1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

DEUXIÈME PARTIE — LA VIE POLITIQUE DANS LES SATELLITES RUSSES
Chapitre V — La liquidation des partis paysans

1952

Une lutte sévère et prolongée se livra entre les partis communistes et les partis paysans. Ces derniers n'étaient pas aussi noirs que les ont dépeints les dirigeants communistes, ni aussi blancs que les journaux capitalistes de l'Occident ont essayé de les représenter. Ils étaient de caractères différents et chacun d'eux était loin d'être homogène. Des éléments progressistes et réactionnaires, démocratiques et totalitaires, s'y coudoyaient. Il est nécessaire de comprendre leur nature assez complexe pour suivre la politique des communistes à leur égard. La direction économique, culturelle et politique d'un pays s'exerçant à partir des villes et les paysans d'Europe orientale étant dispersés dans de petits villages isolés, la direction de ces partis restait principalement urbaine. La population citadine était divisée en groupes sociaux et politiques qui se combattaient, la question se posa donc toujours, pour les paysans, du choix de leurs alliés : la bourgeoisie citadine ou les partis ouvriers ? La paysannerie est elle-même également divisée, les éléments riches regardant naturellement vers un camp, les éléments pauvres, à demi prolétariens, vers l'autre. Toute une série de problèmes de politique sociale en découlent. Jusqu'au partage des grands domaines, la paysannerie constitua un bloc luttant pour la réforme agraire, et ses partis conservèrent un caractère plus ou moins révolutionnaire. Mais, après l'exécution de vastes réformes agraires en Roumanie, en Yougoslavie et en Bulgarie, après la première guerre mondiale (voir pages 12 à 16), il n'exista guère plus de lien pour maintenir l'union ni de plate-forme politique commune. Il faut tenir compte d'un autre facteur. Pendant des siècles, les paysans de nombreux pays, comme ceux de France à l'époque de la Révolution de 1789, désirèrent se débarrasser de leurs seigneurs féodaux, prendre possession de leurs terres et obtenir ainsi le droit de produire librement pour eux-mêmes et de vendre leurs produits sur les marchés des villes. Un tel programme eût été complètement inadéquat en Europe orientale pendant la période comprise entre les deux dernières guerres, à cause de la chute catastrophique des prix agricoles consécutive à la crise économique mondiale et à l'excédent de la population des campagnes. La solution des problèmes qui se posent aujourd'hui à la paysannerie n'est pas apportée par le seul partage des terres, mais doit être complétée par l'industrialisation qui absorbera l'excédent de la population agricole et ouvrira des marchés plus vastes à ses produits. Il existe une contradiction, au moins temporaire, entre ces deux facteurs, et les diverses couches de la paysannerie ont des attitudes différentes envers l'industrialisation ainsi qu'envers la politique consistant à maintenir élevés les prix agricoles (par les tarifs).

Les paysans pauvres qui ont besoin de travailler, au moins partiellement pour des salaires, et ne produisent pas assez de vivres, même pour leur consommation personnelle, ont intérêt à l'industrialisation et au bon marché des produits agricoles, alors que les riches, qui désirent une main-d'œuvre peu chère, ne se soucient pas de l'industrialisation et appuient toute politique visant à accroître le prix des vivres. Une industrialisation à grande échelle est impossible sans une planification étatiste, dans les conditions régnant actuellement en Europe orientale, de sorte que les paysans pauvres tendent tout naturellement à appuyer les forces socialistes des villes, tandis que les riches regardent dans une direction toute différente. Après la réforme agraire et devant le chômage généralisé, apparent ou caché, les paysans riches ne purent proposer un programme positif capable de rallier autour d'eux les masses paysannes. Un autre facteur contribua à la faillite des partis paysans de l'Europe orientale. Si, dans l'ensemble, ils étaient favorables à la démocratie, le marché s'offrant aux produits agricoles de l'Europe orientale après 1930 fut principalement l'Allemagne fasciste. Aussi l'attitude de beaucoup de dirigeants des partis paysans envers la politique pro-allemande de leur gouvernement fut-elle équivoque, à dire le moins. Pour ajouter aux contradictions dans lesquelles ils se trouvaient, il y avait la question nationale que le conservatisme et l'étroitesse de vues de la paysannerie, particulièrement de ses éléments riches et prospères, empêchaient d'aborder. Ce facteur eut une importance extrême en Yougoslavie, en Roumanie et en Tchécoslovaquie, en conduisant les partis paysans dans une impasse. Même si certains réussirent à échapper au contrôle des riches, la capitulation devant leur gouvernement à demi fasciste, la lutte réactionnaire sans issue contre les autres nationalités qui fut le cas particulièrement en Pologne et en Bulgarie, enfin le terrorisme exercé par le gouvernement les rendirent impuissants. Contrairement aux partis ouvriers, les partis paysans étaient des organisations assez lâches entre des individus dispersés, avec une direction concentrée en quelques mains (dans les villes), cibles toutes désignées à la police.

Ces généralisations seront bien illustrées par certains faits qui se produisirent avant la fin de la deuxième guerre mondiale.

Le parti paysan national roumain naquit en 1926, par la fusion du parti national de Transylvanie, chauvin et anti-hongrois, que dirigeait Maniu, et du parti paysan de l'ancien royaume de Roumanie, conduit par Ion Mihalatche. Il fut mené entièrement par des avocats, des journalistes, etc., et par un petit groupe de paysans riches. Pendant des années, il s'opposa à la dictature royale et eut de fréquentes et sanglantes collisions avec les organisations fascistes et la police. Mais un parti conduit par des paysans riches et leurs alliés citadins dans un pays où 80 % de la population étaient pauvres ne pouvait pas poursuivre une politique démocratique d'une manière bien consistante. Au cours des brèves périodes où il vint au pouvoir entre les deux conflits mondiaux, Maniu réprima sévèrement les grèves des mineurs et des cheminots en 1929 et 1933. Bien qu'il eût été pendant des années l'un des chefs de l'opposition démocratique au roi Carol et à ses agents, et à un moment où il se produisait des chocs armés entre les membres de son parti et les fascistes de la Garde de fer, Maniu conclut brusquement, en 1937, une alliance électorale avec celle-ci, uniquement pour exécuter une manœuvre tactique contre son vieil adversaire Tatarescu, puis, après l'assassinat par le roi de Codreanu, chef de la Garde de fer, il ouvrit les rangs de son parti aux membres de celle-ci pour qu'ils s'y réfugiassent. Le parti paysan se comporta avec une brutalité extrême envers la minorité hongroise en Transylvanie. Après 1930, quand la démocratie ne fut plus qu'une parodie en Roumanie, que la dictature se fit de plus en plus ouverte et sauvage, que des millions d'hommes attendirent de sa part un appel à la révolte, Maniu se borna à écrire quelques articles de protestation dans la presse. Pendant la guerre germano-soviétique, il appuya l'alliance du maréchal Antonescu avec l'Allemagne. Ce fut seulement lorsque l'armée roumaine atteignit le Dniester (ancienne frontière roumaine que la Russie avait violée en annexant la Bessarabie — où les Roumains étaient en majorité — en 1940, et que beaucoup de Roumains considéraient toujours comme la limite de leur pays) que Maniu demanda à Antonescu d'arrêter les hostilités. Mais il se contenta encore de publier des « lettres ouvertes », sans appeler le peuple à l'action.

Le parti paysan croate, sous la direction de Stjepan Radić, puis, après son assassinat, de Vladko Maček, disposait du soutien des masses, mais la question des nationalités se révéla être son talon d'Achille. Après l'exécution de la réforme agraire en Croatie, le parti se trouva aux mains des riches, qui étaient généralement nationalistes et opposés au gouvernement de Belgrade. La grosse majorité de la bourgeoisie croate, nationaliste, rallia également le parti. Ainsi, selon les paroles de H. Seton-Watson : « Un mouvement social révolutionnaire à l'origine devint une organisation nationaliste, dirigée par la classe moyenne des villes » (Eastern Europe between the Wars, 1918-1941, Cambridge University Press, 1945, p. 227)1. Le parti adopta une propagande de plus en plus chauvine et serbophobe et, en 1941, lorsque le Quisling croate Pavelić massacra les Serbes, beaucoup des dirigeants du parti paysan croate collaborèrent avec lui. Le parti, s'il ne fut pas collaborationniste dans l'ensemble, fut au moins un spectateur passif de l'occupation allemande.

Les agissements du parti paysan serbe ne furent pas plus louables, mais il n'exerça jamais une grande influence sur les masses et ne prit jamais un caractère révolutionnaire, de sorte qu'il ne tomba pas d'aussi haut. H. Seton-Watson en parle en ces termes : « Il possédait un plein effectif d'hommes d'affaires, de commerçants des villes, d'intellectuels et de fonctionnaires publics. C'était un parti paysan en ce sens qu'il s'appuyait sur le vote de la paysannerie et que ses dirigeants s'exprimaient avec une éloquence de taverne qui plaisait à un certain nombre de paysans, de moins en moins grand cependant » (Ibid., p. 241).

Le parti des petits propriétaires de Hongrie, dirigé par Tibor Eckhardt à l'époque de Horthy et, ultérieurement, par Ferenc Nagy, a une histoire encore pire que celle du parti paysan de Roumanie. Eckhardt participa lui-même activement à la terreur blanche contre les ouvriers, les paysans, les communistes, les socialistes et les libéraux, après la chute du gouvernement de Béla Kun (1919). Pendant des années, il réclama avec ses partisans une révision des frontières de la Hongrie aux dépens de la Roumanie, de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie. Durant le conflit mondial, il fit une apparition en Amérique et y mena une agitation pour la restauration de l'empire austro-hongrois sous la dynastie des Habsbourg. Le parti des petits propriétaires était, par essence, une organisation de paysans riches qui ne se préoccupait pas de défendre les pauvres et les opprimés de la paysannerie. Bien au contraire, il collabora volontiers avec le régime Horthy pour étouffer toute résistance de celle-ci.

Le parti agraire tchécoslovaque fut, entre les deux guerres, si étroitement contrôlé par les citadins et les paysans riches qu'il devint le plus important des partis de la bourgeoisie dirigeant l'État.

Les deux partis des masses paysannes de Pologne et de Bulgarie avaient un caractère différent. Celui de Pologne était partagé en trois : à droite, il y avait l'aile conservatrice, Piast, et, à gauche, les deux organisations Vyzvolenie et Stronnictvo Tchlopskie. Les trois organisations s'unirent en 1931, devant la dictature de plus en plus prononcée de Pilsudski, pour constituera Stronnictvo Ludove (S. L.). La crise économique mondiale conduisit les membres de celle-ci à formuler des demandes de plus en plus socialistes : partage de tous les grands domaines fonciers, renforcement des coopératives paysannes, réductions substantielles des impôts, amélioration des services sociaux. Elle collabora avec le parti socialiste polonais qui, à cette époque, luttait, avec l'appui des. masses populaires, contre le gouvernement des colonels et contre les classes dirigeantes en général. La collaboration entre la Stronnictvo Ludove et le P. P. S. atteignit son apogée lors de la grève massive de dix jours faite par les paysans en août 1937, à laquelle les ouvriers de plusieurs grandes villes se joignirent par solidarité. La police réprima ces grèves, tuant plusieurs grévistes (42 morts au total) et en blessant un nombre beaucoup plus élevé. Indubitablement, sans la menace de guerre, ces luttes menées par les ouvriers et les paysans auraient amené la chute du régime dictatorial.

Le parti paysan de Bulgarie — l'Union agraire — mit plusieurs années à se remettre du renversement de Stamboulisky, en 1923. Ses dirigeants furent en majorité soit assassinés, soit bannis, et c'est seulement en 1933 que le gouvernement, sous la pression populaire, autorisa les agrariens intransigeants à rentrer dans leur patrie. Une opposition se déclara entre les chefs de l'aile droite, tels que Dimiter Gitchev et Alexander Obbov, prêts à collaborer avec le gouvernement, et ceux de l'aile gauche, dont les principaux étaient G. M. Dimitrov et Nikola Petrov. A cause de leur radicalisme, ces deux derniers furent surnommés les « compagnons de route » du parti communiste. Le Central European Observer, du 12 janvier 1945, dit, de leur parti, qu'il « avait toujours fait, de l'amitié avec la Russie et avec la Yougoslavie, son but principal ». (Voir aussi International Press Correspondance du 13 novembre 1937, qui déclarait G. M. Dimitrov chef de l'aile gauche de la Ligue agraire, ou groupe « Pladne », ainsi appelé d'après son journal)2.

Il existait encore deux très petits groupes de paysans radicaux : les « explorateurs de villages » hongrois (maintenant fondus dans le parti national paysan) et le Front des laboureurs roumains.

Si l'on ne tient pas compte des contradictions internes régnant au sein des partis paysans entre leurs éléments progressistes, démocratiques, chauvins et réactionnaires, et des scissions qui en résultèrent, il est impossible de comprendre comment les communistes parvinrent à détruire des mouvements aussi importants, si facilement et si rapidement.

L'un des principes les plus importants de la politique des communistes à leur égard fut celui de « diviser pour régner ». Ils émiettèrent chaque parti paysan de façon à pouvoir jouer de certains groupes contre les autres. Ils ne collaborèrent pas nécessairement avec les plus progressistes et les plus démocratiques. Leur politique fut uniquement conduite par les circonstances et non par des principes. En Bulgarie, par exemple, Nikola Petkov était très populaire et aurait donc pu prendre plus d'indépendance qu'ils ne le désiraient. Cette objection ne s'appliquait pas à Kimon Georgiev qui, comme nous l'avons dit, avait été l'un des chefs des coups d'État de 1923 et de 1934, et, après le 9 septembre 1944, il devint un des membres influents du gouvernement. Semblablement, Obbov, chef de l'aile droite, était si impopulaire en tant que réactionnaire que le parti communiste ne vit aucun danger à constituer autour de lui l'Union nationale agraire. Pour donner une idée de la popularité d'Obbov par rapport à celle de Petkov, il suffît de comparer les tirages du journal de l'Union agraire, Zemedelsko Zname, avec celui du journal de l'opposition, Narodno Zemedelsko Zname, au 1er novembre 1945 : la circulation à Sofia, du premier, était de 1 900 exemplaires, celle du second de 32 250. Il était donc bien préférable, pour les dirigeants communistes, de faire alliance avec les rédacteurs du premier. (Bien entendu, quand cette « coalition » cessa d'être utile aux agents de Moscou, il fut extrêmement facile de la rompre. Obbov a disparu de la vie publique depuis décembre 1947 ; d'après certains bruits, il serait détenu chez lui.)

Bien que son passé fût peu reluisant, Maniu était un démocrate progressiste bon teint par comparaison avec Tatarescu. Pour le prouver, il n'avait qu'à citer certaines déclarations des chefs communistes roumains d'avant la guerre, telles que celle du comité central, en date du 8 novembre 1937 :

Le gouvernement Tatarescu est hostile au peuple et détesté non seulement par la grande masse des ouvriers et des paysans, mais aussi par une très grande partie de la classe moyenne. Sa politique intérieure, consistant en une transformation fasciste du pays, combinée avec l'affamement des masses, et sa politique extérieure, qui est de préparer la guerre et d'engager graduellement la Roumanie dans le sillage de l'Allemagne hitlérienne, ont soulevé un immense mécontentement dans toutes les couches de la population.
Étant donné que le fascisme et la guerre menacent de plus en plus, le parti communiste roumain fait appel à tous les partis et à toutes les organisations démocratiques pour concentrer leurs efforts sur la mobilisation des masses. Il fait appel au parti socialiste, aux syndicats et aux autres organisations ouvrières pour réaliser sans délai l'unité d'action et l'unité syndicale. Il fait appel à toutes les forces démocratiques de Roumanie pour agir en accord en vue de la mobilisation immédiate des ouvriers, des paysans et de toutes les autres catégories des masses laborieuses du peuple roumain et de toutes les nationalités vivant en Roumanie, afin d'empêcher une intervention de l'Allemagne nazie dans les affaires intérieures de notre pays, afin de réaliser la dissolution de toutes les agences nazies dans celui-ci (partis et organisations fascistes et trotskystes), d'obtenir l'interdiction de leur propagande, l'arrestation de leurs dirigeants et, afin de mettre à la place du gouvernement Tatarescu profasciste, un gouvernement acceptant le mot d'ordre « la paix, la liberté, le pain et la terre » pour unir tous les partis et toutes les organisations démocratiques, le parti national zaraniste (parti de Maniu) prenant la direction. (International Press Correspondence, 27 novembre 1937)

En se défendant contre les attaques du parti communiste, Maniu essaya de citer des déclarations de ce genre, mais, naturellement, la censure et la police, passées sous contrôle communiste, étaient en alerte. En janvier 1946, la censure des autorités russes d'occupation interdit un article du journal de l'opposition, l'Ardealul, reproduisant un passage de la Petite Encyclopédie soviétique, édition de 1938, où le parti de Maniu était qualifié d'antifasciste, de démocratique et de prosoviétique (Manchester Guardian, 14 janvier 1946). Les communistes ne pouvaient évidemment permettre à Maniu de répéter ce qu'ils avaient dit si fréquemment de lui de 1936 à 1939. Le slogan de leur alliance avec Tatarescu aux élections générales de 1946 (qui attribuèrent 75 sièges au parti de Tatarescu dans le nouveau Parlement, contre 68 aux communistes) fut : « Ne votez pas pour Maniu, qui a fait fusiller les ouvriers en 1933. »

Quand l'armée russe pénétra en Pologne, un groupe dirigé par Andrzej Vitos, Vladislav Kovalski, Vincenty Baranovski, Antoni Korzycki, Jozef Putek, Bronislav Drzeviecki et Stanislav Banc-zyk, se proclama de lui-même groupe directeur du Stronnictvo Ludove (S. L.) ou parti paysan. Certains de ces hommes, comme Kovalski, Korzycki ou Baranovski, étaient tout simplement des communistes camouflés. Banczyk quitta le groupe à la fin de 1945, quand Mikolajczyk, chef véritable du S. L., arriva en Pologne, et il s'enrôla dans le nouveau parti de celui-ci. Le choix d Andrzej Vitos pour présider le S. L. (fut une mesure habile du point de vue du Kremlin. C'était le demi-frère du vieux chef du Parti paysan, Vincenty Vitos, demeuré très populaire. Il avait fait parti du « Piast ». Expulsé de celui-ci en 1928, il avait rallié les « colonels» qui avaient supprimé le mouvement des ouvriers et des paysans et condamné Vincenty Vitos à l'exil. Au bout d'un certain temps, quand il devint évident que les paysans ne tombaient pas dans le piège et savaient faire la différence entre les deux frères, Andrzej Vitos se vit enlever la présidence du S. L. Pour assurer le succès de Kovalski et de ses amis, il fallait dénier toute activité politique aux chefs authentiques du parti paysan. En conséquence, l'armée soviétique arrêta Kazimierz Baginski, secrétaire général de celui-ci, et deux membres du comité central : Stanislav Mierzva et Adam Bien ; Baginski et Mierzva appartenaient tous deux à l'aile gauche du parti. Ils furent relâchés ultérieurement, après avoir subi des sévices en prison. Mais la menace d'une arrestation continua de planer sur la tête des dirigeants du véritable parti paysan. Quand Mikolajczyk fut autorisé à rentrer en Pologne (le Kremlin était tenu de sauvegarder les apparences de la « démocratie »), il reprit l'organisation ancienne pour créer le nouveau parti, qu'il appela parti paysan polonais (P. S. L.). Très rapidement, il acquit des centaines de milliers d'adhésions et révéla sa force aux élections générales de janvier 1947. Avant celles-ci, la police (Urzad Bezpieczenstva, commandée par le communiste Stanislav Radkievicz) arrêta plusieurs dizaines de milliers de ses membres. Rien qu'à Cracovie, 15 000 furent emprisonnés le 18 janvier et relâchés le lendemain, trop tard pour pouvoir prendre part au vote. Sur les 864 candidats du P. S. L., 428 seulement furent autorisés à se présenter. Dans 97 % des bureaux de vote — 6 430 sur 6 726,— le P. S. L. ne put installer de représentants. Dans les 296 où il le put, leur présence au moment du décompte des bulletins ne fut tolérée que dans 35. Dans ces 35, les résultats officiels donnèrent 62 % des voix au P. S. L. et 38 % au bloc gouvernemental3. Le moral du P. S. L. ne s'en trouvant pas abattu, la police se mit à arrêter un nombre de plus en plus grand de ses dirigeants régionaux. Mikolajczyk dut fuir le pays, les bureaux et les journaux du P. S. L. furent alors transférés au servile S. L., qui put alors déclarer, sans crainte d'être contredit, que les deux partis étaient « unanimes » pour fusionner4.

La liquidation du P. S. L. ne fut pas une besogne trop ardue pour les agents du Kremlin, car il possédait les caractères, mentionnés plus haut, des autres partis paysans qui en faisaient une proie facile : l'atomisation de la paysannerie, sa dispersion entre des villages minuscules, son absence de programme positif après la mise en vigueur de la réforme agraire, division des paysans en groupes antagonistes, etc. Le P. S. L., rendu impuissant, recourut à l'opportunisme, ce qui est illustré par la position qu'il prit lors d'un référendum, le 28 juillet 1946. Les dirigeants communistes décidèrent de poser trois questions au pays en vue de réaliser une démonstration d'unité : l'abolition de la deuxième chambre (Sénat), la réforme agraire et la nationalisation, la nouvelle frontière occidentale. Mikolajczyk demanda à ses partisans de répondre oui aux deux dernières et non à la première. Le mouvement paysan avait toujours été opposé à la deuxième chambre et c'est un simple opportunisme de « Realpolitik » qui conduisit Mikolajczyk à rompre avec les traditions de ce mouvement. Ce même opportunisme se révéla dans une autre tendance, plus dangereuse : une disposition à accepter le concours des fascistes et semi-fascistes qui se dressaient contre les communistes et cherchaient un cadre légal à leur activité. Le P. S. L. ne s'en trouva guère renforcé et perdit beaucoup de ses partisans les plus progressistes parmi les paysans, les intellectuels et, naturellement, les ouvriers. Cette politique facilita sa désintégration.

En Hongrie, le parti des petits propriétaires, jadis si puissant qu'il avait remporté 59 % des voix aux élections générales de novembre 1945, fut réduit,par les « épurations », les arrestations et l'abolition de la liberté de parole dans les réunions et dans les journaux, à n'être plus qu'une caricature de parti. Le caractère de falsification du parti des petits propriétaires actuel est bien mis en lumière par le fait que, bien que le président du conseil lui appartienne, il est très rarement mentionné dans la presse hongroise et que son nom, Istvan Dobi, n'est guère connu du peuple.

Les partis paysans yougoslaves, qui étaient fort puissants autrefois, existent encore officiellement aujourd'hui, mais aucun d'eux ne possède de quotidien ni d'hebdomadaire, ni tout autre organe d'expression, et aucun d'eux n'est présent au parlement. Leur dernier représentant fut Dragoljud Jovanovitch, qui avait été emprisonné durant de longues années sous la dictature du roi Alexandre. Il fut l'un des secrétaires du Front du Peuple et ministre dans le gouvernement de Tito. Mais celui-ci ne pouvait lui pardonner d'avoir déclaré devant le parlement : « Les communistes sont merveilleux. Ils nous ont libérés du roi et de l'Église, il leur reste à nous libérer du parti communiste ! » II fut immédiatement expulsé du gouvernement, du Front du Peuple, de son propre parti des paysans serbes et de sa place de professeur à l'Université de Belgrade. Il devint dès lors, à lui tout seul, l'opposition à la Chambre. Mais Tito ne pouvait tolérer aucune voix dissidente et des mesures furent prises pour lui clore la bouche. Il fut assailli et gravement blessé par des bandits, en février 1947 (la presse yougoslave ne mentionna même pas l'incident). Immédiatement après, il passa en jugement et fut condamné à neuf ans de prison.

Le sort des Quisling staliniens dans les partis paysans dérisoires fut souvent cruel. Par exemple, Romulus Zaroni, ministre de l'Agriculture dans le premier gouvernement Groza, ainsi que Moga et Belea, qui avaient dirigé le Front des laboureurs, en Transylvanie du Sud, depuis sa fondation en 1934, alors qu'il était une petite organisation, soutenue par de vrais paysans, au moins localement, furent dépouillés de tous les postes qu'ils occupaient quand Moscou jugea qu'ils ne pouvaient plus lui servir. Les deux chefs les plus importants des « explorateurs de villages » hongrois (devenu le parti paysan national après la guerre) étaient Imre Kovacs et Peter Veres : le premier démissionna de son poste de secrétaire général et parvint à s'enfuir à l'étranger, le second fut chassé de la vie publique.

Le rôle important joué par la police sous contrôle communiste dans la liquidation des partis paysans, non pas seulement en Yougoslavie, mais aussi dans les autres « démocraties populaires », est bien mis en lumière par le témoignage suivant de Peter Koev, député et ami de Petkov. Comme il était trop faible, après son « interrogatoire », pour le lire lui-même devant le parlement, Petkov le lut à sa place :

Je vous décrirai d'abord la façon dont fut mené l'interrogatoire à la prison de la milice, afin de vous donner une idée de la façon dont on obtient les « confessions » et dont les accusations des communistes sont bâties. Vous atteignez un stade d'extrême fatigue physique et morale. Vous devenez totalement indifférent à votre vie et à votre sort, vous ne désirez plus qu'une fin, n'importe laquelle, à vos souffrances. Mais l'effondrement total survient seulement quand vous comprenez que vous êtes sans défense, qu'il n'existe aucune loi, aucune autorité pour vous protéger, que vous êtes à tout jamais entre les mains de vos interrogateurs. C'est exactement ce qu'ils essayent de vous faire percevoir dès le commencement.
La procédure est très différente de celle que nous connaissions jusqu'ici. Désormais on vous expose d'abord votre culpabilité, puis on vous réclame une confession pour la prouver. Les procédés pour l'obtenir revêtent trois caractères principaux : physiologique : faim, soif, manque de sommeil ; physique : torture ; psychologique : insinuations que votre famille a été arrêtée, qu'elle sera torturée, etc.
Permettez-moi de vous raconter ce qui m'est arrivé personnellement. Pendant les deux jours qui suivirent mon arrestation, je fus enfermé dans une cellule étroite et sombre et ne reçus absolument aucune nourriture. Le troisième jour, je fus conduit dans le bureau du chef de la Sûreté nationale. J'y rencontrai Ganev, chef du département «A », et Zeev, inspecteur de la milice. Ils me déclarèrent que j'avais été reconnu coupable d'un acte de sabotage : l'incendie de stocks russes de coton dans le port de Bourgas, en 1945, et que j'avais également participé à l'organisation du coup d'État comploté par les généraux Veltchev et Stantchev. J'aurais servi de liaison entre eux. Puis ils me lurent des aveux signés par plusieurs officiers, donnant des détails sur leurs actes répréhensibles et sur ma propre « participation » à la conspiration.
Je fus immédiatement reconduit à ma cellule et, pendant vingt et un jours, ne subis aucun interrogatoire. On me laissait « mûrir ». Pour y parvenir, on m'affama, ne me donnant qu'un peu de pain et d'eau chaque jour. Le 22, un samedi à 8 heures du matin, je fus conduit au quatrième étage pour un nouvel interrogatoire. Il dura, sans interruption, jusqu'au jeudi suivant, 11 heures du matin, se poursuivant jour et nuit sans la moindre pause, les interrogateurs se relevant toutes les trois heures. Pendant tout ce temps, on me garda debout, sans me laisser dormir, sans me donner de pain ni, ce qui est pis, d'eau. J'avais les menottes aux mains et il m'était défendu de m'appuyer soit contre le mur, soit sur la table. Toutes les trois heures les nouveaux interrogateurs me posaient les mêmes questions que je finis par connaître par cœur. Au bout des premières vingt-quatre heures, je n'éprouvai plus aucune faim. Le manque de sommeil rend la tête vide, elle se met à bourdonner étrangement. Les interrogateurs insistent pour vous faire répéter les mêmes dates, les mêmes heures, les mêmes noms, etc. Le cinquième jour, je m'évanouis et on me rapporta dans ma cellule, où je dormis douze heures de suite.
Je crus, à mon réveil, que l'interrogatoire était terminé, mais le même soir, à 11 heures, on me fit remonter dans une grande salle. L'inspecteur Zeev, chargé de l'instruction contre moi, déclara que mon entêtement l'obligeait à changer de méthode et à agir de façon plus énergique. Sur son ordre, on m'étendit sur le parquet. On m'attacha les mains derrière le dos et on me mit un bâillon. Puis, pendant deux heures, on me frappa les pieds avec un gros fouet en caoutchouc, tandis que l'inspecteur Zeev ne cessait de me poser les mêmes questions. La procédure se répéta pendant quatre nuits successives. Lors de la dernière, Veselin Georgiev, chef de la milice de Sofia, était présent, ainsi que plusieurs inspecteurs et miliciens. On me rejeta alors dans ma cellule, où l'on me laissa tranquille jusqu'au 4 novembre, 22h 30, moment où je fus remis en liberté. Au bout de ces quatre-vingt-dix jours d'incarcération, on ne me posa plus la moindre question et on ne me donna pas le moindre renseignement sur les accusations officielles pesant sur moi.
Signé : Peter Koev.
Sofia, le 29 novembre 1946, Assemblée nationale.
(Michael Padev, Dimitrov Wastes no Bullets, Londres, 1948, pp. 93-94.)

Références

1 L'étude de H. Seton-Watson sur la politique de l'Europe orientale entre les deux guerres est de loin la plus objective et la plus profonde qui ait été écrite à ce sujet. Je lui ai beaucoup d'obligations.

2 Dix ans plus tard, le Zemedelsko Zname, journal de l'Union agraire, sous contrôle communiste, écrivait : « Nikola Petkov appartint en 1931 au groupe agrarien « Pladne », dont les connexions avec les milieux étrangers réactionnaires n'étaient que trop connues » (cité par La Bulgarie libre, du 1er octobre 1947). Il semble que l'International Press Correspondence fût seule à ne pas le savoir.

3 Pour avoir des détails complets sur ces élections, voir les articles de L. M. Oak dans l'hebdomadaire américain New Leader des 15 et 22 novembre 1947.

4 Voir la série d'articles d'A. Rudzienski dans l'hebdomadaire américain Labor Action.

Archive T. Cliff
Sommaire Sommaire Haut Sommaire Suite Fin
Liénine