1952

« De même que la propriété par un groupe d'actionnaires d'une entreprise capitaliste s'accompagne du droit de voter au sujet de son administration et de décider la nomination ou le renvoi de ses directeurs, la propriété sociale de la richesse d'un pays doit s'exprimer par le pouvoir donné à la société de décider de son administration ainsi que de la nomination ou du renvoi de ses dirigeants. Les « démocraties populaires » sont basées sur des conceptions différentes. Une dictature policière et bureaucratique s'est établie au-dessus du peuple et demeure indépendante de la volonté de celui-ci, tout en prétendant gouverner au nom de ses intérêts. »

Tony Cliff

Les satellites européens de Staline

TROISIÈME PARTIE — LE SATELLITE REBELLE
Chapitre premier — Les pays du Kominform attaquent la Yougoslavie.

1952

Le Kominform prononce l'excommunication.

Le 28 juin 1948, une nouvelle, publiée en premier lieu par le Rude Pravo, quotidien de Prague, vint, comme un éclair dans un ciel serein, annoncer que le parti communiste yougoslave était exclu du Kominform.

La formule d'expulsion est à peu près aussi obscure que les fameuses prophéties de l'oracle de Delphes, et il est possible d'y lire presque tout ce que l'on veut ; elle est vraiment exceptionnelle par son brouillamini démagogique d'accusations se contredisant les unes les autres. Les dirigeants yougoslaves y sont flétris des noms de nationalistes, de trotskystes, de boukharinistes et de menchevistes. On leur reproche d'avoir laissé « se développer des éléments capitalistes dans leur pays » et aussi d'avoir « décrété trop hâtivement la nationalisation de l'industrie moyenne et du commerce ». On les accuse de « fausser la lutte de classe » dans les campagnes, en soutenant les paysans riches, les koulaks, et, en même temps, de se laisser emporter par des projets « aventureux » visant à supprimer les dernières traces de capitalisme dans ces mêmes campagnes. Ce sont les koulaks qui, d'après la formule, font de plus en plus la loi dans les villages, mais, simultanément, ils sabotent le plan de la collecte du blé et les autres entreprises gouvernementales. Bref, les dirigeants yougoslaves ne sont que des instruments entre les mains des koulaks, mais prennent des décrets « aventureux » contre eux, et sabotent ces décrets. Cette logique n'a probablement été approchée, en clarté, au cours de ces dernières années, que par les nazis, accusant les Juifs d'être à la fois des capitalistes et des marxistes.

Si l'on fait abstraction de toutes les banalités contenues dans la formule d'excommunication et dans la correspondance échangée entre les gouvernement soviétique et yougoslave1, tout le procès se ramène à trois accusations : premièrement, le gouvernement yougoslave a « poursuivi une politique inamicale envers l'Union soviétique » ; deuxièmement, la collectivisation de l'agriculture n'a pas été suffisamment poussée, et, troisièmement, le parti communiste de Yougoslavie n'a pas conservé son identité, il a été dissous et s'est fondu dans le Front populaire, qui n'est plus un parti, violant ainsi la conception marxiste du rôle prépondérant attribué au parti.

C'est la première accusation qui est la plus grave et elle est appuyée par de nombreux exemples. « La Sûreté yougoslave exerce un contrôle permanent sur les représentants soviétiques en Yougoslavie » (lettre du comité central du parti communiste de l'Union soviétique au comité central du parti communiste yougoslave, en date du 27 mars 1948). Milovan Djilas, l'un des quatre chefs du parti communiste yougoslave, est accusé d'avoir déclaré, au cours d'une réunion du comité central du parti, en 1945, que « les officiers soviétiques étaient, du point de vue moral, inférieurs à ceux de l'armée britannique » ; « cette allégation antisoviétique de Djilas n'a pas soulevé la réprobation immédiate des autres membres du comité » (Ibid). Les Yougoslaves « commencent à insulter nos conseillers militaires (soviétiques), à les traiter de fainéants et à jeter le discrédit sur l'armée soviétique », et le gouvernement a décidé de réclamer le rappel d'un certain nombre de ces conseillers (lettre du comité central russe au comité central yougoslave, en date du 4 mai 1948). Le gouvernement yougoslave a promulgué un décret interdisant aux organismes d'État de fournir des renseignements d'ordre économique aux représentants soviétiques sans sa permission (lettre du 27 mars 1948.)

Nous verrons plus loin quel rapport la deuxième et la troisième accusations ont avec la première, fondamentale, de témoigner de l'hostilité à la Russie ou, plus exactement, de refuser de se soumettre à elle.

La résolution du Kominform fut le premier coup de canon d'un tir de barrage extrêmement nourri, déclenché contre le gouvernement yougoslave.

Les gens du Kominform ont la mémoire courte.

L'amnésie est un des plus grands bienfaits dont jouissent les dirigeants du Kominform. L'encre de la formule d'excommunication était à peine sèche que toutes les louanges, précédemment accumulées sur la tête de Tito, s'évanouissaient comme rosée au soleil. L'Église stalinienne ne connaît que des saints et des démons, Tito était soudainement devenu Lucifer en personne. Chaque membre du parti communiste se hâta consciencieusement d'oublier ce que ses chefs écrivaient encore à la veille de la rupture. Le rédacteur en chef du Daily Worker, par exemple, avait dit, le 13 septembre 1947 : « La Yougoslavie est la plus évoluée des démocraties européennes... c'est une démocratie véritable où le peuple est maître et construit une nouvelle vie. » Deux jours plus tard, il reprenait : « La Yougoslavie montre au monde entier le miracle qu'un peuple peut accomplir dès que le pouvoir est entre ses mains. » Rákosi déclara, le 10 septembre 1946 : « Au cours de ce grand conflit mondial, nous avons vu avec un enthousiasme immense que deux peuples justifiaient les espoirs de l'humanité : le peuple soviétique et le peuple yougoslave. » Soviet News publia, le 20 août 1947 : « Une transformation démocratique radicale s'est produite en Yougoslavie. » Les partis communistes ont instantanément oublié tous ces éloges et des milliers d'autres analogues.

Vittorio Vidalli, chef des communistes pro-Kominform du territoire libre de Trieste, fut l'un des premiers à donner la nouvelle version du passé de Tito. Dès le 15 septembre 1948, il exposa les péchés commis par les agents de Tito à Trieste, depuis plusieurs années : « Depuis longtemps déjà, tous les désaccords au sujet des directives du groupe Babič-Uršič (agents de Tito à Trieste) étaient qualifiés de « scandales », d'intrigues dues aux agents de l' « impérialisme anglo-saxon », de manifestations de « factionalisme » et ainsi de suite. Sur l'ordre du Slovène Ranković , Boris Kreiger, chef de la police nationaliste à Ljubljana, d'honnêtes communistes qui n'étaient pas d'accord avec la politique de Tito furent brutalement persécutés.

Dans la zone A et à Trieste, des tentatives de meurtre furent perpétrées, à cette époque, contre des fonctionnaires italiens et Slovènes.
Ici, les marionnettes de Tito ont essayé d'utiliser comme « propagandistes » des Slovènes, fonctionnaires de l'Etat yougoslave. Des élèves de la prétendue « école des cadres » furent employés à des besognes subversives. Cette école avait été créée secrètement par Babič et Uršič sous la direction de Sedmak et de Srećko avaient été expulsés du parti en tant que trotskystes, et qui avaient des rapports avec l'Intelligence Service britannique.

Et cela se passait « depuis longtemps déjà » ! Pourquoi aucun membre du parti démocratique de Trieste n'avait-il révélé ces faits abominables avant le 28 juin 1948 ?

Le parti communiste albanais ne fut pas en retard pour flétrir le louche passé des dirigeants yougoslaves. Dans Pour une paix durable, pour la démocratie du peuple ! du 15 août 1949, Bedri Spahiu, secrétaire du comité central du parti ouvrier albanais, parla de la politique suivie en Albanie pendant la guerre par « le tsar de troisième classe régnant à Belgrade » : « Dès le printemps de 1943, les buts du traître Tito, en ce qui concerne le peuple albanais, coïncidaient exactement avec ceux de Mussolini. » A la veille de la libération du pays de l'occupation italienne, Tito insista pour « placer de farouches fascistes dans les organisations directrices des campagnes ». Ultérieurement, « Koçi Xoxe (agent de Tito), alors secrétaire du comité central et ministre des Affaires intérieures », conduisit Nako Spiru à se suicider, par une « campagne d'injures et de menaces systématiques ». Nako Spiru, un des membres éminents du parti avait hardiment dévoilé « la politique colonialiste et impérialiste poursuivie par Tito en ce qui concernait l'Albanie ». «Beaucoup de communistes et de fonctionnaires des comités locaux furent jetés en prison ou fusillés sur la base des faux renseignements forgés sur les instructions de celui-ci (Xoxe). » Ce sont là de terribles accusations, mais, tout au long des années où ces crimes furent commis, pas un Albanais démocrate ne prononça un mot pouvant dénoncer leurs auteurs !

Jacques Duclos a trouvé une autre preuve que Tito fut, dans le passé, un agent réactionnaire du capitalisme occidental : le fait que ses partisans reçurent des armes, pendant les hostilités, des puissances anglo-saxonnes. Il écrit :

Nous savons, par exemple, comment Churchill refusa de fournir des armes aux francs-tireurs et partisans français.
Mais nous savons aussi, d'autre part, que son attitude envers Tito fut complètement différente. Et, comme le vieux réactionnaire ne perdit pas de l'œil un seul instant les intérêts de la réaction, la question se pose : quelle garantie Tito fut-il à même de lui donner à cette époque ? Nous avons le droit de supposer que, durant la guerre, l'Intelligence Service eut des agents dans l'entourage le plus immédiat de Tito (Pour une paix durable, pour une démocratie du peuple ! 1er juillet 1949).

La sottise de cet argument est vraiment stupéfiante ! Au cours de la guerre, la Russie reçut de l'Occident une quantité d'armes autrement considérable que la Yougoslavie. (En fait, l'Occident ne commença à aider sérieusement les partisans de Tito qu'au printemps de 1944.) Cela ne prouve-t-il pas que « l'Intelligence Service eut des agents dans l'entourage le plus immédiat de Staline » ?

N. Zachariades, secrétaire général du parti communiste de Grèce, rejette sur les agents de Tito la responsabilité de la défaite subie par les partisans grecs. Leurs machinations remonteraient jusqu'en 1943.

Le parti communiste et le mouvement révolutionnaire grecs se sont trouvés pris entre deux feux depuis 1943 : d'un côté, les impérialistes et les monarcho-fascistes ; de l'autre, la clique de Tito. (…) Celui-ci travailla la main dans la main avec le général Zervas, le Quisling grec, et, entre autres méfaits, organisa l'assassinat d'un membre du bureau politique du parti communiste grec (Pour une paix durable, pour une démocratie du peuple ! 1er août 1949).

Le procès Rajk apporta « preuve » sur « preuve » des anciens crimes de Tito. Il « démontra » qu'il fut un agent de l'impérialisme pendant la guerre, qu'il essaya d'entrer en compromis avec Hitler, mais qu'il en fut empêché par le peuple yougoslave, que, même lors de la guerre civile d'Espagne, ses partisans, membres de la brigade internationale, étaient des agents de Franco, de Mussolini et de Hitler. Immédiatement après le procès, Pero Popivoda, homme du Kominform, « rappela » un certain nombre d'autres faits significatifs. Au cours des hostilités, sur les ordres de Djilas et de Pijade, plusieurs unités de partisans, au Monténégro, furent divisées en petits groupes, le but cherché et qui arriva inévitablement étant de les faire tomber aux mains des Allemands. Si Tito échappa à l'encerclement à Sutesca — fait qui avait été jusque-là acclamé par les communistes comme un acte d'héroïsme et au sujet duquel la presse russe avait écrit que Tito avait été sauvé par un avion soviétique, — ce fut en conséquence d'un accord avec les Allemands ; preuve : « Plus de 10 000 partisans y furent tués, mais Tito échappa. » Il ne cessa d'avoir des relations avec la Gestapo et avec l'Ovra italienne ; preuve : les trois états-majors de l'armée des Partisans furent successivement anéantis (Rumanian News, 9 octobre 1949). A ce qu'il semble, si Tito commanda l'armée de Libération nationale, fixant plus de divisions allemandes et italiennes que les Alliés en Afrique du Nord (selon Radio-Moscou, à cette époque), s'il tua 477 000 soldats ennemis et en fit prisonniers 559 434, ce fut uniquement pour servir les intérêts... de Hitler et de Mussolini !

Mesures prises contre Tito

Moscou ne se borna pas à des attaques verbales. Il procéda également à un boycottage économique. La Yougoslavie, avant la rupture, était largement dépendante du bloc soviétique pour ses importations et pour la vente de ses produits. En 1947, la Russie et les « démocraties populaires » fournirent 51,8 % des importations yougoslaves et absorbèrent 49,1 % de ses exportations. En 1948, les chiffres furent respectivement 43,3 % et 49,6 %. La cessation de ces relations économiques pouvait causer une catastrophe. La Russie s'en rendait bien compte et, après de longues et difficiles négociations, elle conclut avec la Yougoslavie, pour 1949, un accord commercial ramenant l'échange des produits au huitième de leur valeur de 1948. Les satellites emboîtèrent le pas et allèrent même plus loin. Le gouvernement polonais dénonça son accord commercial avec la Yougoslavie le 7 juin 1949 et annonça son intention de cesser toutes ses livraisons ; la Tchécoslovaquie arrêta les siennes complètement à partir du 12 juin 1949, et la Hongrie dénonça également son accord commercial le 18 juin. Le trafic entre la Yougoslavie et le bloc soviétique diminua abruptement pendant les trois premiers trimestres de 1949. Au cours du premier, la Yougoslavie tira 26,1 % de ses importations de ce bloc, 14,8 % pendant le second et seulement 3,2 % pendant le troisième. Le bloc soviétique prit 23,8 % de ses exportations pendant le premier, 22,2 % pendant le second et 7,7 % pendant le troisième (chiffres cités par Tito dans un discours prononcé devant l'Assemblée fédérale, le 27 avril 1950).

Cette politique répond exactement à la définition du « blocus économique » donnée par l'Encyclopédie politique soviétique : « Le blocus en temps de paix est le moyen de pression préféré qu'utilisent les pays impérialistes contre les pays les plus faibles. »

La Yougoslavie fut contrainte de développer son commerce avec l'Occident2. Le boycottage ne lui imposa pas moins de graves pertes. Ses exportations s'élevèrent, en 1948, à 14,3 milliards de dinars et, en 1949, aux mêmes prix, à 11 milliards seulement (discours de Tito du 27 avril 1950), tombant encore plus bas en 1950. (Il est cependant difficile de dire quelle fut la part de la grande sécheresse de 1950.)

La Yougoslavie est également menacée d'actions militaires. Des troupes russes, hongroises, roumaines, bulgares et albanaises sont massées à ses frontières, elles exécutent de vastes manœuvres et, plus fréquemment encore, déterminent des « incidents de frontière ». De juillet 1948 à décembre 1949, il y a eu 1 397 incidents de cette sorte avec la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie et l'Albanie (discours de Tito à l'Assemblée fédérale, le 28 décembre 1950).

En outre, toutes les capitales du bloc soviétique font des émissions radiophoniques dans la langue des diverses nationalités de Yougoslavie. Jour et nuit, elles invitent le peuple à « faire de la Yougoslavie une deuxième Corée », à saboter l'économie du pays et à prendre les armes contre « les monstres fascistes subitement devenus fous »3.

Note


1 Cette correspondance et la résolution du Kominform ont été données dans The Soviet-Yugoslav Dispute (Royal Institute of International Affairs, Londres, 1948).

2

Commerce extérieur de la Yougoslavie (millions de dollars)

Exportations Importations

1948 1949 1950 1948 1949 1950
Etats-Unis 50 148
79
80
209
104
Royaume-Uni 183
448
173
120
159
74
Allemagne 1
88
102
 11
153
214
Italie 175
158
73
218
252
138
Autriche 122
167
55
96
203
74
Hollande 197
137
27
101
108
22
Suisse
78
60
15
88
95
26
France
37
26
27
51
63
34

843
1 232
551
765
1 242
776
(Bureau de statistiques du Royaume-Uni, Direction of International Trade, 1950.)

3 Selon le Tanjug du 26 janvier 1951, ces émissions occupent 162 heures et 47 minutes, contre 37 heures et 35 minutes, par semaine, en 1948, avant la publication de l'excommunication du Kominform. Au cours des six premiers mois de 1950, les pays du bloc soviétique firent 6 731 émissions en langues yougoslaves, ce qui correspond à 4 mois, 8 jours et 3 heures de propagande antititiste.
Les émissions du bloc soviétique en Europe avaient lieu en 26 langues et occupèrent 644 heures et 51 minutes par semaine. Sur ce total, un quart étaient faites dans trois langues yougoslaves (croate, slovène et macédonien).
Les émissions russes en anglais, français et espagnol – c'est à dire en langues parlées par 460 millions de gens – furent sensiblement égales en durée à celles faites en langues yougoslaves, parlées par 16 millions de gens. En Bulgarie, les émissions faites en 13 langues étrangères duraient seulement une demi-heure de moins par semaine que celles en langues yougoslaves.


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