, après avoir livré leurs redevances à l'État...
8. Le ravitaillement des villages en produits industriels, venant tant des sources locales que de l'étranger, sera amélioré...
10. En certains endroits, les champs réquisitionnés à tort seront rendus aux fermiers particuliers qui ont reçu en échange des terres de moindre valeur. » (Cité par La Bulgarie libre, 1er juillet 1949.)

Le point auquel le gouvernement avait poussé l'exploitation de la paysannerie fut encore révélé plus clairement, lors du procès Kostov, par les témoignages apportés au sujet de la situation de la population agricole et par l'augmentation des prix officiels des produits agricoles qui eut lieu après l'assemblée plénière de juin.

Au cours du procès, l'inculpé Nikola Pavlov déclara que depuis quelques années jusqu'à la fin de 1948 il avait existé « un système de contingentements très strict qui opprimait les paysans... Ce système atteignit une ampleur telle que presque tout ce que produisaient les paysans leur était arraché et qu'on leur laissait à peine de quoi satisfaire aux besoins courants de leur famille. Le système englobait presque tous les produits servant à la consommation directe de la population : la laine, les œufs, la viande, le lait, les pommes de terre, même les pommes, les châtaignes et les arachides... » Il en résulta de violentes réactions. « Les paysans non seulement ne semèrent pas toutes les terres où ils avaient semé jusque là, mais ils commencèrent à les réduire. » La déposition de Kostov montra clairement que les paysans pauvres souffraient autant des prélèvements que les riches et les aisés, et n'étaient pas moins mécontents. « Le ressentiment des paysans pauvres fut également provoqué par le décret sur la collecte de la laine... selon lequel même ceux qui ne possédaient qu'un ou deux moutons devaient effectuer des livraisons »13.

La misère extrême dans laquelle le système des prélèvements plongea les paysans est bien mise en lumière par le fait qu'en 1948 ces prélèvements s'élevèrent à environ 11 milliards de leva au total, alors que les ventes sur le marché libre ne dépassaient pas 715 millions de leva.

L'augmentation des prix réalisés après la réunion de l'assemblée plénière démontre bien que ceux payés aux paysans pour les produits qu'on leur enlevait étaient extrêmement bas : le prix du blé dur passa de 19 leva le kilo à 25 (31,6 %), celui du blé ordinaire de 17 à 23 leva (35,3 %), ceux du seigle et de l'avoine de 15 à 20 leva (33,3 %), ceux de l'orge, des semences de millet et du maïs de 13 à 18 leva (38,5 %) ; ceux des graines de tournesol de 25 à 30 leva (20 %) ; ceux des haricots secs de 30 à 60 leva (100 %), celui des lentilles de 44 à 55 leva (25 %) (Otechestven Front, 2 juillet 1949).

La résistance des paysans a également contraint le gouvernement à ralentir sa campagne de « collectivisation ». L'Otechestven Front déclara, le 15 novembre 1949, que quatre-vingt-six commissions gouvernementales avaient été créées pour remédier aux erreurs commises au sujet des fermes collectives. Elles étaient chargées d'enquêter sur les activités de 1 264 fermes coopératives (2/3 du total) et d'étudier 61 854 plaintes contre des réquisitions illégales de terres, formulées par des paysans n'ayant pas encore rallié les coopératives. Dans 35 311 cas, la terre avait été restituée à ses anciens propriétaires et les responsables châtiés.

Le gouvernement bulgare, à ce qu'il semble, mène sa campagne de collectivisation avec circonspection, mais ne renonce pas à son but pour cela. Au 1er janvier 1950, il existait 1 600 fermes coopératives avec 156 500 familles et 550 820 hectares, au 1er octobre il y en avait 2 249 avec 474 800 familles et 1 883 080 hectares. Ainsi donc, 43,4 % de la population agricole est entré dans les fermes coopératives. (Rapport de Vulko Tchervenkov au comité central du parti communiste, 7 et 8 octobre 1950.)

La Bulgarie n'est pas le seul pays où les paysans font de l'opposition à la politique du gouvernement. Il existe une pénurie de vivres en Tchécoslovaquie. Ce ne sont pas les Russes qui en sont responsables, car ils n'y achètent presque aucun produit agricole. La Tchécoslovaquie n'exporte pas beaucoup de vivres non plus. Il y a eu une sécheresse, c'est vrai, mais c'était il y a deux ans et, même à cette époque, l'état du bétail, par comparaison avec la situation d'avant la guerre, était plus favorable que dans n'importe quel autre État satellite. En outre, la population avait diminué à cause de l'expulsion des Allemands des Sudètes. Cette pénurie doit donc être attribuée, au moins en partie, au refus des paysans de livrer leurs produits au gouvernement. La résistance paysanne s'exprime aussi par la lenteur des progrès de la collectivisation. Julius Duris, ministre de l'Agriculture, déclara, au IXe Congrès du parti communiste, qu'il n'existait de fermes coopératives en activité que dans 208 villages, sur un total de 13 000 (Lidové Noviny, 28 mai 1949). En de nombreux cas, il y eut des révoltes presque ouvertes à l'occasion de réunions convoquées dans les villages par le parti communiste pour lancer des coopératives, tandis que d'autres étaient boycottées par les paysans. Rudolf Slansky, secrétaire général du parti, alla jusqu'à dire : « Le parti n'a pas su mener une campagne d'explications dans ses propres rangs, de sorte que certains de ses membres, n'ayant pas été mis à même de comprendre la signification des coopératives, ni persuadés de leur utilité, ont commencé à fléchir et à tomber sous des influences réactionnaires. »

La Pologne connaît également des troubles. Le gouvernement a été obligé de fournir aux producteurs de blé beaucoup plus de produits industriels qu'il ne l'escomptait, et à des prix plus bas que ceux du marché libre (Glos Ludu, 4 mai 1948). D'autres manifestations de la résistance paysanne perturbèrent les campagnes. Selon The Times du 25 janvier 1949 : « Au cours des dernières semaines de l'année 1948, les journaux, sous contrôle du gouvernement, ont publié au moins vingt cas où des organisateurs communistes ont été tués en service dans les districts ruraux. Bien des gens estiment que le chiffre réel est beaucoup plus élevé. » Le gouvernement, alarmé, battit en retraite et, au lieu d'appliquer son plan ambitieux prévoyant la création de 7 400 fermes coopératives en 1949, réduisit son objectif à 200 seulement (The World Today, août 1949). Cette résistances des paysans, assez puissante pour ralentir l'effort de collectivisation, ne détourna pas les dirigeants communistes de leur but. Le 1er avril 1949, il existait 40 coopératives de production en Pologne, 145 au 1er octobre, 332 au 1er février 1950, 590 au 5 mars. Sur ces 590, 345 avaient été créées sur un statut analogue à celui des kolkhozes russes, 192 étaient de ce qu'on appelle le second type inférieur : 30 à 40 % de leurs revenu net est distribué à titre de loyers pour la terre et l'outillage apportés à la coopérative, et 60 à 70 % comme rémunération du travail. Cinquante-trois appartenaient au type le plus inférieur : culture en commun de terres appartenant à des propriétaires privés (Roman Zambrovski, secrétaire du comité central du parti communiste polonais, dans Pour une paix durable, pour une démocratie populaire !, 10 mars 1950). Nous pouvons supposer que le rythme de la « collectivisation » sera accéléré après l'achèvement des premières expériences. Une importante mesure dans ce sens a été la mise à parité du zloty et du rouble russe : les paysans avaient jusqu'au 13 novembre 1950 pour échanger 100 zloty anciens contre un nouveau, alors que, pour les salaires des ouvriers, on donnait trois zloty nouveaux contre cent anciens. Les paysans ont donc dû perdre leurs maigres économies, cela les rendra plus souples devant la collectivisation.

En Roumanie aussi, la résistance a été grande. Le gouvernement dut prendre des mesures rigoureuses, en juin 1949, contre un mouvement de partisans, particulièrement développé dans le Banat. Il qualifia les paysans résistants de « voyous de koulaks », mais il suffît de jeter un coup d'œil sur ses exigences envers eux pour savoir à quoi s'en tenir. Chaque ferme, même la plus petite, devait livrer de grosses quantités de blé à des prix très bas. Par exemple, un paysan cultivant trois hectares seulement était obligé de céder 22 % de sa récolte à un prix inférieur à 20 % de celui du marché libre (Neue Zürcher Zeitung, 7 avril 1949). Il n'y a pas à s'étonner, dans ces conditions, si les paysans se révoltent ! La « collectivisation » de l'agriculture roumaine en est encore seulement à ses débuts : en septembre 1949, il n'y existait que cinquante-cinq fermes collectives.

En Hongrie, le gouvernement a montré beaucoup de prudence pour aborder le problème et a nié pendant longtemps son intention de le faire. Le 29 juin 1947, par exemple, dans un discours prononcé devant des paysans, à Debreczen, le président du Conseil, Làjos Dinnyes, déclara : « Si le gouvernement nourrissait le dessein de créer des kolkhozes, il n'aurait pas effectué la réforme agraire. Ce qui est bon dans un pays ne l'est pas forcément dans l'autre. Un gouvernement hongrois, dont le but serait d'abandonner le principe de la propriété privée, creuserait sa propre tombe et celle de la nation. Notre but est de fortifier la nouvelle paysannerie » (The Times, 30 juin 1947). Après un certain nombre de manœuvres, le gouvernement hongrois n'en a pas moins commencé à « collectiviser » l'agriculture, mais il l'a fait avec précaution et lenteur. Au 1er novembre 1949, les fermes coopératives occupaient seulement 3,5 % de la terre arable du pays, et les fermes d'État 3,5 % elles aussi. Mais les choses ont avancé depuis. En mai 1950, les coopératives et les fermes d'Etat occupaient 17,8 % de toute la terre sous culture.

On peut dire, d'une façon générale, que le processus de la « collectivisation » est rempli de contradictions. Il vise à assurer le ravitaillement en vivres et en matières premières agricoles des villes et des exportations, afin de faciliter l'industrialisation, ainsi qu'à procurer la main-d'œuvre supplémentaire nécessaire à l'industrie et aux travaux publics. Plus l'industrialisation s'effectue rapidement et plus les capitaux consacrés au travail sont faibles, plus la « collectivisation » doit se faire vite. C'est pourquoi la Bulgarie et la Yougoslavie ont parcouru, dans cette voie, un chemin beaucoup plus long que les autres démocraties populaires. Simultanément, plus le rythme de l'industrialisation est grand et plus la consommation du peuple est subordonnée à l'accumulation du capital, moins on peut attendre pour établir les fermes collectives que les conditions techniques nécessaires à la production agricole sur une grande échelle (tracteurs, cartels, etc.) aient été réalisées et que les paysans soient convaincus de la supériorité de cette production, leur conviction dépendant largement de l'aptitude du gouvernement à leur fournir des produits industriels de consommation. Des facteurs socio-politiques — avant tout, la crainte du gouvernement de se trouver isolé ou de se heurter à une puissante opposition de la part de la paysannerie — peuvent modifier l'étendue, la rapidité et la rigueur du processus de « collectivisation ».

L'accumulation primitive de capital

Au moment de son apparition, la bourgeoisie britannique dut chasser des paysans de la terre en vue d'obtenir un supplément de produits agricoles pour les villes et aussi de constituer les réserves de main-d'œuvre nécessaires à ses entreprises sans cesse croissantes. La Grande-Bretagne traversa cette phase de son développement principalement aux XVIe et XVIIe siècles, et Marx a écrit que cette histoire « est écrite dans les annales de l'humanité en lettres de sang et de feu » (Capital, vol. I, p. 786). La bureaucratie stalinienne, dans son ascension, doit répéter ce même processus pour faire passer sous son contrôle la richesse du pays.

Mais il coula beaucoup plus de sang en Russie qu'en Grande-Bretagne au cours de cette « accumulation primitive ». Staline accomplit en quelques centaines de jours ce que la Grande-Bretagne avait mis quelques centaines d'années à réaliser. L'échelle sur laquelle il opéra et le succès qu'il remporta rejettent complètement dans l'ombre les actes des seigneurs anglais qui laissèrent « le mouton dévorer l'homme ». Ils portent témoignage de la supériorité de l'économie industrielle moderne concentrée entre les mains de l'État sous la direction d'une bureaucratie implacable.

Engels fit une prédiction au sujet de l'avenir de l'accumulation primitive en Russie, qui a été entièrement réalisée, quoique dans des conditions bien différentes de celles qu'il avait pu imaginer. Il écrivait dans une lettre à Danielson, datée du 24 février 1893 :

Le fait que la Russie est le dernier pays dont s'emparera la grande industrie capitaliste, et qu'elle est en même temps le pays possédant, de très loin, la plus forte population paysanne, est de nature à rendre le bouleversement provoqué par ce changement économique beaucoup plus aigu qu'il l'a été ailleurs. Le remplacement de quelque 500 000 pomeshchiki (propriétaires terriens) et de quelque 80 millions de paysans par une nouvelle classe de bourgeois, propriétaires terriens, ne peut s'effectuer qu'avec un accompagnement de terribles souffrances et convulsions. Mais l'Histoire est bien la plus cruelle des déesses, elle conduit son char triomphal sur des monceaux de cadavres non seulement pendant la guerre, mais aussi pendant les développements économiques « pacifiques » » (Marx-Engels Selected Corres-pondence, Londres, 1941, p. 509-510).

Marx et Engels ne décrivaient pas la transition historique de la société de classes au socialisme, mais le développement de la société de classes dont le capitalisme d'État bureaucratique constitue un autre stade.

Références

1 Sources utilisées pour ce passage :
A. N. Poliak, Feudalism in Egypt, Syria, Palestine and Lebanon, Londres, 1939 ; divers articles parus dans Hameshek Hashitufi, Tel Aviv ; « Les révoltes populaires en Egypte à l'époque des Mameluks et leurs causes économiques » (publié dans la Revue des Études islamiques, Paris, 1934).
A. kremer, Geschichte der herrschenden Ideen des Islam, Leipzig, 1868 ; Kulturgeschichte des Orients unter den Chalifen, Vienne, 1875.
G. H. Becker, Beiträge zur Geschichfe Ægyptens unter dem Islam, Strasbourg, 1902-1903.

2 Il y a même eu des cas où les moyens de production étaient la propriété de l'État avec égalité entre les divers « propriétaires » de cet État dans le droit d'exploiter collectivement ceux que l'État possédait. La société Spartiate constitua un « communisme » dans la possession d'esclaves. Kautsky l'a caractérisée de la façon suivante : « Les Spartiates constituaient une minorité, peut-être le dixième de la population. Leur État était fondé sur un véritable communisme de guerre, la caserne communiste de la classe dirigeante. Il inspira à Platon son idéal de l'État. Celui-ci en différait uniquement en ce que les chefs n'étaient pas les militaires, mais les « philosophes », c'est-à-dire les intellectuels » (Die materialistische Geschichtauffassung, 2e volume, Berlin, 1927, pp. 132-133).

3 Pour bien comprendre le but dans lequel le travail aux pièces a été si largement introduit, il est intéressant de noter qu'il le fut même avant la nationalisation de l'industrie. Il serait bon, pensèrent les chefs communistes, de discipliner les travailleurs à l'avance, dans « l'intérêt de la nation ». La compétition dans la production fut introduite en Roumanie et en Bulgarie au début de 1945, ayant les décrets de nationalisation, et les « héros du travail » se virent attribuer des décorations et de l'argent par les chefs du gouvernement. Le 1er mai 1946 fut célébré, en Hongrie, comme une compétition de production dans les industries privées. Pour toutes ces mesures, les dirigeants communistes obtinrent l'approbation cordiale de la bourgeoisie. Puis, après les avoir harcelés de cette manière, ils employèrent ces mêmes travailleurs pour appuyer leur assaut contre la bourgeoisie, qui aboutit à l'expropriation de celle-ci. Ceci démontre que la bourgeoisie et la bureaucratie du parti communiste avaient la même attitude envers l'exploitation des masses (travail aux pièces) et que cette bureaucratie et la classe ouvrière avaient également la même attitude envers la propriété privée (voir deuxième partie du présent livre).

4 Cet article fut supprimé le 1er juin 1932 (Collection des lois, Code du travail, Moscou, 1937, p. 20).

5 L'article suivant est le seul, dans la « Collection des lois », qui se rapporte à des manifestations pouvant être interprétées comme des grèves par les tribunaux : « Le sabotage contre-révolutionnaire, à savoir le refus d'exécuter une tâche assignée, ou son exécution avec une négligence délibérée, dans le but spécifique d'affaiblir l'autorité du gouvernement ou d'entraver le fonctionnement de l'appareil gouvernemental, entraîne une privation de liberté pour une période ne pouvant être inférieure à un an et la confiscation totale ou partielle des biens. S'il existe des circonstances aggravantes de caractère particulièrement sérieux, la peine peut être portée à la mesure suprême de défense sociale : la mort par fusillade avec confiscation des biens (Code criminel, art. 58 § 14, 6 juin 1927, « Collection des lois », n° 49, art. 330, Moscou, 1937, p. 31).

6 En 1922-1923, il y eut 500 grèves avec 150 000 participants ; en 1925, 196, avec 37 600 participants ; en 1926, 337, avec 43 200 participants ; en 1927, 396, avec 25 400 participants. Plus de 90 % de ces participants étaient des employés de l'État. Ces grèves furent non seulement permises, mais, à cette époque, les dirigeants bolcheviks insistèrent pour que les membres du parti assistassent efficacement ces grèves lorsqu'elles étaient décidées par la majorité des ouvriers. (Voir, par exemple, les discours de Lozovsky et de Tomsky au IIe Congrès du parti communiste russe, 1922).

7 En Russie, l'échelle des revenus imposables commence à moins de 1 800 roubles par an et se termine à 300 000 roubles (Izvestia, 6 avril 1940).

8 Pendant un certain temps, les dirigeants communistes essayèrent d'étouffer le conflit entre les ouvriers et la « nouvelle noblesse » en orientant l'hostilité des masses exclusivement contre la bourgeoisie. En octobre 1947, par exemple, pour venir en aide aux paysans qui souffraient de la sécheresse, ils lancèrent le slogan : « Que les millionnaires payent ! » et proposèrent un prélèvement sur le capital. La bureaucratie n'aurait naturellement rien eu à payer, étant « sans propriété — dans la forme ». Le parti communiste essaya de masquer le fait que la portion du revenu national demeurant entre les mains de la bourgeoisie était si faible (elle ne possédait plus qu'un quart de l'industrie) que la seule possibilité d'améliorer sérieusement la situation des masses eût été : 1° de réduire le revenu de la bureaucratie ; 2° d'accroître le revenu national ; 3° d'empêcher la Russie de prendre sa part de celui-ci.
Il proclama qu'il existait 35 000 millionnaires en Tchécoslovaquie. C'est un chiffre important, mais il est moins impressionnant quand on considère qu'il ne s'agissait pas de millionnaires en livres sterling ou en dollars, mais en couronnes. En juillet 1947, un million de couronnes équivalait à 5 000 livres sterling. Même en admettant les allégations communistes, la fortune de ces 35 000 millionnaires atteignait seulement 50 milliards (d'après le journal bourgeois Svobodné Slovo, il n'y avait que 12 000 millionnaires, avec une fortune totale de 22 milliards de couronnes). 50 milliards de couronnes, c'était seulement environ le quart du revenu national annuel de la Tchécoslovaquie.
La condition des masses ne pouvait donc être substantiellement améliorée aux dépens de la bourgeoisie, mais uniquement par des aménagements des secteurs nationalisés de l'économie aux dépens de la bureaucratie. Cela est démontré par la répartition du revenu national (milliards de couronnes en 1947) :

Bénéfices des entrepreneurs dans l'industrie, le commerce, les professions libérales et revenus privés du capital 22,0
Locations et sous-locations (y compris la valeur du loyer des logements occupés par les propriétaires) 5,2
Agriculteurs indépendants 25,4
Traitements et salaires 125,9
Pensions des employés du gouvernement 5,7
Déblocages de comptes pour les gens à moyens limités (plus un certain nombre d'autres paragraphes) 6,3
(Bureau de statistiques des Nations Unies, National Income Statistics of Various Countries, 1938-1948, Lake Success, New-York, 1950, p. 59.)

Les chiffres parlent d'eux-mêmes. La possibilité d'accroître le paragraphe 4 aux dépens du paragraphe 1 est vraiment très réduite.

9 Bien que la quantité de produits conservés par les agriculteurs en 1936-1937 fût plus basse qu'en 1927-1928 (352,5 millions de quintaux contre 493,7), la quantité par famille ne diminua pas et même augmenta par tête de la population agricole. Cela résulta du recul du nombre des familles de 25 millions en 1927-1928 à 20,4 millions en 1936-1937, c'est-à-dire de 24 %, tandis que la population agricole régressait de 122,4 millions à 78,6, c'est-à-dire de 35,8 %. Le fait que la quantité de produits conservés par tête augmente ne signifie pas que les conditions de vie de la majorité des agriculteurs s'améliorèrent, parce qu'elle fut répartie très inégalement, au désavantage de la masse. C'est une question que nous ne pouvons traiter ici.

10 Il est regrettable que Mlle Warriner ait négligé, dans son nouveau livre, Revolution in Eastern Europe (Londres, 1950), au chapitre « Fermes collectives », ce qu'elle avait elle-même écrit sur la collectivisation en Russie dans Economies of Peasant Farming et dans Eastern Europe after Hitler.

11 En octobre 1929, 4,1 % des paysans se trouvaient dans les kolkhozes. Cinq mois plus tard, le 10 mars 1930, il y en avait 58 %. Il se produisit ensuite une retraite précipitée et, en septembre de cette même année, le pourcentage était retombé à 21 %. C'est seulement après ces bévues que le rythme de la collectivisation commença à être moins désordonné, quoique la contrainte exercée sur les paysans pour les faire entrer dans les kolkhozes demeurât très rigoureuse.

12 Deux ans plus tard, dans son rapport à l'assemblée plénière du comité central (7 et 8 octobre 1950), Vulko Tchervenkov, nouveau secrétaire général, donna beaucoup plus de détails sur les sabotages des livraisons agricoles commis par les membres et les organisations du parti communiste. Il déclara : « L'année dernière, l'ex-ministre du Commerce intérieur réduisit de trois fois et demi le plan des livraisons de grain à l'État, sous la pression d'appels arbitraires d'organismes locaux irresponsables, et sans obtenir la permission du comité central du parti et du gouvernement. Il ne comprit pas que ces appels avaient pour origine les agissements de certains propriétaires privés et de koulaks contre les intérêts de l'État... Les organisations du parti dans les districts de Bourgas, Gorna Oryakhovitsa, Rousse et Kolarovgrad... cédèrent à la pression d'organisations primaires qui exprimaient des intérêts de particuliers et de koulaks et essayaient de torpiller le plan de collecte des livraisons... » Tchervenkov accusa du même crime le premier secrétaire du comité du district de Staline, le vice-président du conseil du peuple de ce district et le représentant du comité central du parti et du gouvernement, qui était précisément chargé d'inspecter la collecte des redevances de blé dans ce district. « Le comité du parti et le conseil du peuple, dans le district de Pleven, sont tombés entre les mains des koulaks ;... l'inspecteur du comité central du parti attaché à ce district a joué un rôle peu enviable. » Il soutint les dirigeants locaux de toutes les manières possibles en vue d'« essayer d'obtenir une réduction du plan ». Les mêmes crimes sont attribués aux dirigeants du comité du parti et du conseil du peuple dans le district de Vratsa, ainsi qu'au représentant du comité central dans ce district, Dimiter Dimov, qui était en même temps un des secrétaires du comité central et membre du bureau politique. Et tout cela se produisit après la grande « purge » des « Kostovistes », en 1949 !

13 On se demandera sans doute pourquoi nous acceptons cette partie des témoignages, alors que nous considérons l'ensemble du procès comme un truquage (voir p. 301-302). C'est une chose de croire à la réalité de la pénurie de viande, à la nocivité du système des prélèvements, etc., reconnus par tous ceux qui vivent dans le pays, et une autre chose de croire que Kostov et ses co-accusés en portaient la responsabilité, alors que le reste des dirigeants les auraient ignorés pendant trois ou quatre ans. Quand nous considérons les « procès de sorcières » du Moyen Age, nous pouvons ne pas approuver l'« accusateur » quand il reprochait à une « sorcière » d'avoir déclenché une épidémie de peste, mais nous acceptons son accusation comme l'indice de l'existence d'une épidémie de peste à l'époque.

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