1948

Traduit de l'allemand par Gérard BILLY 2016
Les citations de Rosdolsky se réfèrent très souvent à l'édition MEGA (en langue allemande) des écrits de Marx et Engels. Ces références n'ont pas été reprises dans la traduction.

rosdolsky

Roman Rosdolsky

Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire »

Deuxième section : La théorie des nationalités de la Nouvelle Gazette Rhénane

1948

  1. L'AUTRE ASPECT DU PROBLÈME

    (Le côté réaliste du pronostic de Engels)


Nous ne nous sommes occupés jusqu'ici que de l'argumentation historique avancée par Engels à l'appui de sa thèse. Mais celle-ci ne s'appuyait pas seulement sur ce pilier plus ou moins « spéculatif », mais aussi sur un argumentaire réaliste prenant en compte la situation actuelle des Slaves et de leurs mouvements nationaux. Il s'agit ici du fait que « les conditions géographiques, politiques, industrielles (et littéraires) élémentaires indispensables pour une existence indépendante et prolongée », n'étaient pas remplies, et que, selon Engels, cela, joint à « l'inexistence historique » des Slaves autrichiens – ne pouvait qu'aboutir au naufrage de leurs aspirations. Voici ce qu'on peut lire dans ses articles :

« Si les Slaves autrichiens formaient une masse compacte, comme les Polonais, les Magyars, les Italiens, s'ils étaient capables de constituer entre eux un État de 12 à 20 millions d'individus, leurs revendications auraient néanmoins [malgré le fait qu'ils ne satisfont pas aux conditions historiques] un caractère sérieux. Mais c'est tout le contraire qui est vrai. Les Allemands et les Magyars se sont poussés au milieu d'eux en s'avançant sur un large front jusqu'aux extrémités des Carpates, presque jusqu'à la Mer Noire (?), séparant les Tchèques, les Moraves et les Slovaques des Slaves du sud par un couloir large de 60 à 80 lieues. Au nord de ce couloir, 5,5 millions, au sud 5,5 millions de Slaves, séparés par une masse compacte de 10 à 11 millions d'Allemands et de Magyars dont l'histoire et la nécessité ont fait des alliés. »

Ce qui frappe d'abord dans ces lignes, c'est l'accent mis sur la « nécessaire alliance » des Allemands et des Hongrois contre les Slaves. (Dans un autre passage, Engels dit, de la même façon, que les Slaves sont les « ennemis naturels » des Magyars 270.) Cette façon de voir, qui nous laisse certes assez pantois, est néanmoins la suite logique de son analyse historique, qui considère aussi en partie la lutte historique entre les Allemands et les Hongrois d'un côté et les Slaves de l'autre comme une lutte opposant des races hostiles 271 (C'est de ce point de vue qu'il convient de considérer également l'argument que nous connaissons déjà, selon lequel un coin germano-magyar a été enfoncé dans la masse du monde slave, argument repris par Engels jusque dans les années 80.) On ne peut par ailleurs que trouver bien faible l'argumentation avancée ici, puisque, comme on sait, en 1848 et dans les années suivantes, les Slaves autrichiens n'avaient absolument pas en tête de créer un empire slave unifié s'étendant de l'Adriatique aux Monts des Géants (Riesengebirge), mais avaient pour objectif – en obéissant au « bon sens » de leur égoïsme national – seulement l'édification de plusieurs États nationaux à eux. Du reste, Engels sent bien la faiblesse de cette démonstration, puisqu'il poursuit :

« Mais pourquoi les 5,5 millions de Tchèques, Moraves et Slovaques ne pourraient-ils pas constituer un État, les 5,5 millions de Slaves du sud joints aux Slaves turcs, un autre État ? - Que l'on examine seulement [répond-il] sur une carte des langues la répartition des Tchèques et de leurs voisins dont la langue est apparentée à la leur. Ils forment comme une saillie enfoncée en territoire allemand, mais sont rongés et repoussés des deux côtés par l'élément germanique. Le tiers de la Bohème parle allemand, pour 24 Tchèques, on y compte 17 Allemands. Et ce serait aux Tchèques de constituer le noyau central de l'État slave projeté. Car chez les Moraves, il y a aussi beaucoup d'Allemands, chez les Slovaques, beaucoup d'Allemands et de Magyars, les uns et les autres en outre complètement démoralisés du point de vue national. Et à quoi ressemblerait un État slave où finalement ce serait quand même la bourgeoisie allemande urbaine qui aurait la suprématie ! »

Voilà pour le chapitre Tchèques et Slovaques. Mais Engels ne juge pas non plus moins dépourvue d'espoir la situation des Slaves du sud. En premier lieu vient l'argument géographique que nous avons déjà cité. « Les Slovènes et les Croates », dit Engels, « coupent l'Allemagne et la Hongrie de la mer Adriatique ; et l'Allemagne et la Hongrie ne peuvent pas accepter d'être coupées de la mer Adriatique, en raison 'd'impératifs géographiques et commerciaux', qui ne sont certes pas des obstacles aux yeux de Bakounine, mais n'en existent pas moins et représentent pour elles des questions tout aussi vitales que par exemple pour la Pologne la côte baltique de Dantzig à Riga 272. Et là où l'enjeu est l'existence, le libre épanouissement de toutes les ressources de grandes nations, ce ne sont pas les bons sentiments, le souci de quelques Allemands ou quelques Slaves dispersés çà et là qui vont faire la décision. Sans compter que la carte de ces Slaves du sud est également partout tachetée d'îlots allemands, magyars et italiens, qu'au premier coup d’œil sur la carte linguistique, on voit l'État sud-slave tel qu'il est projeté, lacéré en lambeaux incohérents, et que dans le meilleur des cas, il tombera entre les mains des bourgeois italiens de Trieste, Fiume et Zara ainsi que des bourgeois allemands d'Agram, Laibach, Karlovac, Zemun, Pančevo et Weißkirchen ! - Mais [c'est la conclusion de la démonstration] les Slaves du sud autrichiens ne pourraient-ils pas se joindre aux Serbes, aux Bosniaques, aux Morlaques 273 et aux Bulgares ? » Là, Engels reprend une remarque que nous connaissons déjà, selon laquelle les Slaves turcs et les Slaves autrichiens n'ont qu'antipathie les uns pour les autres, et que de ce fait, toute communauté politique entre eux serait – selon lui – illusoire.

Ajoutons encore qu'il évoque l'absence de « tradition historique nationale » chez les Slaves autrichiens et le caractère patoisant de leurs langues, et nous aurons tout ce qui se trouve dans ses articles sur les « conditions géographiques, politiques, industrielles (et littéraires) élémentaires indispensables pour une existence indépendante et prolongée ». C'est peu, en réalité, et de plus ses arguments sont de valeur très inégale. On peut passer sans s'y arrêter sur les raisonnements qui voudraient que la mer Adriatique soit indispensable à l'Allemagne ou que ni l'Allemagne ni la Hongrie ne toléreraient que des « États intermédiaires slaves sans avenir fassent sécession et se constituent en États indépendants ». De même sur l'énorme exagération contenue dans l'affirmation que les territoires sud-slaves seraient bardés d'éléments pratiquant d'autres langues qui feraient éclater un État sud-slave en autant de «  lambeaux incohérents ». En revanche, ce qu'il avance contre la création d'un État tchèque était très solide. Un « coup d’œil sur la carte linguistique » suffit effectivement pour qu'apparaisse nettement la situation géographique extrêmement précaire de la nationalité tchèque installée « au beau milieu de l'Allemagne ». En ce qui concerne les Tchèques, donc, on ne peut dénier à cette preuve « géographique » une certaine force de conviction. Ce n'est pas pour rien que nous retrouvons constamment cet argument dans toute la littérature politique ultérieure jusqu'à l'époque de la désintégration de l'Autriche 274. Et bien que les événements historiques les plus récents aient démenti (définitivement, espérons-le!) la thèse de Engels selon laquelle un État tchèque 275 indépendant était chose impossible, ils lui ont pourtant en même temps donné raison dans un certain sens – car l'État tchéco-slovaque créé en 1918 ne s'est pas constitué comme État national, mais comme État plurinational, et n'a pu se maintenir comme tel que pendant relativement peu de temps. Et si les Tchèques ont maintenant recouru à la douteuse méthode de l'expulsion de 3 millions et de demi d'Allemands des Sudètes, que prouvent-ils sinon que la géographie était contre eux et qu'ils cherchent à échapper à la fatalité qui pèse sur eux en la corrigeant par la violence ?

Encore plus percutante et plus importante était la référence de Engels à la structure de classe encore embryonnaire des Slaves autrichiens – son affirmation que même si ces peuples arrivaient à se constituer en États nationaux, ceux-ci seraient dirigés, non pas par eux-mêmes, mais par la bourgeoisie allemande de leurs villes. Cet argument tapait pour ainsi dire dans le mille. Les Slaves autrichiens ne purent effectivement arriver à l'indépendance avant d'avoir développé leur propre bourgeoisie nationale et leur propre prolétariat, ils ne le purent tant qu'ils demeurèrent de purs peuples paysans. Engels était certes très loin d'escompter la possibilité d'une modification de la structure de classes des Slaves sans histoire, il était au contraire convaincu que la progression du capitalisme conduirait à une germanisation (ou à une magyarisation) totale des villes slaves et à plus longue échéance aussi du plat pays. Sous ce rapport, son erreur de pronostic doit être qualifiée de première formulation théorique de l'état d'esprit dont sont restés fort longtemps pénétrés les cadres allemands (ou germanisés) du prolétariat urbain des pays slaves occidentaux, un état d'esprit qui s'est imposé massivement partout où l'inégalité du développement historique avait eu pour conséquence la dénationalisation temporaire des villes et des centres industriels et la formation d'îlots de populations de langue et d'origine différentes sur les territoires habités par les peuples sans histoire. Ce n'est donc aucunement un hasard si nous retrouvons sans cesse dans l'histoire ultérieure du mouvement ouvrier des pronostics erronés analogues. Ainsi, K. Kautsky a encore pu écrire en 1887 à propos de la question tchèque :

« Comme adversaires fanatiques de la langue allemande, et considérant que c'est une vertu nationale de l'ignorer, on a les Jeunes Tchèques, les représentants de la paysannerie et de la petite-bourgeoisie. Dans ces milieux, connaître l'allemand n'est certes pas une nécessité économique ; mais paysannerie et petite-bourgeoisie sont condamnées à disparaître, et avec elles la langue qu'elles parlent. Plus elles reculeront, plus le capitalisme se développera, plus diminuera en Bohème l'importance économique du tchèque, et plus augmentera celle de l'allemand. Toute tentative de freiner les progrès de la langue allemande reviendra en fin de compte à enrayer le développement économique du pays. Encourager le sentiment national tchèque ne signifie quasiment plus encourager le développement économique ... 276 »

Et la même année, V. Adler écrit dans la « Gleichheit » [« Égalité » - hebdomadaire viennois de la social-démocratie autrichienne jusqu'en 1889] :

« En Autriche, la langue de la social-démocratie est l'allemand, il faut que l'ouvrier connaisse l'allemand pour être libre de ses mouvements et avoir accès à la littérature socialiste. En tant qu'Allemands, il nous importe peu que les Tchèques apprennent l'allemand, mais en tant que social-démocrates, nous devons le souhaiter 277 (!) » …

Les deux social-démocrates autrichiens les plus représentatifs expriment donc ici – sous une forme certes très vulgarisée – la même façon de voir que celle qui était à la base du pronostic de Engels. Mais on trouve des approches tout à fait semblables dans le socialisme polonais et le socialisme russe ! Ainsi, l'argument que R. Luxembourg fait valoir, pour refuser que soit reconnue une délégation particulière de la « social-démocratie lituanienne » au congrès socialiste international de 1904, est :

« Autant que je sache, la 'population lituanienne autochtone' » dont parlait 'Darbininky Balsas' (La voix du peuple), l'organe de la social-démocratie lituanienne, « se réduit à la paysannerie, alors que chez les ouvriers des villes, ce ne sont tout au plus que les plus arriérés qui utilisent le lituanien ... »

Et elle raillait la « prétention » des social-démocrates lituaniens partisans de la création d'une république lituanienne indépendante : « Pourquoi ne pas créer en même temps également une 'république indépendante de Samogitie 278' – bien entendu exclusivement 'dans l'intérêt du prolétariat' 279 ?» (Quatorze ans plus tard, est née, non pas certes, une république « samogitienne », mais une république lituanienne indépendante!)

La social-démocratie russe n'était pas meilleure sous cet aspect ! Ainsi, par exemple, pour le rédacteur de la brochure éditée par le cercle Plekhanov de Genève (« L'impasse du socialisme ukrainien en Russie 280 »), le mouvement ukrainien était une invention utopique superflue :

« L'abolition du servage, le service militaire obligatoire, le développement du trafic commercial et de l'industrie, la croissance ininterrompue du prolétariat agraire, l'influence de l'administration, du commerce et des écoles (dans la mesure où elles existent), l'influence de l'Église et des sectes religieuses, celle de la vie urbaine et de la culture – voilà les facteurs qui, aussi sous le rapport de la langue, ont définitivement fusionné la population rurale de l'Ukraine avec la sphère des influences qui prévalent en Russie. 281 »

Cette curieuse brochure s'est sans aucun doute fait l'écho d'humeurs et de préjugés restés très longtemps vivaces parmi les socialistes russes. Les événements de la révolution russe d'octobre montrent clairement jusqu'à quand ils ont persisté. En effet, dans les années 20, à la tête du Parti Communiste de l'Ukraine soviétique, se trouvait encore un homme qui proclamait ouvertement ce qu'on appelle la « théorie de la lutte entre deux cultures », Lebedj, secrétaire du PC ukrainien. L'essence de cette étrange théorie était la suivante :

« En Ukraine, la culture urbaine est russe, la culture rurale est ukrainienne. Le prolétariat représente la culture urbaine, la culture russe. L'avenir appartient à la culture du prolétariat, c'est-à-dire à la culture urbaine, c'est-à-dire à la culture russe … La vie amènera d'elle-même à la fusion de la culture urbaine du prolétariat et de la culture rurale, à la fusion de la culture russe et de la culture ukrainienne dans une seule culture, à savoir la culture russe. Le développement industriel du pays exige une élévation du niveau de la culture urbaine du prolétariat, donc de la culture russe. Et même si le Parti Communiste aide les paysans à développer leur culture rurale ukrainienne, il doit subordonner cette aide au mot d'ordre de la victoire inéluctable de la culture russe dans cette lutte de deux cultures liée à la vie elle-même 282. »

Cette digression était nécessaire pour montrer comment l'erreur commise par Engels était « liée à l'époque » et quelles profondes racines elle avait dans la situation réelle du mouvement ouvrier à ses débuts. Certes, à côté de l'assimilation qui jouait dans les villes et la population industrielle, il existait déjà à ce moment-là de puissantes contre-tendances qui se manifestaient dans l'éveil national des peuples sans histoire. Mais que des aspirations de ce genre trouvent un écho et puissent devenir une force réelle, semblait ne pouvoir s'expliquer que par l'expansion permanente du mode de production capitaliste qui « transformait la place du paysan vis-à-vis du propriétaire foncier », faisait sortir la classe paysanne, ces « barbares en plein milieu de la civilisation », de son long sommeil multiséculaire et la plongeait dans la modernité. Et « comme l'horizon du paysan est, partout, étroitement local et national, le mouvement paysan l'est inévitablement, et avec lui, ce sont les vieilles luttes nationales qui ont refait surface. » La paysannerie, cependant, pouvait être considérée comme une classe condamnée par l'histoire, et donc avec elle les mouvements nationaux qui étaient devenus son porte-parole chez les Slaves. (Telle était du moins la vision de Engels et de ses successeurs).


Mais à ce point surgit une autre question qui, elle aussi, est posée par Engels lui-même. Il écrit en août 1848 :

« Les grands pays agricoles entre la Mer Baltique et la Mer Noire ne peuvent sortir de la barbarie patriarcale que par une révolution agraire qui transforme les paysans asservis ou corvéables en libres propriétaires de la terre – une révolution qui est tout à fait la même que la révolution française de 1789 à la campagne. »

C'est précisément là que Engels voyait l'une des plus solides garanties pour la restauration d'une Pologne indépendante 

« De quoi découle l'inexorable nécessité que la Pologne se libère ? » - demande-t-il. « De ce que la domination de l'aristocratie en Pologne … est aujourd'hui tout aussi obsolète et tout aussi minée de l'intérieur que la démocratie de la petite noblesse en 1772. De ce que l'établissement de la démocratie agraire est devenue pour la Pologne non seulement une question politique, mais une question sociale vitale. De ce que la source d'existence du peuple polonais, l'agriculture, court à sa ruine si le serf ou le paysan corvéable ne devient pas un propriétaire foncier libre. De ce que la révolution agraire est impossible sans la conquête simultanée de l'existence nationale 283 ... »

Là, spontanément, on se pose la question : Pourquoi cela ne vaudrait-il pas aussi pour les régions slaves d'Autriche, de Hongrie et de Turquie ? Est-ce que la « démocratie agraire » n'était pas là aussi devenue une question de vie ou de mort pour la société ? Pourquoi, dès lors, la réalisation de cette démocratie ne pouvait-elle entraîner la « conquête de l'existence nationale », pourquoi fallait-il que cette voie reste réservée aux seuls Polonais ?

Certes, la lutte de la noblesse polonaise contre les « trois autocrates orientaux » (la Russie, la Prusse et l'Autriche) était inséparable de la cause de la démocratie et de la révolution dans l'Europe centrale et occidentale. (C'était bien de là que découlait l'importance internationale de la question polonaise.) D'un autre côté, Engels croyait pouvoir dire en 1848 précisément au sujet de la Pologne :

« L'ancienne Pologne de la démocratie nobiliaire est depuis longtemps morte et enterrée ; … mais cette 'héroïne' de tragédie 284 a donné le jour à une robuste héritière … qui s'apprête à jouer son drame à elle et à poser la main sur la « roue de l'histoire », une héritière dont la victoire est assurée – cette héritière, c'est la Pologne de la démocratie paysanne 285. »

Cependant, cet espoir devait être cruellement déçu, car, quelle que fût l'obstination de la noblesse polonaise à se battre pour l'indépendance de son pays, elle n'a jamais été disposée à renoncer à sa domination de classe sur les paysans – et la « démocratie paysanne » polonaise allait se faire attendre encore un bon bout de temps 286 … Toujours est-il que ces illusions nous expliquent pourquoi Engels faisait un sort particulier à la Pologne et liait logiquement, pour le seul compte de la Pologne, la nécessité d'une « existence nationale » indépendante à celle de la « démocratie agraire ». Mais en ce qui concerne les peuples paysans slaves sans histoire, il pensait que leur sort serait évidemment celui des Provençaux, qui étaient devenus définitivement Français pendant la Grande Révolution, en recevant de la Convention « la démocratie en contrepartie de la perte de leur nationalité » 287. Mais – cette perspective ne reposait-elle pas sur des illusions tout aussi vaines ? Comment les seigneurs hongrois et polonais auraient-ils pu apporter une démocratie agraire aux masses paysannes serbes, croates, slovaques, roumaines, ukrainiennes, eux qui n'en voulaient même pas pour leur propre paysannerie ? Quant à la bourgeoisie allemande, chacun sait qu'elle n'a jamais manifesté la moindre envie de « dédommager » de cette manière les peuples paysans slaves « de la perte de leur nationalité » ! … Quoi qu'il en soit, en dépit des illusions que Engels se faisait (et était obligé de se faire) sur la mission révolutionnaire de la démocratie nobiliaire hongroise et polonaise, il a clairement vu, il y a cent ans déjà, le lien entre la « révolution agraire » et la question nationale. (ce qui prouve la fécondité de la conception matérialiste de l'histoire qu'il a contribué à découvrir). Et c'est en marchant sur ses traces que plus tard, ses disciples autrichiens, Kautsky et Bauer, sont arrivés à expliquer comment la renaissance nationale des peuples paysans slaves découlait des transformations que le développement capitaliste avait introduites dans leur être social.

Engels lui-même n'a, à vrai dire, jamais été en mesure de voir que ce processus était historiquement inéluctable, bien au contraire, il ne pouvait qu'y rester aveugle ! Et pas seulement parce que ce processus n'en était alors qu'aux premiers balbutiements. Ce qui a bien davantage pesé, et qui était plus essentiel, ce furent les raisons que nous avons évoquées ici. D'abord, la complexité et la confusion de la situation lors de la Révolution de 1848, le rôle contre-révolutionnaire joué par les populations slaves, ce qui, pour un révolutionnaire allemand de surcroît, ne pouvait que rendre infiniment difficile d'émettre un jugement exact et objectif sur la question slave. Ensuite, le fait qu'à cette époque, les « nations historiques » avaient encore une chance réelle, en menant une politique révolutionnaire audacieuse, en réalisant la « démocratie agraire », de s'attacher les masses paysannes des peuples sans histoire et de les amener de cette façon à renoncer à leurs aspirations nationales particulières 288. (Les expériences de la révolution française et aussi de la révolution anglaise, que Engels et Marx ont mis tant d'ardeur à étudier, paraissaient plaider précisément en faveur de cette thèse 289.) Mais nous abordons là une question qui mérite une étude particulière.


 

Notes

270 « Sur trois côtés, les Magyars sont donc entourés d'ennemis naturels ... »

271 Cf. le passage suivant tiré de l'article « L'Allemagne et le panslavisme » (1855) : « La race slave, longtemps divisée par des querelles intestines, rejetée vers l'est par les Allemands, assujettie, en partie, par les Allemands, les Turcs et les Hongrois, réunifiant discrètement ses divers rameaux après 1815 avec la croissance progressive du panslavisme, cette race affirme maintenant pour la première fois son unité et, ce faisant, déclare une guerre à mort aux races romano-celtes et allemandes qui ont jusqu'ici dominé l'Europe. »

272 Engels écrit dans ses articles sur la Pologne : « Il va de soi qu'il ne s'agit pas créer une Pologne fictive, mais une Pologne viable. Elle doit au moins (!) avoir l'étendue de 1772, elle doit posséder, non seulement les territoires traversés par ses grands fleuves, mais leurs embouchures, et avoir sur la Mer Baltique une importante région côtière. » Cf. note … p. … ainsi que la remarque de G. Mayer sur la politique polonaise de Engels en 1881 : « Ce n'est que 'si c'était indispensable' qu'il voulait bien céder à la nouvelle Pologne aussi une petite parcelle de la Pologne prussienne ... »

273 « Morlaques, Maurolaques …, ethnie slave du sud dans le nord de la Dalmatie …, environ 100 000 personnes. Les Morlaques parlent serbe et appartiennent à l'église orientale. » (Der große Brockhaus)

274 Ainsi, par exemple, « au congrès de Prague de la social-démocratie tchèque de décembre 1913, qui s'occupa de la question nationale ainsi que de la question de l'édification d'un État en Bohème, c'est la tendance nationale modérée dirigée par le député Johannis qui l'emporta. Šmeral avait alors comme aujourd'hui (1917) pour programme l'obtention de l'autonomie nationale dans le cadre de la monarchie austro-hongroise. … Dans l'exposé des motifs de la résolution présentée, Šmeral déclare que la création d'un État totalement indépendant en Bohème serait la pire des calamités qui pourraient frapper le peuple tchèque, cet État devenant alors le jouet des grandes puissances voisines. Il serait habité pour un tiers par des Allemands qui trouveraient un puissant appui dans le Reich allemand à ses frontières, ce qui serait une source permanente de conflits. La Bohème, disait-il, n'avait pas de frontière maritime et dépendrait donc économiquement en permanence des nations ayant une façade maritime. Le souci de ménager la population allemande et celui de la justice nationale devaient amener la social-démocratie tchèque à refuser la constitution d'un État en Bohème. » (E. Strauß, « La social-démocratie tchèque et l'État de Bohème », - « Der Kampf [la lutte] », 1917, p. 279-280)

275 Soulignons-le : ce qui était jugé impossible, c'était l'État tchèque, pas l'existence nationale du peuple tchèque de façon générale. (Il faut cette précision pour que l'affirmation de Engels apparaisse comme justifiée dans une certaine mesure).

276 K. Kautsky, « La nationalité moderne » (« Die Neue Zeit », 1887, p. 447) – Quel « matérialisme » vulgaire et primitif dans ces considérations !

277 B. Šmeral, « La question nationale dans la social-démocratie jusqu'au congrès de Hainfeld », dans « Akademie » (en tchèque), 1909. (Cité dans la revue « Der Kampf », 1.12.1909, p. 144)

278 La Samogitie (lituanien : Žamaitis) est le nom de la Lituanie occidentale située entre la Prusse Orientale et la Courlande, dont les habitants sont de parfaits Lituaniens.

279 Lettre de R. Luxembourg à l' « Iskra », l'organe de la social-démocratie russe, n°70 du 25.08.1904. Les partisans de Rosa Luxembourg écrivirent de même dans la revue « Przegląd Robotniczy » : « La nationalité lituanienne est en voie d'extinction. Dans le même temps se développe la classe ouvrière, et conscience et solidarité se renforcent. La classe ouvrière a, en Lituanie comme partout ailleurs, ses propres intérêts de classe. Elle n'a rien de commun avec la question de la nationalité et de la fédération. » (Cité dans M. Mazowiecki, « Historia ruchu socjalistycznego w zaborze rosyjskim », 1903, p. 406.) - Rien d'étonnant à ce que les social-démocrates polonais aient estimé pertinent d'appeler leur parti « Social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie » (SDKPL).

280 Style et contenu de cette brochure plaident clairement en faveur de la thèse selon laquelle elle a été – au moins partiellement - écrite par Plekhanov lui-même.

281 « L'impasse du socialisme ukrainien en Russie » (en russe), Genève, 1891, p. 34.

282 D'après N. Skrypnik, « À propos de la théorie de la lutte entre les deux cultures », « Nascha Prawda » (en ukrainien), 1926, n° 6 et 7, p. 21. - Un témoin qualifié écrit : « In 1923, I proposed to the party conference of the Bolsheviks of the Ukraine that functionaries should be able to speak and write the idiom of the surrounding population. How many ironical remarks were made about this proposal, in the main by the Jewish intelligentsia who spoke and read Russian and did not wish to learn the Ukrainian language ! » L. Trotzki, « Thermidor and Antisemitism », dans « The New International »,1941, p. 92.

283 C'est-à-dire étatique.

284 Allusion au discours de Jordan, député au parlement de Francfort. Celui-ci reconnaissait à la Pologne un rôle de héros dans une « vraie tragédie », mais soulignait en même temps : « Vouloir rétablir la Pologne seulement parce que sa ruine nous navre à juste titre, j'appelle cela faire preuve d'une sentimentalité stupide. »

285 (Les passages soulignés le sont par Engels.) - Trois ans plus tard, Engels écrit néanmoins à Marx :  « Plus je réfléchis à l'histoire, plus il me paraît évident que les Polonais sont une nation foutue [en français] et qu'on ne peut plus les utiliser comme moyens qu'en attendant que la Russie elle-même soit entraînée dans la révolution agraire. La Pologne n'aura alors plus aucune raison d'être [en français]. Les Polonais n'ont jamais rien fait dans l'histoire que de donner le spectacle d'une courageuse bêtise toujours en train de chercher querelle. On ne peut citer aucun moment où la Pologne aurait représenté avec succès le progrès, ne serait-ce que contre la Russie, ou aurait fait quelque chose d'importance historique … Nous n'avons heureusement pas pris dans la Nouvelle Gazette Rhénane d'autres engagements positifs envers les Polonais que l'inévitable restauration dans des limites appropriées (suitable) – et encore, sous condition d'une révolution agraire. Je suis sûr que cette révolution se produira plutôt avec tous ses effets en Russie qu'en Pologne, à cause du caractère national et du développement plus avancé des éléments bourgeois en Russie. Qu'est-ce que Varsovie et Cracovie en comparaison de Petersbourg, Moscou, Odessa, etc. ! » Lettre du 23.05.1851) – On ne peut nier que cette lettre était génialement prophétique, mais ses conclusions politiques ne peuvent néanmoins qu'être qualifiées de regrettables.

286 Mehring note que « 1846 avait montré en Galicie ce qu'il en était de la démocratie paysanne polonaise. »

287 Il s'agit de la comparaison faite par Engels entre les Provençaux et les Polonais, comparaison destinée à acculer dans ses derniers retranchements le « citoyen humaniste Ruge » dont le discours consacré à la Pologne au Parlement de Francfort était la cible de sa polémique. Voici ce passage, très important pour notre sujet : « La nationalité française méridionale n'avait pas, au Moyen-Âge, plus de liens de parenté avec celle du nord de la France que la nationalité polonaise n'en a avec la nationalité russe. Au Moyen-Âge, la nation provençale, celle du sud de la France, n'avait pas seulement un 'haut niveau de développement' (Engels se réfère ici aux propos de Ruge), elle était en tête de toute l'Europe. Elle avait été la première de toutes les nations modernes à avoir une langue de culture … Pour ce qui est de la chevalerie féodale, elle rivalisait avec les Castillans, les Français septentrionaux et les Normands d'Angleterre. Pour l'industrie et le commerce, elle ne le cédait en rien aux Italiens … Et pourtant, comme la Pologne, elle a d'abord été partagée entre la France du nord et l'Angleterre, avant d'être totalement soumise par les Français du nord … Pendant des siècles, les méridionaux ont combattu contre leurs oppresseurs. Mais le cours de l'histoire fut sans pitié. À la fin d'une lutte qui avait duré trois siècles, leur belle langue était réduite au rang de patois, et eux-mêmes étaient devenus Français. Le despotisme imposé par la France du nord à la France du sud dura trois cents ans, et c'est seulement au bout de ces trois cents ans que les Français du nord compensèrent ces siècles d'oppression – en anéantissant les derniers restes d'autonomie de la France du sud. La Constituante démantela les provinces indépendantes, la poigne de fer de la Convention fit pour la première fois des habitants de la France méridionale des Français et leur donna en contrepartie de leur nationalité la démocratie … Et pourtant, jamais personne n'a dit que l'oppression de la France méridionale par les Français du nord était une « ignoble injustice » (comme le dit Ruge à propos de l'oppression de la Pologne). Comment est-ce possible, citoyen Ruge ? Ou bien l'oppression subie par la France méridionale est une ignoble injustice, ou bien l'oppression subie par la Pologne n'en est pas une … Où donc est la différence entre les Polonais et les Français du sud ? » Et Engels répond :  « Le sud de la France était le foyer de la réaction … C'était la principale tranchée arrière du féodalisme, et c'est resté jusqu'à aujourd'hui un bastion de la contre-révolution … La Pologne, en revanche, c'est le foyer de la révolution en Russie, en Autriche et en Prusse. L'opposition aux oppresseurs, c'était en même temps l'opposition à la haute aristocratie en Pologne même … La garantie est là, c'est elle qui rend inéluctable la restauration de la Pologne. »

288 « Est-ce qu'une Pologne ressuscitée serait capable d'assimiler des corps étrangers ? Engels (dans le fragment inédit à ce jour intitulé« Monde germanique et monde slave ») lie la réponse à la question de savoir si les Polonais réussiront à constituer une paysannerie libre, et plus généralement à mettre sur pied un État paysan libre ». (G. Mayer, op. cit., II, 59.) L'Ukraine est sans doute le meilleur exemple pour illustrer le bien-fondé des réflexions de Engels. Il y eut encore en 1848 une petite fraction de l'intelligentsia ukrainienne (p. ex. l'écrivain Wahylewytsch) pour se réclamer de la cause polonaise, et encore en 1863, quelques intellectuels ukrainiens à prendre part à l'insurrection polonaise. Parmi eux, l'arrière-grand-père de l'auteur. Mais son grand-père était déjà un ardent patriote ukrainien et adversaire de la domination polonaise et russe. Si donc la noblesse polonaise petite et moyenne avait réellement été ce que Marx et Engels avaient le tort de croire qu'elle était, à savoir un pendant est-européen du jacobinisme, si elle avait effectivement mis en œuvre l'émancipation sociale des masses paysannes ukrainiennes, il n'y aurait peut-être plus aujourd'hui de « question ukrainienne ». (Et la même chose vaut mutatis mutandis pour la « démocratie grand-russe » de l'époque). Mais comme la noblesse polonaise n'en a jamais été capable, comme elle a laissé passer la dernière chance que lui offrait l'histoire, c'est la renaissance élémentaire du peuple ukrainien qui a pris forme, et de nos jours, il apparaît totalement exclu que les Ukrainiens s'assimilent, que ce soit aux Polonais ou aux Russes ...

289 Cf. l'excellente étude de O. Bauer sur les « conditions de l'assimilation nationale » (« La lutte », 1912, p. 257) : « Les périodes les plus favorables à une assimilation nationale sont celles des grandes luttes économiques, sociales, politiques, religieuses. Quand des batailles qui ont pour enjeux les grandes finalités de l'humanité déchaînent les passions, les différences nationales apparaissent comme d'importance mineure, et les gens adoptent facilement une nationalité étrangère. C'est pourquoi, à l'époque de la Réforme, comme à celles de la grande révolution anglaise ou de la grande révolution française, ce sont des ethnies entières qui ont pu être assimilées. Tant que Marx et Engels crurent que la Révolution de 1848 inaugurait une époque révolutionnaire touchant l'Europe entière pendant des dizaines d'années, ils s'attendirent à une rapide assimilation des Tchèques, des Slovaques, des Ruthènes. Ils comptaient sur la force d'assimilation qui émane de tout mouvement révolutionnaire. »

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