1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

DEUXIÈME PARTIE — LA VIE POLITIQUE DANS LES SATELLITES RUSSES
Chapitre VI — La liquidation des partis socialistes

1952

Avant d'être liquidés par les communistes, les différents partis socialistes d'Europe orientale avaient, en face de ceux-ci, une force très variable à la fois en valeur absolue et relative. Celui de Pologne était incomparablement plus puissant que son rival communiste, celui de Hongrie était également plus fort; en Roumanie, il y avait sensiblement égalité ; en Tchécoslovaquie, les communistes l'emportaient, et plus encore en Bulgarie ; enfin, en Yougoslavie, le parti socialiste n'existait pour ainsi dire pas. Il est donc très instructif d'étudier avec quelque détail la lutte de Moscou contre le parti socialiste polonais en ne signalant que brièvement ce qu'il advint des autres.

De nombreuses raisons déterminèrent cette infériorité du parti communiste de Pologne (K. P. P.) par rapport au parti socialiste (P. P. S.). Il avait été précédé par la social-démocratie du royaume de Pologne et de Lithuanie (S. D. K. P. I. L.), que Rosa Luxembourg avait fondée et instruite. Cette grande marxiste avait une conception très erronée qui se révéla un grave obstacle pour le développement du parti communiste, à savoir : son opposition à toute lutte visant à affranchir la Pologne de la Russie, de l'Allemagne et de l'Autriche. L'invasion avortée effectuée par l'Armée rouge en 1920 convainquit les masses que le K. P. P. ne s'intéressait pas à l'indépendance de la Pologne. Karl Radek, qui connaissait bien le pays, déclara aux dirigeants bolcheviks que la marche de l'Armée rouge sur Varsovie n'aurait d'autre résultat que d'isoler le K. P. P. et la déconseilla. Cet avis, quoique soutenu par Trotsky, fut ignoré. Ce fut une des principales raisons pour lesquelles le parti communiste ne parvint jamais à s'acquérir l'appui de la majorité des ouvriers polonais. La S. D. K. P. I. L. étant plus ancienne que la social-démocratie russe, donc plus ancienne que le parti bolchevik qui, à l'origine, ne fut qu'une faction de celle-ci, elle possédait une tradition de pensée indépendante qui entra inévitablement en conflit avec la bureaucratie absolutiste de Russie. En 1923, la majorité du comité central du K. P. P. se prononça pour Trotsky contre Staline dans la grande lutte intérieure du parti bolchevik et ce dernier, après son triomphe, liquida la direction restée fidèle à Rosa Luxembourg et à Trotsky. Ultérieurement, il liquida encore les partisans de Boukharine, président du Komintern. La nouvelle direction, établie en 1930, ne s'étant pas, non plus, conformée à la « ligne », disparut à son tour. La Pologne ayant une frontière commune avec la Russie et le K. P. P. étant illégal, les chefs du parti les plus importants séjournaient ordinairement en U. R. S. S. et se trouvèrent ainsi impliqués dans les grandes purges d'après 1930. Beaucoup d'autres furent exécutés ou moururent dans les camp de travaux forcés :Domski, Sofia Unschlicht, Varski-Varszavski, Kostrzeva-Koszutska, Prochniak, Huberman (frère du violoniste), Viniarski, Sotchacki, Lenski, Rval, Zarski, Vandurski et Jasienski. (Pour plus de détails sur le sort des dirigeants communistes polonais en Russie, voir l'article de P. Olchovski dans la Narodnaya Pravda, Paris, septembre 1950.) Apparemment, cette épuration décima tellement la direction du K. P. P. que les Russes jugèrent nécessaire de dissoudre celui-ci officiellement (1938). (Ils invoquèrent pour prétexte qu'une grande quantité d'espions de la police s'y étaient infiltrés, ce qui pouvait être une raison pour le réorganiser, non pour le dissoudre.) Peu après cette liquidation du K. P. P. survint un événement qui rendit les partisans de Moscou encore plus odieux à tous les Polonais : le pacte Hitler-Staline, qui laissa la Pologne ouverte à l'invasion. Aucun Polonais ne pouvait oublier la jubilation de Molotov, déclarant devant le Soviet suprême, le 31 octobre 1939 : « Au lieu de l'hostilité fomentée par certaines puissances européennes par tous les moyens possibles, nous avons maintenant un rapprochement et l'établissement de relations amicales entre l'U. R. S. S. et l'Allemagne... Il a suffi d'un coup rapide porté à la Pologne d'abord par l'armée allemande, puis par l'Armée rouge, et il ne reste plus rien de la monstrueuse création du traité de Versailles... » Pas plus qu'il ne pouvait oublier ou pardonner le message adressé par ce même Molotov à l'ambassadeur du Reich à Moscou à la fin de la campagne de Pologne : « J'ai reçu votre communication relative à l'entrée des troupes allemandes à Varsovie. Veuillez transmettre tous mes compliments et toutes mes félicitations au gouvernement du Reich. Molotov » (R. J. Sontag et J. S. Beddie, Nazi-Soviet Relations, 1939-1941, Documents tirés des archives des Affaires étrangères allemandes, Département d'État, Washington, 1948, p. 89). Ni : « Nos relations avec l'État allemand sont basées sur des rapports amicaux, sur notre désir d'aider les efforts de paix de l'Allemagne... » (Discours de Molotov en date du 31 octobre 1939, Soviet Peace Policy, Londres, 1941, p. 33). Aucun Polonais ne pouvait oublier, non plus, la façon dont son pays fut accusé d'avoir déclenché la guerre avec l'Allemagne. La Petite Encyclopédie soviétique (édition 1941) écrivait : « A l'automne de 1939, les dirigeants malavisés d'une Pologne seigneuriale déclenchèrent la guerre contre l'Allemagne (souligné par moi) sur l'ordre des impérialistes anglais et français. ». Prévoyant le moment où la Pologne deviendrait une province russe, le Kremlin décida, en 1942, de créer un nouveau parti communiste, mais, pour dissimuler sa liaison avec le passé, il l'appela parti des ouvriers polonais (P. P. R.) et non parti communiste de Pologne.

Ainsi que nous l'avons vu, la Russie permit aux nazis d'écraser la révolte de Varsovie parce que ce nouveau parti était très faible parmi les insurgés, ce qui, naturellement, contribua encore à l'affaiblir.

La situation du P. P. S. était bien différente. Il obtint, entre les deux guerres, le soutien de l'immense majorité des ouvriers polonais. A la veille du conflit, il dirigea les grèves générales de Cracovie, Tarnov et autres villes, et appuya celle des paysans (août 1937). Les élections municipales de 1938 et 1939 constituèrent une lourde défaite pour le gouvernement et une grande victoire pour le parti socialiste. On ne peut contredire aux paroles d'Adam Ciolkosz, chef du P. P. S., parlant du résultat de ces élections : « S'il n'y avait pas eu la menace d'une invasion allemande, ce résultat aurait eu des conséquences beaucoup plus vastes, analogue à celui des élections municipales d'Espagne en 1931 » (Introduction à The Flaming Border, de C. Poznanski, Londres, 1944). L'aile gauche du parti se trouva tellement renforcée à partir de 1930 que le nouveau programme officiel, accepté au congrès de Radom (février 1937), adopta les mots d'ordre de la révolution sociale et de la dictature des masses laborieuses. Le P. P. S., contrairement au Kremlin, n'identifiait pas le règne du prolétariat avec un régime à parti unique, mais avec une démocratie véritable.

La guerre constitua une grande épreuve de force, physique et morale, pour le P. P. S. C'est lui qui porta la principale responsabilité de la défense de Varsovie, en septembre 1939. Les « colonels » le reconnurent et leur porte-parole déclara : « La défense des ouvriers a le ton d'une révolution socialiste. » Étant donnée sa longue expérience de la clandestinité depuis l'époque des tsars, le P. P. S. s'adapta très rapidement aux nouvelles conditions de lutte contre les maîtres allemands. Il prit le nom de « Mouvement des masses laborieuses de Pologne » et fut généralement appelé V. R. N., d'après les initiales de sa devise : « Liberté (Volnosc), Égalité (Rovnosc), Indépendance (Niepodlegosc). » La citation suivante dépeint son activité sous l'occupation : « La grande organisation secrète du V. R. N. comprenait, dès la fin de 1940, plus de deux mille unités. Les journaux et les publications publiés clandestinement atteignirent, au cours de la guerre, le chiffre étonnant de deux millions d'exemplaires. Une organisation militaire socialiste fut créée sous le nom d'O. V. P. P. S. (détachements militaires socialistes d'insurgés), incluse de manière distincte, dans le cadre national de l'armée intérieure clandestine (A. K.). Il existait, en outre, une milice socialiste, organisée sur une base à la fois territoriale et par usine. Tous ces groupements jouèrent un rôle capital, en particulier lors du soulèvement de Varsovie, en 1944 » (A. Ciolkosz, The Expropriation of a Socialist Party, New-York, septembre-octobre 1946, p. 3). Le prix de la résistance aux Allemands fut très élevé. « Nonobstant l'observation très stricte des règles ordinaires aux conspirations — où le P. P. S. excella plus que quiconque à cause de sa vieille tradition révolutionnaire, — il fut impossible d'éviter de lourdes pertes. Trois membres du Comité exécutif central du parti (Niedzialkovski, Czapinski, Topinek) et vingt-huit membres du Conseil suprême moururent des mains des envahisseurs. Au total, environ sept cents dirigeants éminents du parti périrent sous l'occupation. Ces chiffres permettent d'imaginer les pertes des rangs subalternes » (Ibid., p. 4).

Quand l'armée soviétique entra en Pologne, en 1944, l'un des principaux objectifs des Russes fut de détruire le P. P. S. et, pour y atteindre, ils utilisèrent la même méthode que contre le parti paysan. Alors que la majeure partie du territoire polonais était encore occupée par les Allemands, un congrès se tint à Lublin, dans la zone tenue par les Russes, les 10 et 11 septembre 1944, et il se baptisa, de sa propre autorité, XXVe Congrès du P. P. S. Un nouveau comité exécutif fut élu. Edouard Osóbka-Morawski en fut nommé président. Bolesław Drobner devint président du conseil suprême et Stefan Matuszewski secrétaire du comité exécutif central. Leurs amis occupèrent les autres places dans les organismes directeurs. Osóbka-Morawski devint président du Comité de Lublin et, ultérieurement, du gouvernement provisoire polonais, au nom du P. P. S.

Mais les titres d'Osóbka-Morawski, comme ceux de ses amis, avaient été fabriqués. Avant la guerre, il était fonctionnaire d'une coopérative et membre du P. P. S., mais aucunement un des dirigeants de celui-ci. Il le quitta pendant les hostilités pour rallier un nouveau groupe minuscule appelé parti des ouvriers socialistes polonais (R. P. P. S.). Drobner ne rentra au P. P. S. — après en avoir été expulsé en 1936 — que le jour de sa nomination au poste de président du conseil suprême de ce parti. Dans le soi-disant XXVe Congrès du P. P. S., il n'y avait pas un seul membre authentique du comité exécutif central, ni du conseil suprême, et pas un seul député socialiste des anciens parlements polonais.

Les chefs du véritable P. P. S. se virent dénier le droit de reconstituer leur parti ou d'en former un nouveau et ils furent persécutés cruellement. Kazimierz Pużak, secrétaire général de l'ancien parti, avait servi celui-ci pendant toute sa vie. Il y était entré en 1903. Un tribunal tsariste le condamna, en 1911, à huit ans de travaux forcés et à l'exil perpétuel en Sibérie. Il fit six années de cachot à la forteresse de Schlüsselburg, la plus fameuse des prisons tsaristes. Libéré en mars 1917 par la révolution russe, il devint secrétaire général du P. P. S. en 1921. Pendant les hostilités, il présida le parlement clandestin et fut un des chefs principaux de la Résistance. Plus tard, il fut arrêté Par l'armée soviétique, libéré et arrêté de nouveau : il mourut en prison, en avril 1950. Antoni Zdanowski fut un des grands chefs du P. P. S. entre les deux guerres ; secrétaire général adjoint de la C. G. T. polonaise et rédacteur en chef de son journal. Lui aussi fut un des chefs de la Résistance pendant l'occupation et, en dépit d'Osóbka-Morawski et du P. P. R., fut élu président du conseil officiel du P. P. S., à Varsovie, en 1945. Après avoir quitté le P. P. S. officiel, il fut arrêté, puis assassiné en prison. Cohn, autre dirigeant du P. P. S., qui passa six années dans un camp de prisonniers de guerre allemand, fut arrêté une fois de plus. Ce fut également le sort d'Antoni Pajdak, Tadeusz Szturm de Sztrem, Jozef Dziegielewski, Viktor Kravczyk, Vladislav Vilszynski, Stanislav Sobolevski, Adam Obarski, Boleslav Galaj et de bien d'autres. L'un des chefs les plus populaires du P. P. S. était Zygmunt Żuławski, qui l'avait dirigé pendant quarante ans, ayant présidé pendant de nombreuses années son conseil suprême et ayant été secrétaire général de la C. G. T. Pour maintenir les apparences de la démocratie, les dirigeants du P. P. R. lui permirent de devenir membre du parlement tout en empêchant ses amis de se présenter aux élections comme socialistes indépendants. Il lutta obstinément, tout seul, jusqu'à sa mort, survenue en septembre 1949.

Même après l'élimination de l'authentique P. P. S., sa réplique officielle constitua une menace pour le P. P. R., car les ouvriers polonais la préférèrent à celui-ci. En voici un exemple : au cours de soixante-trois élections aux comités d'entreprise qui eurent lieu à la fin de 1945 dans la région industrielle la plus importante de Pologne, le P. P. R. obtint 193 sièges (21 %) sur un total de 928, et le P. P. S. 556 (64 %). Le reste fut ainsi réparti : listes syndicales communes entre le P. P. S. et le P. P. R., 117 (12,6 %) ; parti démocratique, 14 ; travailleurs chrétiens, 10 ; parti paysan polonais, 2 ; autres (sans parti), 361. Dans beaucoup de cas, même, les membres du P. P. R. ne votèrent pas pour les candidats de celui-ci. On le sait parce que Gomułka, alors secrétaire général du P. P. R., déclara, le 8 décembre 1945 : « Il y a eu des élections au comité d'entreprise de l'usine « Fablok » (à Cracovie). Notre cellule dans cette usine compte de 250 à 270 membres. Pourtant nous n'avons pas obtenu un seul siège. » Quand des gens rallient un parti par crainte des représailles, ils saisissent la première occasion pour montrer leur véritable façon de penser.

En dépit de la pression exercée lors du congrès de la C. G. T., en novembre 1945, le P. P. S. reçut l'appui des deux tiers des délégués et Kazimierz Rusinek, qui appartenait au P. P. S. avant la guerre, fut élu secrétaire général du nouveau comité central des syndicats.

Cet appui donné au P. P. S. officiel par les ouvriers ne manqua pas d'influencer les dirigeants. Aux conférences régionales du parti, tenues à Cracovie, à Katovice et dans d'autres villes, l'opposition fut presque unanime à la fusion avec le P. P. R. et même à l'adoption d'un front commun aux élections contre le parti de Mikołajczyk (P. S. L.). Osóbka-Morawski dut lui-même adopter cette politique, non sans réserves, d'ailleurs. Le 6 août 1946, il écrivit dans le Robotnik : « A mon avis, l'un des plus grands obstacles (au maintien d'un front uni) vient de ce qu'un des partenaires se comporte trop en « parti dirigeant »... Un front commun ne peut être basé sur le principe que l'un dirige, tandis que l'autre se subordonne à lui, que l'un pose les conditions devant lesquelles l'autre n'a qu'à baisser la tête. » Deux jours plus tard, le journal du P. P. R., Glos Ludu, ripostait que les « obstacles » dont parlait Osóbka provenaient, du moins en partie, d' « éléments hostiles à la démocratie » au sein du P. P. S. (cité dans l'article « Le sort du socialisme polonais », par R..., dans Foreign Affairs, octobre 1949). Quelques semaines après, le 29 août, les chefs du P. P. S. et du P. P. R. furent convoqués à Moscou pour y discuter la question du front commun. Cette réunion fut suivie par une seconde et la direction du P. P. S. céda enfin aux exigences du Kremlin, le 28 novembre 1946. A ce qu'il semble, le sort subi par Puzak, Pajdak et les autres impressionna Osóbka beaucoup plus que la pression venant des rangs de son parti.

Mais les dirigeants du P. P. R. n'oublièrent jamais ce qu'il avait eu la témérité d'écrire le 6 août 1946 et, immédiatement après la victoire remportée par le « front commun » aux élections factices du 19 janvier 1947, ils lui retirèrent ses postes de premier ministre et de président du comité exécutif central du P. P. S. Le premier fut donné à Józef Cyrankiewicz, le second à Kazimierz Rusinek, ami de ce dernier.

Cependant, les membres du P. P. S. ne cessèrent de manifester leur opposition à une capitulation devant le P. P. R. Au 1er mai 1947, celui-ci réclama énergiquement la fusion. Il agit également ; les membres du P. P. S. qui s'y opposaient furent « épurés » dans toutes les usines. Le 7 mai, Adam Kurylovicz, membre du P. P. S., secrétaire général des syndicats depuis 1947, et président, de 1918 à 1939, du syndicat des cheminots polonais, écrivit dans le Robotnik un article intitulé « Défense des ouvriers contre les abus et les mesures arbitraires », où il accusait le P. P. R. d'organiser un régime de terreur dans les usines. « De toutes les parties du pays, disait-il, arrivent sans cesse des rapports au sujet des injustices subies par les travailleurs. Les éléments étrangers à la classe ouvrière se comportent de façon arbitraire et agissent comme des « patrons ». Ils renvoient et embauchent des travailleurs sans tenir compte de l'opinion de ceux de l'usine, au mépris des lois, des conquêtes et des droits sociaux des ouvriers. Une clique de politiciens égoïstes se constitue. Ces nouveaux notables ont découvert qu'une carte du parti avait plus d'importance que les qualifications techniques. »

La riposte à cette impertinence du P. P. S. fut un procès politique monté par la police. L'un des accusés, auquel on reprochait son appartenance au V. R. N., « avoua » qu'il n'existait « aucune différence réelle entre le V. R. N. et le parti socialiste (officiel) ». La menace était bien claire pour le P. P. S. et, bien que le congrès, qui eut lieu du 14 au 17 décembre 1947, n'acceptât pas le nouvel appel du P. P. R. à la fusion, ses dirigeants comprirent que les jeux étaient faits. Le 17 mars 1948, Cyrankievicz déclara que cette fusion s'effectuerait. 82 000 membres du P. P. S., sur un total de 800 000, furent expulsés, et beaucoup des dirigeants récalcitrants démis de leurs fonctions. Kurylovicz fut remplacé au poste de secrétaire général des syndicats par Tadeusz Cvik, vieil agent du parti communiste. Rusinek, Osóbka-Morawski, Stanislav Piaskovski, Drobner et huit autres membres du comité exécutif central disparurent de celui-ci, onze autres membres du conseil suprême en partirent également (réunion du conseil national du P. P. S., Varsovie, 18 au 22 septembre 1948). Tout le comité exécutif de Lodz fut changé et il en fut de même pour d'autres comités locaux. C'est également à ce moment que Gomułka fut accusé d'hérésie2, ce qui accrut l'opposition des membres subalternes du P. P. S. à la fusion avec le P. P. R. dictatorial et déclencha de nouvelles mesures coercitives contre eux. Mais la fusion fut un fait accompli en décembre 1948, le Parti unifié des ouvriers polonais (P. Z. P. R.) prit naissance. Le Quisling Cyrankievicz déclara, au sujet du congrès qui prononça l'union : « Ce congrès constitue le plus grand événement qui se soit produit en Pologne depuis la révolte de Kosciuszko. » Sans doute espérait-il alors recevoir des mains de Staline la médaille de Souvarov — bourreau de cette révolte !

La liquidation des partis socialistes dans les autres États satellites suivit un cours analogue. Cependant, comme ils étaient relativement plus faibles que le parti polonais, leur écroulement fut non seulement dû à la pression policière et à la présence de l'armée soviétique dans certains de ces pays, mais également au sentiment qu'eurent beaucoup de leurs membres de ne pas être assez forts pour faire face aux partis communistes sans conclure alliance avec la bourgeoisie, alliance trop dangereuse, parce qu'une victoire de la bourgeoisie sur les partis communistes, soutenus par la majorité des ouvriers, aurait conduit à la défaite de ces ouvriers et à l'établissement d'une sorte de dictature bourgeoise et terroriste, bref, au fascisme. Ils se croyaient sûrs, s'il n'y avait pas eu l'armée soviétique d'occupation, de pouvoir se débarrasser du joug communiste et de tous les éléments fascistes. Mais beaucoup pensèrent aussi qu'il serait impossible de faire face simultanément aux uns et aux autres. Il y eut donc des tendances très divergentes dans les partis socialistes de Tchécoslovaquie, de Hongrie, de Roumanie et de Bulgarie : d'une part, celle des partisans des dirigeants conservateurs de la droite, tels que Károly Peyer, Kosta Lulchev ou C. Titel Petrescu, qui collaborèrent avec les partis bourgeois ; d'autre part, celle de ceux qui coopérèrent avec le parti communiste sous des chefs tels que Zdeněk Fierlinger, Árpád Szakasits et Dimitri Neikov3. La troisième tendance, préconisant une politique socialiste indépendante, comme celle qui régna dans le P. P. S., demeura très faible dans les autres partis socialistes, d'autant plus faible que le sentiment d'impuissance était plus grand.

Les chefs communistes firent de leur mieux pour identifier à un fascisme résurgent toute opposition qu'on leur manifestait. Cela ne leur fut pas difficile, car il existait des survivants de la bourgeoisie fasciste et il était toujours possible de découvrir ou d'inventer un complot fasciste. La police secrète conservait, en réserve, quelques « fous », en vue de s'en servir au bon moment.

La connaissance que le Kremlin n'abdiquerait pas son autorité sans avoir fait jouer toutes les forces dont il disposait, la croyance que les peuples des États satellites ne pouvaient exercer d'eux-mêmes une opposition efficace, la conviction que leur « libération », au cours d'une troisième guerre mondiale, entraînerait la destruction de la population et de la civilisation, tous ces facteurs contribuèrent à produire un sentiment de désespoir impuissant et, par conséquent, conduisirent à la capitulation.

Ce fut particulièrement vrai parmi les membres éclairés et réfléchis des partis socialistes. Les dirigeants communistes ne l'ignoraient pas et jouèrent non seulement sur la démonstration de la force militaire de l'U. R. S. S., mais sur la peur de la guerre.

Après toutes ces années pendant lesquelles les agents de Moscou ont exercé une pression incessante, il n'existe plus un seul parti socialiste en Europe orientale. Tous ont fusionné avec les partis communistes.


Références


1 Pour plus de détails, voir Robotnik Polski, Londres, janvier 1946.

2 Voir pp. 285-286.

3 Le sort connu par ces « compagnons de route » en Tchécoslovaquie, en Hongrie et en Bulgarie, ne fut pas meilleur que celui d'Osóbka-Morawski et Cie en Pologne. Quand ils eurent joué leur rôle, ils furent débarqués, Fierlinger, qui avait reçu le poste de vice-président du conseil, en récompense des services rendus lors du coup d'État de février, fut relégué, le 25 avril 1950, au ministère des Affaires ecclésiastiques. Szakasits démissionna, le 24 avril, de ses fonctions de président de la République hongroise pour raisons de maladie, ce qui paraît être un prétexte, car, quinze jours plus tard, son gendre, le député Paul Schiffer, fut expulsé du parlement. Neikov eut plus de chance : il mourut le 16 février 1948 (il occupait alors des fonctions relativement insignifiantes, celles de vice-président du bureau de l'Assemblée nationale). D'autres « compagnons de route » connurent un sort comparable. György Marosán, par exemple, secrétaire adjoint du parti unifié et ministre de l'industrie légère, en Hongrie, disparut au cours d'une visite en Russie (sa démission fut annoncée le 5 août 1950) ; Istvan Riesz, ancien social-démocrate et ministre de la Justice, fut arrêté en juin 1950 et mourut en prison ; Pál Justus, membre du comité central du parti unifié, fut condamné à l'emprisonnement à vie lors du procès Rajk. On pourrait citer des douzaines de cas analogues.

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