1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

TROISIÈME PARTIE — LE SATELLITE REBELLE
Chapitre II — Motifs du conflit entre Staline et Tito

1952

Tito contre l'oppression nationale de la Yougoslavie

Les commentateurs politiques ont donné diverses explications du conflit survenu entre la Yougoslavie et la Russie. Certains y voient uniquement, ou principalement, un conflit personnel entre les deux dictateurs, mais cette explication est beaucoup trop simple et loin d'être convaincante. Étant donné le caractère farouche de la lutte, dont l'issue peut être la vie ou la mort non seulement de Tito et de son entourage immédiat, mais aussi de dizaines ou de centaines de milliers de titistes de Yougoslavie, il est bien évident qu'il s'agit de quelque chose de beaucoup plus important qu'une antipathie entre les deux hommes. D'autre part, le gouvernement soviétique n'aurait pas accepté de courir les énormes risques que comporte le conflit, tels que la destruction de bien des légendes staliniennes et le « mauvais exemple » donné à des Tito en puissance, s'il n'y avait eu en jeu des questions d'une importance capitale pour les deux camps et non pas seulement des bisbilles personnelles entre le généralissime et le maréchal. L'explication vers laquelle penchent désormais la majorité des commentateurs, c'est qu'il s'agit d'une lutte nationale des dirigeants yougoslaves contre l'assujettissement de leur pays par l'Union soviétique. Cette explication s'est montrée satisfaisante jusqu'ici, elle est appuyée par les faits et par les déclarations des dirigeants yougoslaves. Contrairement aux chefs des autres « démocraties populaires », Tito et ses amis sont arrivés au pouvoir sans l'aide de l'armée russe. Mole Pijade, l'éminence grise du parti communiste yougoslave, dit : « Certains chefs des autres partis... sont arrivés dans leur pays libéré, en avion, la pipe à la bouche, et... pendant quatre années, quatre fois par jour, ont vainement appelé les masses la lutte, par la radio, alors que nous conquérions notre liberté le armes à la main » (Borba, 10 juillet 1948). Les dirigeants yougoslaves se jugent donc supérieurs aux Rákosi, aux Pauker et aux autres gouverneurs des provinces soviétiques ; ils se placent presque sur le même pied que les membres du parti communiste de l'U. R. S. S. Ce sentiment fut exprimé dès le début du conflit ouvert avec Moscou : « Notre parti a réussi à réaliser dans la pratique les plus grands résultats obtenus par le parti communiste de l'Union » (Rapport de Tito au Ve Congrès du P. C. yougoslave, juillet 1948). « Notre parti a effectué la plus grande avancée vers le socialisme après celui de l'Union » (M. Pijade, op. cit.)Jt « Tous les autres partis, à l'exception, naturellement, de celui de l'Union soviétique, auraient succombé dans une lutte telle que celle qui nous fut imposée » (Milovan Đilas, dans Borba, le 5 juillet 1948). « Aucun autre parti, sauf celui de l'Union, n'aurait pu supporter d'aussi rudes coups sans s'écrouler comme un château de cartes » (Ibid). Tous les discours prononcés au 5e Congrès, réuni trois semaines après l'excommunication par le Kominform, reflétèrent la même pensée.

La guerre de libération nationale, farouche et courageuse, menée contre les forces d'occupation allemandes et italiennes et leurs Quisling, donna aux dirigeants yougoslaves beaucoup plus d'assurance et d'indépendance que ne pouvaient en avoir les Bierut, Pauker et autres Rákosi, amenés par les baïonnettes de l'armée russe, et qui n'avaient jamais réussi à s'attirer le concours des masses. Ce concours n'avait pu être obtenu, en dehors de la Yougoslavie, qu'en Tchécoslovaquie et en Bulgarie, et même dans ces pays, où il n'avait pas été forgé par la lutte héroïque en vue de la libération nationale, il demeurait beaucoup moins puissant qu'en Yougoslavie.

L'administration yougoslave, sous contrôle communiste, fut bâtie au cours des années de guerre sans l'intervention directe de l'armée soviétique, et elle n'avait ni Rokossovski, ni Radkiewicz à sa tête. Ranković avait organisé sa police politique secrète, l'U. D. Ba (anciennement appelée 0. Z. N. A.), sur le modèle du N. K. V. D., mais indépendamment de celui-ci. Le régime apparaît non comme une extension de celui de la Russie, mais comme une réplique relativement indépendante.

Aussi est-il naturel, dans ces conditions, que les dirigeants yougoslaves aient réclamé la pleine égalité des droits entre leur pays et l'U. R. S. S., ainsi que son indépendance.

« La Russie veut maintenir la Yougoslavie dans la situation d'un pays colonial arriéré, d'une source dematières premières a bon marché. »

Étant donnée cette indépendance relative du gouvernement yougoslave par rapport au Kremlin, il était également naturel que ses ambitions industrielles fussent plus grandes que celles des autres « démocraties populaires1 » et que toute tentative pour empêcher son développement dans ce sens suscitât la révolte.

Ce n'est pas exprimer complètement la signification sociale de la lutte que de dire simplement que la Yougoslavie combat pour son indépendance nationale. Une ancienne forme nationale dans un nouveau cadre social n'est plus tout à fait la même. Les luttes nationales revêtent des caractères différents, par exemple quand l'Abyssinie lutta contre l'Italie, la France contre l'Allemagne, ou la Yougoslavie contre la Russie. Ce caractère et les motifs réels de la lutte dépendent, dans chaque cas, du degré de développement atteint par le pays en cause. Une lutte entre les grands propriétaires terriens de deux nations se concentre obligatoirement sur la question de savoir qui possédera les grands domaines fonciers d'un territoire donné. Les paysans croates et les propriétaires hongrois se battirent sur la réforme agraire. Les industriels hindous, commençant à constituer une classe, combattirent l'impérialisme britannique pour l'hégémonie du marché de l'Inde. Naturellement, il n'existe pas de muraille de Chine entre les diverses classes des différentes nations, et, tant que certaines dominent, elles exercent une influence sociale, politique et culturelle sur les autres, les entraînant dans la lutte nationale, même lorsque, comme dans de nombreux cas, celle-ci ne concerne aucunement leurs intérêts particuliers. En outre, pour éviter de simplifier à l'extrême, on doit se rappeler qu'il n'y a pas non plus de muraille de Chine entre les divers aspects de la vie humaine, économique, sociale et culturelle. Par exemple, lorsque les paysans croates engagèrent le combat contre les propriétaires hongrois, ils se battaient simultanément pour les droits démocratiques ainsi que, dans le domaine culturel, contre la magyarisation des écoles, de la presse, etc.

En Yougoslavie, la lutte nationale contre la Russie est menée par la classe dirigeante : l'administration. Elle prend donc son caractère, ses motifs et sa force impulsive de la nature de cette classe et de la place qu'occupe celle-ci dans le système économique.

La base matérielle d'un régime bureaucratique dans une économie de capitalisme d'État, c'est l'entreprise nationalisée, avant tout dans l'industrie, et la seule explication historique, sinon la justification, de son existence, c'est la poursuite de l'industrialisation et de l'accumulation du capital. Tout conflit d'ordre national entre deux groupes de bureaucrates dans un pays de capitalisme d'État se concentre inévitablement sur ce problème fondamental qui est en soi toute la fin. Les faits rapportés plus haut au sujet des rapports économiques entre la Russie et ses satellites (réparations, sociétés mixtes Sovrom et russo-hongroises, pratiques commerciales draconiennes) portent à conclure que la raison principale du conflit entre Staline et Tito est la question de l'industrialisation et de l'accumulation du capital. Tito et d'autres dirigeants yougoslaves ont déclaré qu'il en était bien ainsi lorsque, après la première phase de justification et de défense, ils sont passés à l'attaque, en accusant leurs accusateurs.

Moins d'un mois après l'excommunication du Kominform, Vlajko Begović, l'un des chefs du parti communiste yougoslave, attaquant Hebrang et Žujović, anciens dirigeants de ce même parti, partisans du Kominform qui servirent longtemps de porte-parole à ce dernier, déclara :

Jusqu'à récemment encore, on trouvait (Hebrang et Žujović) et l'on peut encore trouver l'opinion que la Yougoslavie est un pays agricole et qu'il le restera, qu'elle doit fournir des matières premières et des vivres à des pays industriellement plus développés, qu'elle doit recevoir de ceux-ci des produits finis » (Borba, 20 juillet 1948).

Lors du congrès, réuni comme une manifestation contre l'excommunication par le Kominform, tous les orateurs attaquèrent Hebrang et Žujović, principalement pour l'opposition faite à une industrialisation rapide du pays. Dans le rapport sur les problèmes économiques présenté par Boris Kidrič, président de la commission de planification, toute une partie fut consacrée à Hebrang et à Žujović. L'énonciation de leur crime pose la question sans équivoque :

Leur lutte contre l'accroissement des forces productrices de notre pays, contre l'abolition du contraste existant entre notre héritage de richesse et la condition arriérée de nos techniques, héritée de la Yougoslavie semi-coloniale d'avant la guerre, cette lutte peut se ramener à une politique d'asservissement de notre pays envers l'étranger, c'est-à-dire à l'impérialisme » (Sur la construction d'une économie socialiste dans la République fédérale de Yougoslavie, op. cit., p. 53).

Bien entendu, Kidrič n'accusait pas ces ardents partisans du Kremlin de vouloir assujettir la Yougoslavie à l'impérialisme occidental.

Dans un discours prononcé devant l'Assemblée fédérale, lors de la discussion du budget (27 décembre 1948), Tito parla des « difficultés soulevées de divers côtés extérieurs pour nous empêcher de réaliser notre plan quinquennal et de construire le socialisme dans notre pays. On aurait tort de penser que ces obstacles ne sont apparus que dans les derniers mois de 1948. Non pas, ils ont été suscités beaucoup plus tôt pour devenir infiniment plus graves au cours du dernier semestre, où ils ont pris un caractère d'hostilité ». Pourquoi cette opposition au développement de la Yougoslavie ? Tito répond :

Jusqu'ici, nous n'avons pas voulu parler des véritables raisons qui sont derrière tout cela (l'attitude hostile des pays du Kominform envers la Yougoslavie). Mais, aujourd'hui, les choses sont arrivées à un point tel que nous devons en dire un peu plus, quoique, pour des motifs compréhensibles, nous ne puissions pas tout dire.
Il suffit de lire les différents journaux et d'écouter les diverses émissions radiophoniques, non seulement de l'Europe occidentale, mais de Budapest, de Bucarest, de Prague, de Varsovie, de Sofia, etc., pour comprendre aussitôt de quoi il retourne, sans avoir besoin d'être particulièrement perspicace... Notre pays ne peut continuer à demeurer uniquement une source de matières premières pour les nations possédant déjà une industrie puissante. Il ne peut continuer à leur acheter à des prix très élevés, comme il le fait aujourd'hui et comme il l'a fait dans le passé, tandis que nos peuples demeureront pauvres et arriérés... Non. Aussi longtemps que la forme capitaliste du commerce, en particulier l'échange des produits, existera entre les pays socialistes (c'est-à-dire l'U. R. S. S. et les démocraties populaires), où tout le monde essaye de vendre le plus cher possible et d'acheter au plus bas, personne n'a le droit de réclamer à d'autres de ne pas utiliser leurs possibilités au maximum pour améliorer le niveau de vie des pays en retard comme le nôtre, en dépit des grandes richesses minérales et autres qu'il contient.

Le même thème fut repris d'une manière plus acerbe dans la presse yougoslave. On peut se borner à citer le passage suivant du Borba dans un article contre la propagande du Kominform relative à la Yougoslavie :

Il est parfaitement clair pour tout le monde, dans notre pays, que ces périodes de phraséologie révolutionnaire servent uniquement à masquer des tentatives contre-révolutionnaires pour empêcher l'industrialisation de la Yougoslavie...

« Exploitation capitaliste dans les états socialistes »

Jože Vilfan, délégué yougoslave au Conseil économique et social des Nations Unies, a déclaré devant celui-ci :

Appliquer le principe du marché et des prix mondiaux dans les rapports entre les pays industriels et ceux qui ne sont pas suffisamment développés, c'est exploiter ces derniers. Il existe tout d'abord et par-dessus tout une énorme différence dans la productivité du travail effectué dans chacune de ces deux catégories de pays ; ensuite, les nations très évoluées économiquement exercent une sorte de monopole dans leur commerce avec les autres ; finalement, en dominant le marché mondial, elles donnent une structure unilatérale aux exportations de celles-ci. C'est par ce mécanisme que le marché mondial devient un moyen d'exploiter les pays insuffisamment développés... L'expérience nous montre que ce caractère d'exploitation du commerce effectué d'après le principe du marché mondial persiste, même quand il s'agit des relations économiques entre des pays socialistes » (Tanjug, 11 octobre 1949).

Milentije Popović, ministre des Finances adjoint en Yougoslavie, écrit dans sa brochure Des relations économiques entre les États socialistes :

Les États socialistes (c'est-à-dire l'U. R. S. S. et les « démocraties populaires ») se partagent, dans les conditions i actuellement régnantes, entre ceux qui exploitent et ceux qui sont exploités.

Il explique dans cet ouvrage très important, en s'aidant de la théorie marxiste sur la valeur ajoutée, que les industries possédant une « composition organique du capital » très élevée — c'est-à-dire avec un capital très important par rapport à la main-d'œuvre employée — prennent une partie de la « valeur ajoutée » que les industries à « composition organique du capital » faible produisent. Ceci s'applique également au commerce international entre des pays parvenus à des degrés de développement différents, c'est-à-dire entre les pays disposant relativement de beaucoup de capitaux et ceux qui en ont moins. Il invoque Marx pour justifier l'argument suivant : le « pays favorisé obtient, dans un tel échange, plus de travail contre moins de travail ». Aussi, dans les conditions de la libre concurrence, les pays pauvres sont-ils exploités par les riches. Popović prétend que cette exploitation s'accroît lorsque ceux-ci se trouvent, pour une raison ou pour une autre, en mesure d'exercer une sorte de monopole par rapport aux premiers. Les pays pauvres se voient alors imposer des prix supérieurs à ceux que payent les autres acheteurs.

Pour conclure, Popovitch affirme que « les relations capitalistes n'unissent pas : elles divisent. Les pays qui les entretiennent se trouvent répartis en deux catégories opposées : ceux qui exploitent et ceux qui sont exploités. Parmi eux il n'existe ni égalité, ni union, mais uniquement l'antagonisme ». Les riches, dit-il, essayent de le devenir plus encore aux dépens des pauvres, qu'ils tentent de maintenir dans leur pauvreté et leur retard, alors ces pauvres ont le droit de lutter contre l'exploitation et l'oppression. L'U. R. S. S. appartient à la première catégorie, la Yougoslavie à la deuxième.

La querelle entre Tito et Staline au sujet de la politique agricole en Yougoslavie

Presque tous les commentateurs, en parlant du conflit Tito-Staline, déclarent que la principale question économique, sinon l'unique, de la controverse n'est pas le degré d'industrialisation de la Yougoslavie, mais sa politique agricole. Cela vient de ce que, dans ce domaine, la seule accusation importante énoncée dans la formule d'excommunication du Kominform contre le gouvernement yougoslave, c'est de ne pas mener une politique de collectivisation assez vigoureuse. Il semble, au premier abord, qu'il existe une contradiction insoluble entre des plans ultra-ambitieux pour l'industrie d'État et une indifférence envers la propriété privée dans l'agriculture. Mais, avant de voir si cette contradiction est vraiment insoluble, il faut examiner les réalités de la politique agricole de Tito. Est-il véritablement en retard pour « aiguiser la lutte de classe dans les campagnes », pour substituer les fermes collectives aux fermes individuelles ?

La « Loi sur le plan quinquennal de Yougoslavie » (1947-1951) consacre 14 pages à l'agriculture, dont cinq lignes seulement traitent des « coopératives paysannes », sans fixer de but. La seule section de la prétendue « agriculture socialiste », où un tel but ait été précisé, est celle des fermes d'État : leur superficie doit passer de 202 000 hectares en 1946 à 300 000 en 1951, c'est-à-dire moins de 4 % de la surface cultivable du pays — ce qui est un but bien modeste. Le plan quinquennal, en conséquence, assigne un objectif très bas à la mécanisation de l'agriculture qui constitue la base technique de la collectivisation : les prévisions sont d'accroître le nombre des tracteurs de 3 790 en 1946 à 4 500 en 1951, soit une augmentation de 13 % seulement. Il est vrai qu'antérieurement à la rupture les dirigeants, communistes des autres « démocraties populaires » n'avaient pas parlé non plus de « collectivisation » rapide, mais tous leurs plans visaient à une mécanisation accélérée, ce qui révèle clairement leur intention de réaliser cette collectivisation aussi rapidement que possible. Le plan bulgare prévoit une augmentation du nombre des tracteurs de 4 600 à 10 000, le plan hongrois de 11 900 à 21 000, le plan tchécoslovaque de 11 800 à 45 000, le plan polonais de 5 500 à 76 500 (N. U., Economic Survey of Europe in 1948, op. cit., p. 208).

Le manque de goût des dirigeants yougoslaves pour une collectivisation massive s'exprima nettement dans le long traité rédigé par le vice-président du conseil, Edvard Kardelj : « Coopératives paysannes dans une économie planifiée » (Kommunist, organe du parti communiste yougoslave, septembre 1947). Au cours des prochaines années, déclare-t-il, toutes les énergies doivent se concentrer pour construire, non pas des coopératives de travail, mais des coopératives vendant les produits des agriculteurs et leur fournissant des marchandises industrielles, traitant leurs produits, leur ouvrant des crédits, etc. (c'est-à-dire des coopératives analogues à celles du Danemark et de la Hollande).

Cette attitude prudente de Tito envers la collectivisation de l'agriculture dans le présent et dans l'avenir immédiat lui est inspirée par des considérations politiques et économiques. Il sait que cette collectivisation, en Russie, isola l'État et l'affaiblit tant que son existence même fut en balance. Il ne peut mener une guerre sur deux fronts, contre l'U. R. S. S. à l'extérieur et contre la paysannerie à l'intérieur, toute tentative pour procéder à une collectivisation de grande envergure par la contrainte l'aurait mis à la merci de Staline.

Mais la vie est beaucoup plus complexe que tous les plans, et la volonté de Tito ne suffit pas pour surmonter cette complexité. Sa rupture avec Staline, elle-même, par un choc en retour des événements, a forcé le gouvernement yougoslave à s'écarter de son plan initial de procéder lentement, et à accélérer la collectivisation de l'agriculture comme le montre le tableau suivant :


NOMBRE DE FERMES COOPÉRATIVES.

FAMILLES

SUPERFICIE


Nombre

Index

Hectares

Index

31 déc. 1947

779

40 590

100

210 986

100

31 déc. 1948

1 318

60 157

148

323 984

153

1er juil. 1949

4 535

226 087

558

1 241 065

588

10 nov. 1949

6 003

290 000

714

1 580 000

744


La politique agricole du gouvernement yougoslave reste néanmoins très différente de celle du gouvernement soviétique à l'époque de sa « collectivisation ». La grande majorité des coopératives de travail diffèrent des kolkhozes en ce que la propriété privée y est permise dans des proportions beaucoup plus vastes, qu'elles sont donc moins basées sur la coercition et plus sur l'adhésion volontaire des paysans. Les coopératives de travail couvrent environ 14 % de la superficie de la Yougoslavie, et celles du genre kolkhoze pas plus de 4 % ou, en y incluant les fermes d'État, de 9 %.

La rupture avec Moscou oblige Tito, afin d'obtenir des vivres et des matières premières pour l'industrialisation, non seulement à plus accélérer la collectivisation de l'agriculture qu'il n'en avait l'intention, mais diminue les dangers que cette mesure pouvait comporter pour lui. En face de la menace moscovite et aussi longtemps qu'elle aura à choisir uniquement entre Staline et Tito, la paysannerie sera poussée par sa conscience nationale à soutenir ce dernier et conduite à se plaindre moins amèrement du joug qu'il lui impose.

Il convient de noter en passant que le conflit Tito-Staline a également ralenti la collectivisation dans les « autres démocraties populaires » à cause des craintes qu'une opposition paysanne trop puissante ne renforçât les tendances « titistes ». On peut aboutir à ce paradoxe de voir cette collectivisation, sous sa forme la plus évoluée, s'achever plus tôt en Yougoslavie que dans les

« Le parti communiste yougoslave a été dissous dans le front populaire. »

L'une des accusations formulées contre les dirigeants yougoslaves dans l'excommunication formulée par le Kominform est la suivante : « Ils ont amoindri le rôle du parti communiste et l'ont, en fait, dissous dans le Front populaire, qui n'est pas un parti... Le Front populaire est seul à figurer dans l'arène politique, le parti et ses organisations n'apparaissant plus ouvertement devant le peuple, en leur nom propre... » Cette accusation fut répétée par le comité central du parti communiste de l'Union soviétique. La critique, en apparence inexplicable, se comprend mieux quand on la met en rapport avec la politique de la direction yougoslave tendant à assurer l'indépendance nationale et avec son indulgence pour la paysannerie.

L'accusation, en elle-même, n'est pas sans fondement. Des observateurs neutres avaient déjà remarqué que le parti communiste yougoslave n'avait pas proclamé sa situation prédominante. Deux ans avant l'excommunication par le Kominform, Hal Lehrman pouvait écrire :

Alors que les démocrates de l'opposition Grol, qui boycottèrent les élections, sont maintenant pratiquement invisibles en tous lieux, la Yougoslavie est le seul pays de l'Europe orientale, voire, à ma connaissance, du monde entier, où le parti communiste soit toujours illégal... Les partis ont été priés par le ministre de l'Intérieur de faire enregistrer leurs membres clandestins. Les démocrates ont accepté, mais les communistes ont refusé. De fait, le seul aveu public de l'existence de ces derniers, c'est la publication de leur organe officiel : Borba (La lutte), qui arbore leur pavillon en tête de mât. On ne connaît même pas officiellement le nombre et l'identité des députés communistes ; ils se sont tous enregistrés eux-mêmes dans les listes parlementaires, après les élections, en tant que membres du Front populaire ou comme indépendants. En dépit de cette mascarade, les communistes exercent le contrôle du pays tout entier et les autres partis qui, jadis, avaient une certaine signification dans le Front populaire sont devenus des zéros » (The Nation, 22 juin 1946).

Lehrman explique le fait par « le goût bien connu des communistes pour la clandestinité ».

Cette dissimulation du parti communiste en Yougoslavie ne veut pas dire qu'il s'est dissous « dans le Front populaire, qui n'est pas un parti », ni que son influence ne soit pas décisive. Pour ne pas conserver le moindre doute, il suffit de jeter un coup d'œil sur le rapport présenté par Aleksandar Ranković au Ve congrès du parti communiste yougoslave : « Sur le total des officiers de l'armée yougoslave, 89,9 % sont communistes, 1,3 % candidats à l'admission au parti, et 7,7 % non organisés. » La proportion est analogue dans d'autres branches importantes de l'administration. Le Dr Dragoljub Jovanović, chef du parti paysan serbe (actuellement en prison pour avoir fait de l'opposition à Tito), l'exposa clairement en déclarant, en mai 1946 : « Le parti communiste a monopolisé le Front populaire, les usines et les emplois publics. Dans chaque ministère, dans chaque entreprise ou institution publique, on trouve un homme de confiance du parti communiste qui s'occupe de tous les individus, suit tout ce qui les concerne et décide de leur sort. »

Le parti communiste tient les rênes du pouvoir en Yougoslavie comme dans tous les autres pays de l'Europe orientale. Mais, s'il est le véritable moteur de l'État, c'est le Front populaire qui paraît à la rampe. Lorsque le parti dirigea la guerre de libération nationale, il sut tirer de grands avantages de l'organisation de ce Front. En face de la menace moscovite contre l'indépendance nationale et du fait que ce Front englobe 80 % de la population adulte du pays (dont la majorité est constituée par des paysans), il est encore plus naturel que Tito pousse au premier rang cette organisation et non le parti communiste.

Après l'excommunication, celui-ci prit une place plus apparente dans la vie publique : il convoqua son congrès national, qui fut suivi par des réunions républicaines, etc. Tito essaya ainsi de saper l'effet que les critiques du Kominform auraient pu produire sur les membres du parti. Il put le faire, assuré que son appel à l'union autour du gouvernement serait favorablement entendu, même si le parti communiste dévoilait son pouvoir réel par delà la façade du Front populaire.

Le problème de la fédération balkanique

La question si souvent débattue d'une fédération balkanique constitue une autre pomme de discorde entre Staline et Tito et n'est pas sans rapports avec les facteurs économiques dont il a déjà été parlé.

Ce mot d'ordre a, depuis des dizaines d'années, tenu une place de première importance dans le programme des partis communistes des pays des Balkans, comme, aussi bien, dans celui des partis socialistes. Tant qu'il était dirigé contre la bourgeoisie et la monarchie, Staline le considéra d'un œil favorable. Mais, quand la Russie devint la « métropole », il craignit de voir cette idée de fédération servir d'arme contre elle. De là son opposition, d'abord cachée, puis ouverte, à ce mot d'ordre, après la deuxième guerre mondiale. Tito, d'autre part, conscient que la Yougoslavie, demeurant isolée, ne pourrait tenir tête au colosse russe, l'adopta résolument.

Il en rêva pendant les hostilités et prit même des mesures pour en poser les fondations. Il se rencontra, en décembre 1944, avec un envoyé spécial du cabinet bulgare : Petar Todorov. , Les Bulgares proposaient de constituer un conseil de régence mixte, Tito devenant premier ministre de la Fédération bulgaro-yougoslave. Mais, deux heures avant le moment où une délégation particulière devait partir pour Belgrade, les Russes exigèrent qu'elle restât à Sofia. Ils expliquèrent ultérieurement qu'ils s'opposaient à cette fédération à cause des objections britanniques et américaines (The World Today, septembre 1948). Une telle explication ne peut être admise sans réserve, la Russie sachant se montrer fort inflexible envers les demandes des Alliés lorsque cela lui convient.

De nouveaux contacts furent pris après la guerre. Dimitrov et Georgiev, ministre bulgare des Affaires étrangères, rencontrèrent Tito à Belgrade le 27 juillet 1947, rencontre qui reçut une très large publicité dans les deux pays. Le 2 août, lors d'une réunion à Bled, un traité fut signé et, contrairement à la pratique habituelle, son texte fut immédiatement publié avec une vaste orchestration de la presse. L'article 2 prévoyait une collaboration économique, comprenant un taux d'échanges déterminé, la préparation d'une union douanière et la coordination des mesures économiques couvrant l'énergie électrique, les mines, l'agriculture, les transports et le commerce extérieur. Par l'article 7, la Yougoslavie renonçait aux 25 millions de dollars toujours inscrits à son compte des réparations.

En cette même occasion, un accord secret fut conclu entre les deux pays. Il cessa de l'être lors de la rupture avec le Kominform, Tito se hâtant de le publier et les Bulgares étant contraints de faire de même. Il prévoyait la constitution d'un État commun, bulgaro-slave, baptisé « Union des Républiques populaires des Slaves du Sud ».

Dimitrov alla encore plus loin. Il déclara le 17 janvier 1948 : « Si ce problème devient mûr pour une discussion, et dès ce moment, la Bulgarie, la Yougoslavie, l'Albanie, la Roumanie, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Pologne et peut-être la Grèce décideront comment et quand une fédération pourrait les unir. Ce que le peuple accomplit maintenant est, en fait, une préparation à cette fédération future. » Comme mesure immédiate, il proposait une union douanière : « Nous sommes convaincus qu'une union douanière peut seule contribuer véritablement au développement de nos peuples, aussi allons-nous de l'avant sciemment et courageusement pour la préparer avec tous les pays qui voudront y entrer. » Ainsi donc, ce qui était envisagé, ce n'était pas uniquement une fédération de la Yougoslavie et de la Bulgarie, mais celle de tous les pays balkaniques et danubiens.

C'était pousser les choses trop loin pour le goût de Moscou, et la Pravda du 28 janvier 1948 lança une attaque ouverte contre Dimitrov, proclamant que « ces pays n'ont pas besoin d'une fédération problématique et artificielle, ni d'une confédération, ni d'une union douanière ». A ce qu'il semble, la seule fédération qui ne soit ni problématique, ni artificielle, c'est celle des pays de l'Europe orientale dans l'Empire russe.

Immédiatement après cet article de la Pravda, les dirigeants du parti communiste bulgare, y compris Dimitrov lui-même, déclenchèrent une campagne contre toute idée de fédération balkanique2. Dans une interview accordée le 18 mars à Budapest, le ministre bulgare des Affaires étrangères, Kolarov, démentit les « rapports de la presse occidentale » annonçant le désir de la Bulgarie de créer cette fédération. « Nous avons déclaré à plusieurs reprises, dit-il, que, pour nous, le mot d'ordre « Fédération balkanique » n'existait pas. » Il ajouta qu'il avait existé vingt ans auparavant parmi « les partis social-démocrates des divers États balkaniques », « mais nous nous en sommes dégagés ». Elizabeth Barker, qui cite ces paroles de Kolarov, commente entre parenthèses : « C'était, naturellement, une curieuse référence au rôle joué par Kolarov lui-même alors que, membre dirigeant de la fédération communiste balkanique, entre 1920 et 1930, il préconisait ardemment la fédération balkanique » (Macedonia, its Place in Balkan Power Politics, Londres, 1950, p. 124).

Le fait que Dimitrov, Kolarov et les autres dirigeants bulgares fussent ainsi prêts, sur l'injonction de Moscou, à renoncer à leurs projets de fédération fut pour les dirigeants yougoslaves un autre grief à ajouter à la liste de leurs récriminations contre le Kremlin. Pijade se rappela que l'Union soviétique portait la responsabilité de l'enterrement non seulement du projet de fédéation des Slaves du Sud, mais aussi de n'importe quel traité d'alliance entre la Yougoslavie et la Bulgarie, et qu'elle avait contrarié tous les efforts faits dans ce sens entre novembre 1944 et février 1945. Au sujet de l'attaque de la Pravda contre Dimitrov, il déclara :

L'intention de cette mise hors la loi de l'idée de fédération, en qualifiant toutes les fédérations, confédérations et mêmes unions douanières de « douteuses et artificielles », est uniquement d'empêcher les petits États socialistes de se grouper, de défendre leur indépendance et leur souveraineté, de façon à les maintenir isolés les uns des autres, sans qu'ils puissent se soutenir mutuellement, et à les amener un par un à remettre cette souveraineté et cette indépendance entre les mains du gouvernement soviétique en se plaçant sous sa protection » (Tanjug du 5 janvier 1950, compte rendu du discours de Pijade devant l'Assemblée nationale).

Le même Pijade avait dit antérieurement :

La vieille question orientale connaît un renouveau. Aussi ne faut-il pas s'étonner que la politique impérialiste du terrorisme russe soit présentée, aujourd'hui dans les manuels soviétiques comme une protection désintéressée des nations balkaniques. (Cité par The Times, 27 septembre 1949)3

La question macédonienne

La politique concernant la Macédoine constitue une autre pomme de discorde entre Moscou et Belgrade.

Le conflit éclata seulement lorsque le Kremlin comprit que les « éléments sains » du parti communiste yougoslave n'étaient pas assez forts pour écarter Tito.

La Macédoine est partagée entre la Yougoslavie, la Bulgarie et la Grèce. Les trois parties sont appelées Macédoine du Vardar — celle de la Yougoslavie, de beaucoup la plus grande — la Macédoine du Pirin, la bulgare, et la Macédoine égéenne, la grecque, comprenant la côte. Un simple coup d'œil sur la carte montre quel avantage stratégique la Russie obtiendrait si toute la Macédoine se trouvait rassemblée sous un gouvernement qui serait son vassal. Elle aurait accès à la mer Egée ; l'Albanie, satellite sans liaisons terrestres avec aucun des autres, deviendrait le débouché direct sur l'Adriatique ; la Yougoslavie non seulement perdrait une partie de son territoire et de sa population, mais se trouverait bloquée au nord-est, à l'est et au sud par des satellites russes. Qui gouverne la Macédoine gouverne toute la péninsule des Balkans.

Si l'on considère que le district du Pirin possède seulement environ 200 000 Macédoniens contre un million dans la Macédoine du Vardar, il est extrêmement improbable que le premier puisse attirer la seconde sous son égide ; l'inverse semble beaucoup plus possible. La Macédoine égéenne, avec 1,5 million d'habitants, constitue donc un facteur indispensable pour unir la Macédoine sous l'hégémonie de la Russie. C'est ce qui explique la collaboration des partis communistes grec et bulgare pour réaliser l'« unité macédonienne ».

Quels chemins tortueux, quelle hypocrisie, quelle acrobatie cette politique réclame des agents de Moscou !

Le Ve Congrès du Komintern, en 1924, avait mis en avant deux slogans : « Une Macédoine unifiée et indépendante », « Une Thrace unifiée et indépendante ». Ce dernier ne repose absolument sur aucune base, la Thrace étant une expression géographique n'ayant aucun caractère national, il n'existe de nationalité thrace. Mais le premier ne vaut guère mieux. Après la guerre de 1921-1923, les Turcs expulsèrent d'Asie Mineure tous les habitants grecs, dont quelque 700 000 s'installèrent dans la Macédoine égéenne, de sorte que les 9/10 de la population cette province sont aujourd'hui grecs. Il ne peut donc plus être logiquement question de la réunir aux autres parties de la Macédoine. C'est ce que fit ressortir le délégué grec au Congrès Maximos : « A la suite du traité de Lausanne, tous les habitant turcs de la Macédoine furent contraints de partir et la bourgeois hellénique les remplaça par 700 000 réfugiés. Le parti communiste grec s'opposa et a continué de s'opposer à cette violation du traité de Lausanne. Nous serions heureux que nos camarades turcs fissent de même. Il n'en demeure pas moins qu'il existe 700 000 réfugiés grecs en Macédoine. Les ouvriers et les paysans de Grèce n'étaient donc pas disposés à accepter le slogan réclamant l'autonomie de la Macédoine. » Le congrès ne tint pas compte de ces paroles et maintint son mot d'ordre : « Une Macédoine unifiée et indépendante ». Il l'imposa à la VIIe Confèrence des partis communistes balkaniques ainsi qu'au Congrès extraordinaire du parti communiste grec, en dépit de l'opposition présentée par la direction de celui-ci, avec le professeur Pouliopoulos, son secrétaire général, à la tête.

La raison principale de l'obstination montrée par le Komintern sur ce point venait de ce que les défaites subies par les partis communistes allemand et bulgare, en 1923, rendaient nécessaires quelque geste de caractère « explosif » pour relever le prestige des dirigeants moscovites : le meilleur moyen de le faire parut être de s'unir au comité nationaliste macédonien d'Alexandrov et de Protegerov (prêts alors à collaborer avec les communistes comme ils le firent ultérieurement avec les militaristes bulgares, les agents de Mussolini et ceux de Horthy).

Cette alliance ayant tourné à la faillite au bout d'un an ou deux, le parti communiste grec renonça à faire du slogan « une Macédoine unifiée et indépendante » le pivot de sa politique. S'il y revint occasionnellement sous telle ou telle forme (résoutions votées par les IIIe et IVe Congrès du parti communiste grec et à la réunion plénière du comité central en décembre 1931), ce fut uniquement pour défendre son prestige vis-à-vis de l'opposition de gauche (trotskystes) conduite par Pouliopoulos.

Lors de l'arrivée de Hitler au pouvoir, le Komintern abandonna lui aussi le slogan. Il ne cadrait plus avec ceux d' « union nationale », de « défense des frontières existantes ». En conséquence, la politique fut officiellement renversée dans le programme du comité central du parti communiste grec, en janvier 1935. Les résolutions votées au VIe Congrès (décembre 1936) proclamèrent que la question nationale macédonienne n'existait pas par suite des changements apportés à la composition ethnique de la population dans la Macédoine égéenne. Les députés communistes cessèrent dès lors de soutenir même les moindres demandes relatives à la Macédoine présentées devant le parlement hellénique. Cette attitude se maintint pendant plus de dix ans. Zachariades, lors de son procès à Athènes, en 1945, déclara : « Le parti communiste grec a rejeté ce mot d'ordre (celui de l'unification de la Macédoine) depuis 1931, moment où je devins son chef, et n'a cessé dès lors de proclamer que la Macédoine était grecque... La Macédoine est grecque et doit le demeurer. » La résolution adoptée lors de la session plénière du comité central du parti, en 1946, disait : « Les communistes grecs, combattant à l'avant-garde dans la lutte pour l'indépendance et l'intégrité nationales, proclament une fois de plus saintes et sacrées les frontières actuelles de la Grèce. Le parti communiste grec déclare qu'il n'acceptera pas de livrer bataille pour la reconnaissance des droits ou de l'égalité des Slaves habitant la Macédoine grecque, sauf dans le cadre de l'État hellénique » (Cité par Svetozar Vukmanović, How and why the People's Liberation Struggle of Greece met with Defeat, Londres, 1950, p. 51). Dans une interview accordée à un journaliste britannique, en mai 1946, Zachariades dit que la population de la Macédoine hellénique était aux 9/10 grecque, et slave seulement pour 1/10, que l'E. A. M. défendait l'intégrité territoriale de la Grèce.

Tout changea après la révolte de Tito contre Staline. Qui s'inquiéta dès lors de la composition ethnique de la population ? Qui se préoccupa de la volonté des habitants de la Macédoine égéenne de ne pas être englobés dans une Macédoine unifiée ? A sa cinquième session plénière, en janvier 1949, le comité central du parti communiste grec reprit le slogan de la « Macédoine unifiée et indépendante » : « Il ne peut être douteux qu'une des conséquences de la victoire remportée par l'armée démocratique de Grèce et par la révolution populaire sera de donner au peuple macédonien la pleine liberté de déterminer lui-même son sort, comme il le désire effectivement. » Un mois plus tard, la direction du parti hellénique affirma que le désir d'une « Macédoine unifiée et indépendante » constituait le « but séculaire » des habitants de la Macédoine égéenne.

Il n'y a pas à penser que cette nouvelle orientation soit couronnée d'un bien grand succès : les habitants de la Macédoine égéenne n'ont pas pour ambition suprême d'obéir aux oukases de Staline, changeant au vent de sa politique étrangère. Tito n'a pas à craindre que Salonique ne lui enlève Skopje.

Il est beaucoup plus probable que c'est la Macédoine du Pirin qui gravitera autour de la Macédoine du Vardar, et non l'inverse, En effet, au moment même où Moscou relevait son slogan démagogique : « Une Macédoine unifiée et indépendante », les dirigeants communistes bulgares prenaient des mesures pour restreindre les droits nationaux des Macédoniens de la province du Pirin : aussitôt après l'excommunication de Tito par le Kominform, leur comité central se réunit (session plénière des 12 et 13 juillet 1948). Il vota que « l'étude de la langue littéraire macédonienne dans les écoles » serait « facultative » dans la province du Pirin et décida « d'abolir l'obligation d'apprendre la langue officielle macédonienne pour les employés de l'État, ainsi que l'obligation de souscrire aux journaux macédoniens pour les habitants de la province du Pirin ». On enseignerait le bulgare à la place. (C'est seulement en 1945 que le macédonien devint une langue littéraire, avec un alphabet et une grammaire)4.

La politique de la Russie au sujet de la question macédonienne révèle ses vastes appétits impérialistes, mais aussi les limites de sa puissance. Tito n'en a pas grand'chose à craindre.

Note

2 Voir le discours de Dimitrov devant le IIe Congrès du Front patriotique (2-3 février), six jours après l'attaque de la Pravda (Second Fatherland front Congress, Sofia, 1948, op. cit., p. 36).

3 L'opposition manifestée par Moscou à la fédération balkanique est en contradiction apparente avec le fait suivant mentionné par Tito (Assemblée fédérale, 26 avril 1950) : en février et mars 1948, alors que Kardelj et Djilas se trouvaient à Moscou et que la situation était déjà tendue entre eux et Staline, « Staline lui-même demanda impérieusement la conclusion immédiate d'un acte de fédération entre la Yougoslavie et la Bulgarie, tandis que, d'autre part, les Soviets s'opposaient à une fédération avec l'Albanie ». Mais, la rupture avec Moscou étant imminente, une telle mesure, avec les modifications qu'elle entraînait, aurait compromis l'homogénéité de l'administration de Tito et aurait pu faire le jeu de l'U. R. S. S. (surtout qu'il y avait des troupes soviétiques en Bulgarie). Comme le dit Tito : « Nous aboutîmes à la conclusion que cette demande n'avait d'autre but que de faciliter l'abaissement et l'asservissement de la Yougoslavie. »

4 Il est intéressant de noter que, s'il existe des statistiques scolaires pour les minorités turque, arménienne, tzigane et juive, « il n'existe absolument aucun chiffre relatif aux Macédoniens de la région du Pirin » (Bulgarian Bulletin, publié par le bureau londonien de l'Agence télégraphique bulgare, 15 décembre 1950).

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