1948

Traduit de l'allemand par Gérard BILLY 2016
Les citations de Rosdolsky se réfèrent très souvent à l'édition MEGA (en langue allemande) des écrits de Marx et Engels. Ces références n'ont pas été reprises dans la traduction.

rosdolsky

Roman Rosdolsky

Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire »

Deuxième section : La théorie des nationalités de la Nouvelle Gazette Rhénane

1948

  1. CONCLUSIONS

Revenons sur les objectifs et les résultats de notre étude:

Ce qui nous importait avant tout était de comprendre dans leur contingence historique les deux conceptions de la question des nationalités qui se disputaient l'hégémonie dans le camp révolutionnaire en 1848. C‘est assurément le point de départ de toute critique.

Mais il faut en tout premier lieu noter que pour les socialistes contemporains (ou ceux qui se disent socialistes), le "droit des peuples à l'autodétermination" est devenu d'une telle évidence – ou bien une profession de foi verbale qui va tellement de soi – que le programme de Bakounine sur ce sujet ne peut que nous "plaire" bien mieux que celui de Engels 346. Cela ne vaut cependant pas jugement sur le bien-fondé historique ni sur la possibilité qu'avaient ces programmes d’être réalisés il y a cent, quatre-vingt-dix ou quatre-vingts ans. Or nous avons vu qu’à cette époque, les deux programmes ne pouvaient que se révéler également irréalisables, "irréalistes", ne faisant que refléter les deux faces de la même contradiction entre les tâches objectives de la révolution et le caractère limité des forces sociales qui étaient à sa disposition. D'un côté, le programme de Bakounine se heurtait irrémédiablement à l'arriération et à l'inculture des masses paysannes slaves, de l'autre celui de Engels était condamné à échouer en raison de l'anémie et de l'horizon borné des classes dirigeantes des nations "historiques", de la bourgeoisie allemande et de la noblesse hongroise et polonaise – autrement dit, en dernière analyse, en raison de l'immaturité du prolétariat industriel en Autriche et en Allemagne.

À les considérer ainsi, les erreurs des deux programmes nous apparaissent sous un autre jour. Au lieu de les mesurer à l'aune des conceptions de la période actuelle, nous reconnaîtrons bien plutôt qu'elles sont historiquement conditionnées et, en ce sens, qu'elles étaient nécessaires. Ainsi dans le cas de Bakounine : la révolution paysanne "inouïe" dont il rêvait et qui devait déboucher, depuis la Russie, sur la destruction de "toutes les servitudes européennes", était déjà en soi un concept contradictoire, la paysannerie n'ayant jamais été en mesure de constituer une force autonome, et encore moins une force socialiste indépendante. En outre, cette révolution était encore une perspective lointaine, alors que le rôle effectivement joué par les peuples paysans slaves ne consistait en attendant qu'à alimenter les armées de la contre-révolution en chair à canon … Quoi d'étonnant dès lors que le programme de Bakounine ait eu un caractère parfaitement illusoire, que, plus les réalités allaient à revers de ses espérances révolutionnaires, plus il en était réduit à se réfugier dans le monde des phrases rhétoriques et des postulats moraux et à idéaliser en même temps bien des faiblesses et des traits réactionnaires de ces peuples paysans ? Et c'est ainsi que Bakounine en vint à attendre du soulèvement d'une paysannerie encore totalement enchaînée à la plus inhumaine des servitudes et totalement dépourvue de toute idée de la nécessité de lutter pour les libertés politiques, la réalisation "de la liberté pour tout le genre humain, tous les peuples, d'une liberté sans restrictions, sans exceptions, sans bornes", qu'il en vint à vouloir insuffler une nouvelle vigueur aux peuples slaves sans histoire, tout juste en train de s'éveiller péniblement à une conscience d'eux-mêmes et de leur individualité nationale, en leur prêtant une conscience nationale "panslave" complètement irréelle, pour les réunir immédiatement dans une fédération de "libres républiques slaves". Ce n'était donc aucunement le fait de Bakounine lui-même, mais celui de l'immaturité spécifique de la situation russe et plus généralement de celle de l'Europe orientale, si ses conceptions étaient à ce point animées de l'esprit du "romantisme politique" et paraissaient être totalement coupées de tout contact avec la réalité. Sous cet aspect aussi, il n'était que le fidèle interprète de son temps et de son pays.

La politique nationale de Engels et Marx, la façon dont eux imaginaient la solution des problèmes nationaux de l'Europe centrale et orientale, doit elle aussi être examinée de cette manière. Comme nous le savons, pour eux, la Révolution de 1848 ne représentait que le coup d'envoi d'un bouleversement historique mondial, un bouleversement qui, après une courte période de domination par intérim de la bourgeoisie, devait conduire le prolétariat au pouvoir, de ce fait amener à déclarer la révolution en permanence et déboucher sur la réalisation de l'ordre social socialiste. Mais vu la situation, cette révolution, la plus radicale de toute l'histoire, serait inévitablement restée limitée au cadre restreint de l'Europe occidentale et centrale, tandis qu'elle était menacée à l'est par la terrible puissance du tsarisme russe qui pouvait s'appuyer sur les peuples slaves arriérés et encore à peine effleurés par le développement moderne et les luttes qui l'accompagnent. D'un autre côté, les tâches politiques immédiates de cette révolution coïncidaient en Europe centrale et en particulier en Allemagne, avec celles de l'unification et de l'indépendance nationales, de telle sorte que le parti allemand le plus radical, celui de Marx et de Engels, pouvait à bon droit se considérer en même temps comme le plus "national" 347. De cette situation découlait logiquement une façon donnée de concevoir le rôle et les rapports réciproques des différents peuples dans la Révolution. Une conception qui répartissait les peuples en "révolutionnaires" et "réactionnaires", "civilisés" et "barbares", dirigeants et dirigés, et pour laquelle l'hégémonie de l'Allemagne révolutionnaire dans l'Europe centrale et sud-orientale était un axiome inébranlable. En théorie, Marx et Engels étaient convaincus qu'avec la propagation du mode de production capitaliste, lequel est "essentiellement cosmopolite, comme le christianisme 348", les populations retardataires du continent européen seraient entraînées dans le tourbillon du mouvement révolutionnaire et que pour cette raison, "l'époque des peuples élus de la Révolution appartenait irrévocablement au passé". Mais tout cela supposait des décennies de développement capitaliste sans entraves, une perspective dont les deux amis, pensant voir déjà le capitalisme en train d'agoniser, ne pouvaient absolument pas se satisfaire 349. Or, dans la réalité concrète, les peuples slaves d'Europe orientale et centrale étaient encore très éloignés de tout rôle révolutionnaire actif, et de ce fait tenaient ou pouvaient tenir celui de "nervis du tsarisme 350", un tsarisme qu'on était parfaitement en droit de considérer comme l'ennemi principal, non seulement de la démocratie européenne, mais aussi de l'unification de l'Allemagne. La conséquence, c'est que Engels et Marx – bien qu'internationalistes par principe, - ne voulaient concéder qu'aux vieilles "nations civilisées" (aux Allemands, aux Italiens, aux Hongrois et aux Polonais) un droit à l'autodétermination, qu'il y eut des moments où ils affirmèrent sans hésitation "l'infériorité des Russes" (et plus généralement des Slaves) "par rapport aux nations de culture équivalente ou supérieure" 351, et que dans leur pensée et leur perception, l'idée de l'hégémonie de la révolution allemande se mêlait à celle d'une hégémonie des Allemands dans l'espace danubien fondée sur "mille ans d'histoire" 352. On comprend facilement que cette position ne pouvait que donner naissance à de nombreuses inconséquences. Il serait cependant complètement faux et a-historique de vouloir voir en eux les ancêtres du réformisme patriotique qui allait apparaître plus tard, voire même des "nationalistes allemands" 353 ! Il suffit ici de rappeler leur attitude dans la question de l'Alsace-Lorraine – sans compter qu'il y a quand même une différence, suivant que c'est dans l'intérêt de la Révolution ou dans celui de l'empereur, qu'on prend parti pour une Grande Allemagne …

Ici aussi, la réalité historique se révèle bien trop complexe pour qu'on puisse l'expliquer en recourant à des slogans simplistes empruntés à la pratique quotidienne du journalisme politique. C'était un autre monde, un monde très différent du monde actuel, que celui où Marx et Engels intervenaient en militants politiques, et c'est à partir de sa problématique propre qu'il convient de comprendre aussi leurs erreurs. Surtout l'erreur fondamentale "sur les rythmes", dont ils n'arrivèrent jamais à se départir totalement (pour des raisons très compréhensibles), et qui consistait à ne plus donner longtemps à vivre à un capitalisme à peine arrivé à l'âge adulte, et donc à voir dans la révolution socialiste une tâche pratique immédiate de leur époque. Cette prémisse une fois posée, leur politique des nationalités, avec toutes leurs erreurs, devient compréhensible. Elle indiquait la route qu'une révolution socialiste limitée à l'Europe occidentale et centrale, et donc isolée 354, aurait effectivement dû emprunter pour pouvoir faire face, au moins un certain temps, à un environnement hostile. Et par ailleurs, avec une révolution vraiment radicale (nous suivons ici les analyses de Kautsky et de Bauer), une solution "à la française" des problèmes de nationalités d'Europe centrale apparaissait comme possible, dans le sens déjà évoqué, à savoir que cette révolution aurait pu apporter aux peuples slaves sans histoire, "pour les dédommager de la perte de leur nationalité", la démocratie et le progrès social.

Ne le nions pas : les résultats de notre étude contredisent largement les idées qu'on se fait traditionnellement sur la politique des nationalités des rédacteurs de la N.G.R. Il n'est tout simplement pas vrai que, comme Kautsky le prétend, l'attitude négative de Marx et Engels vis-à-vis des peuples slaves sans histoire n'ait été dans l'histoire du marxisme qu'un bref épisode concernant seulement les années révolutionnaires de 1848/49, et il n'est pas vrai non plus que cette attitude s'explique intégralement par le rôle contre-révolutionnaire de ces peuples et le danger du panslavisme. (On perçoit aussi parfois nettement comme une petite musique nationale allemande derrière la politique des nationalités de Engels et Marx -, bien que pour eux, l'Allemagne républicaine unifiée n'ait jamais été que la base de départ la plus appropriée et le vecteur le mieux adapté de la Révolution socialiste!) C'est que le contexte réel n'était de loin pas aussi univoque et dépourvu de contradictions qu'il aurait fallu pour être en harmonie avec la conception "orthodoxe", dogmatique parce que par trop rectiligne –, si justifiée que celle-ci ait été dans sa lutte contre l'interprétation nationaliste vulgaire de Marx et bien qu'elle ait fondamentalement raison face à cette dernière.

Mais à supposer que notre interprétation soit juste, qu'en est-il alors au vrai de l'internationalisme dans la politique des nationalités suivie par Marx et Engels ? Ne sont-ils pas les créateurs de la méthode qui a permis pour la première fois de ne plus voir dans la nationalité une catégorie éternelle, mais une catégorie historico-sociale et de placer de cette façon le "cosmopolitisme spontané" du mouvement ouvrier 355 sur une base réelle ? Et est-ce que tout ce qui, dans l'idéologie du mouvement ouvrier moderne, a été ou est internationaliste, n'a pas comme toute première source le marxisme ?

Assurément, l'internationalisme du mouvement ouvrier est devenu impensable sans K. Marx et Fr. Engels. Mais cela ne signifie pas qu'il soit interdit de tirer un trait pour délimiter ce qui relève des théorèmes généraux de leur théorie scientifique et ce qui est du domaine de la politique pratique au jour le jour qui a été la leur. Ni qu'on doive concevoir la tendance nécessairement internationaliste du mouvement d'émancipation prolétarien comme un fait, déjà tout prêt et achevé de prime abord, et qui ne serait pas tributaire de l'évolution historique. Un point devrait être clair : de même que le mouvement ouvrier ne peut être socialiste ou révolutionnaire de prime abord, de même il n'est pas internationaliste de naissance 356. On ne peut considérer comme une donnée, dans le prolétariat (dans la mesure où il n'est pas corrompu par l'impérialisme), que son instinct révolutionnaire et une sympathie intuitive "pour tous les opprimés". Il faut en revanche, dans chaque pays, une longue évolution et des batailles intellectuelles sans compromission, avant que se constitue sur cette base, dans le prolétariat imprégné de conscience de classe, un mode de pensée clairement internationaliste et prêt à en assumer les conséquences. Ce processus est d'autant plus difficile que pour acquérir un mode de pensée et des réflexes internationalistes, il faut comprendre des choses qui n'ont pas de lien immédiat avec la lutte économique et politique de la classe ouvrière et même semblent la mettre en danger. Par exemple, partout où plusieurs nationalités sont contraintes par la force de vivre dans le même État, la politique internationale de partis ouvriers marxistes ne doit pas seulement tendre à ce que les ouvriers de la nation opprimée reconnaissent comme compagnons de lutte ceux de la domination dominante et subordonnent leurs aspirations nationales aux intérêts du combat socialiste commun, elle doit aussi (et surtout!) tendre à ce que les ouvriers de la nation qui opprime (malgré leur "orgueil" national et malgré les privilèges nationaux dont peuvent profiter aussi certaines couches de travailleurs), coupent les ponts avec toutes les facettes de l'oppression nationale organisée par leurs classes dominantes, et prennent parti, sans ambiguïté et sans réserves pour la totale liberté de la nation opprimée.

Immédiatement vient l'objection : les ouvriers doivent-ils se laisser "distraire" de la lutte des classes par la question nationale ? Comment peut-on, dans la "lutte que se livrent deux bourgeoisies concurrentes" (car c'est à cela que se ramènent, en fin de compte, dans l'ordre social actuel, toutes les luttes nationales), leur demander de prendre le parti d'une bourgeoisie contre l'autre ? Pourquoi les nationalités opprimées ne pourraient-elles pas mettre en attente leur libération jusqu'au moment où l'heure de la libération sonnera aussi pour le prolétariat 357 ? Et pour finir : en quoi les ouvriers anglais, allemands, autrichiens, russes, sont-ils concernés par l'établissement d'un État irlandais, polonais, yougoslave, ukrainien indépendant (ou même seulement autonome), ce qui reviendrait à démanteler de vastes territoires politiques et économiques dont l'existence devrait un jour être bénéfique au socialisme ? …

Il suffit de considérer ces questionnements qui reviennent inlassablement dans l'histoire du mouvement ouvrier pour se rendre compte de l'extrême difficulté et de la complexité du problème. Bien loin "d'être par nature exempt de préjugés nationaux", le prolétariat de chaque pays est obligé de mener une bataille harassante pour faire sienne l'attitude internationaliste que les intérêts généraux, historiques de sa classe exigent. On comprend donc qu'il ait fallu bien du temps avant que le mouvement ouvrier marxiste parvienne à la clarté dans ce domaine (de Engels à Lénine, la route a été fort longue!), et que la position du mouvement ouvrier le plus ancien sur la question nationale ait été nécessairement doctrinaire et unilatéral. Des générations entières de socialistes français, par exemple ont pu – en dépit de leur cosmopolitisme hautement affirmé 358 – garder ancrée dans leur tête l'idée de l'exemplarité de la nation française et de l'hégémonie prédestinée de leur nation "révolutionnaire" 359. Ainsi encore, pendant longtemps, même chez Marx et Engels (pour ne pas parler de Lassalle!), la conviction qu'il était nécessaire de regrouper internationalement les classes ouvrières se combina avec l'idée que des peuples retardataires entiers n'avaient pas de droits, et avec des préjugés contre certaines nationalités qui leur étaient antipathiques. Le mouvement ouvrier socialiste de la période suivante (celle de la IIème Internationale) ne fut lui non plus nullement exempt de partialités et de contradictions semblables, même si nous faisons abstraction de ce qu'on appelle le réformisme 360 ! …

Une remarque nécessaire : il est bien connu que les socialistes des nationalités opprimées souffrent très souvent d'une "hypersensibilité nationale". Mais sous cet angle, la situation n'était pas plus brillante, elle l'était plutôt encore moins chez les socialistes des nations dominantes, qui se croyaient fréquemment d'autant plus "internationalistes" qu'ils ignoraient superbement l'existence d'une question nationale, et dont "l'internationalisme", donc, devrait bien plus correctement (pour reprendre la terminologie usuelle en Russie) être qualifié de "nihilisme national" ou "d'indifférentisme" 361.

L'exemple le plus frappant est ce qu'on appelle l'austromarxisme. Ainsi, avant la première guerre mondiale, la social-démocratie germano-autrichienne a toujours fait profession "d'internationalisme" et s'est toujours prononcée pour le "droit à l'autodétermination des peuples". Pourtant, consciemment ou inconsciemment, ce parti était fermement attaché à l'existence de la vieille monarchie autrichienne : c'est ce que montrent les efforts inlassables fournis par ses théoriciens de pointe pour imaginer, articulée par ce qu'ils appelaient une "autonomie culturelle nationale", une "Insula Utopia" autrichienne censée, d'un côté, éliminer l'oppression nationale en Autriche, mais laissant, de l'autre, les postes-clés du pouvoir dans l'État aux mains de la minorité allemande 362. (Pas moins caractéristique est, à l'intérieur du parti, l'alliance permanente, de Victor Adler avec Daszyński, le chef du P.P.S. polonais, ainsi qu'avec les social-démocrates hongrois, - une alliance dirigée avant tout contre les militants rebelles tchèques, ukrainiens et yougoslaves 363, et qui reproduisait paradoxalement – à l'intérieur de la social-démocratie ! - la ligne de séparation entre nations "historiques" et nations "sans histoire" de la Révolution de 1848 …)

Passons de la social-démocratie autrichienne (allemande) à la social-démocratie russe. En ce qui concerne l'attitude internationaliste de celle-ci avant Lénine, la meilleure pierre de touche sera sans doute le "point névralgique" du socialisme russe, sa position sur la question ukrainienne. Nous voudrions à cette occasion attirer l'attention du lecteur sur un épisode caractéristique, même s'il est très peu connu. Quand Engels écrivit en 1890 pour le "Social-démocrate" russe à Genève son étude (mise à l'index par Staline) sur la "Politique étrangère du tsarisme russe", les éditeurs, Vera Zassoulitch et Plekhanov protestèrent contre un passage où Engels désignait les Ukrainiens et les Biélorusses comme des nationalités particulières, différentes des Russes, et annexées par la force. La lettre correspondante n'a malheureusement pas été conservée, mais bien la réponse de Engels, laquelle nous indique de quoi il s'agissait :

"J'admets que du point de vue russe, la question du partage de la Pologne (1772 etc.) se présente tout à fait autrement que du point de vue polonais, lequel est ensuite devenu celui de l'Europe occidentale. Mais je dois finalement tenir également compte des Polonais. Si les Polonais élèvent des prétentions sur des territoires que les Russes considèrent fondamentalement comme définitivement acquis, et comme russes en raison de leur structure nationale, il ne m'appartient pas de trancher. Il me suffit de dire qu'à mon avis, c'est à la population intéressée qu'il revient de déterminer elle-même son histoire – exactement comme les Alsaciens auront à choisir entre l'Allemagne et la France 364."

Pour V. Zassoulitch et Plekhanov, les territoires ukrainiens et biélorusses acquis par le tsarisme en 1772 étaient donc des "acquisitions définitives" et étaient "russes en raison de leur structure nationale"... Nul besoin de souligner qu'encore beaucoup plus tard (jusqu'à la première guerre mondiale), chez de très nombreux dirigeants socialistes russes, la reconnaissance de principe du "droit à l'autodétermination des peuples" pouvait faire très bon ménage avec la négation effective de l'existence même de la nation ukrainienne et biélorusse séparée, voire même avec des ressentiments chauvins grand-russiens contre ces nations 365. Il faudra attendre la Révolution de 1917, qui souleva la question de l'Ukraine et des autres "peuples marginaux" russes dans toute son ampleur, pour que se produise une mutation décisive dans ce domaine.

Il vaudrait certainement la peine de comparer la théorie des nationalités de Engels – de même que celle de Bakounine – avec celle que Lénine développa soixante ans plus tard. Mais cela dépasse le cadre de notre travail. Contentons-nous ici de souligner deux éléments qui nous paraissent essentiels : c'est seulement à l'époque de Lénine que la question de la transformation socialiste de la société devint réellement d'actualité, et ce pour tous les peuples du continent européen, et pas seulement pour ceux de l'Europe occidentale et centrale (comme c'était le cas à l'époque de Marx et Engels). Ensuite, Lénine a pu s'appuyer dans sa théorie sur le mouvement de la classe ouvrière moderne, et pas comme Bakounine sur une paysannerie encore profondément "sans histoire". Il n'est donc pas étonnant qu'il ait été donné à Lénine de dépasser les limites de la conception de Engels comme de celle de Bakounine et de jeter un pont entre les deux 366.

Pour conclure, une remarque pro domo. Il n'y a assurément rien de plaisant à critiquer plus de cent ans plus tard les manières de voir d'un grand penseur qui ont déjà été réfutées sans appel possible par le plus impitoyable de tous les critiques, c'est-à-dire par l'histoire. L'auteur de ces lignes espère cependant ne pas être accusé de petitesse, car il montre aussi tout ce qu'il y a de grandiose et de fécond en elles, et comment on peut prendre des leçons chez Engels même quand il se trompe. Certes, ce genre de travail ne peut convenir à des lecteurs qui, voyant en Marx et Engels non pas les créateurs d'une méthode scientifique géniale, mais critique dans son essence profonde, les considéreraient comme des espèces de pères de l'Église ou de statues de bronze. Mais pour nous, en tout cas, nous préférons Marx et Engels tels qu'ils ont été en réalité.

(Printemps 1948)

 

 

Notes

346 Steklov écrit p. ex. : « De toute évidence, dans cette controverse [sur le droit à l’autodétermination des peuples sans histoire], c’est plutôt Bakounine qui a raison … Si l’on met les deux points de vue à côté l’un de l’autre, celui de Bakounine, avec tous ses défauts, se rapproche davantage des conceptions actuelles que celui défendu par Marx et Engels … “ (Op. cit., I, 244 et 243.)

347 "Au nom du 'parti extrême' dont il se revendique lui-même, Engels déclare ici" (dans la brochure restée jusqu'ici inédite "Monde germain et monde slave", 1855), "qu'il n'est ni 'teutonisant ni démocratiquement bouffeur de boches'. Théoriquement, il lui est indifférent que ce soit la France, l'Allemagne ou l'Angleterre qui soit l'épicentre du mouvement, que le développement historique abatte et mette en miettes telle ou telle nation. Mais la théorie, dit-il, ne montre pas que ce soit le destin vers lequel l'Allemagne s'achemine … Le parti extrême dit la vérité aux Allemands sans ménagements, mais vis-à-vis de l'étranger, il est toujours plein de fierté. Le parti allemand le plus radical est en même temps le parti le plus national en Allemagne. La chose est possible, continue-t-il, parce qu'en Allemagne, la lutte pour l'unité intérieure et pour un terrain propice au mouvement coïncide avec la lutte des classes. Sa frontière orientale et son indépendance sont immédiatement menacées par le panslavisme dont les manifestations effectives ont eu jusqu'ici un caractère réactionnaire. La preuve en étant le comportement des Slaves autrichiens pendant la Révolution …" (G. Mayer, op. cit., II, 56.)

348 "Avec le développement de la production capitaliste, se crée un niveau moyen de la société bourgeoise et en corollaire, un degré moyen de tempéraments et de dispositions dans les différents peuples. Ce mode de production est essentiellement cosmopolite comme le christianisme." (K. Marx, "Théories sur la plus-value", III, 519)

349 Engels à l'adresse des révolutionnaires russes ("Narodnaïa Vola"), qui tenaient "leur peuple pour le peuple élu de la révolution sociale". ("Nouvelles sociales de Russie").

350 Engels à Bernstein, 22.02.1882 : "Vous pouvez bien avoir autant de sympathie que vous voulez pour les petits peuples à l'état de nature … Mais nervis du tsarisme ils sont, nervis du tsarisme ils restent, et les sympathies poétiques n'ont pas leur place en politique. Et si l'insurrection de ces gaillards [les Slaves du sud d'Herzégovine et de Krivosce] risque de déclencher une guerre mondiale qui gâche toute notre situation révolutionnaire, alors il faut les sacrifier sans état d'âme, eux et leur droit au rapt de bétail (!), aux intérêts du prolétariat européen." ("Lettres de Fr. Engels à Ed. Bernstein", p. 59.)

351 G. Mayer, op. cit., II, 59. - Mayer, dont les propos visent à vrai dire Engels, croit pouvoir expliquer cette attitude par la mentalité ouest-européenne de Engels ("Européen occidental invétéré"). Nul besoin de prouver qu'il s'agit là d'un cliché vide de sens.

352 Cette idée de l'hégémonie de la révolution allemande était profondément ancrée dans la pensée de Marx et Engels, cela apparaît dans le singulier propos tenu par Marx encore en 1870, assignant pour tâche aux révolutionnaires russes "de travailler pour la Pologne, c'est-à-dire de délivrer l'Europe de leur voisinage". (Lettre à Engels du 24.03.1870). À quoi cependant Engels répondit : "On peut leur [la section russe de la 1ère Internationale] laisser le soin de tenter de nous protéger par l'intermédiaire des autres Slaves jusqu'au moment où l'on aura pris solidement pied en Autriche et en Hongrie, la question sera alors résolue d'elle-même."

353 Renvoyons ici simplement à l'histoire bien connue du "plan de campagne" de Engels en 1870. On lit à ce sujet chez G. Mayer : "Depuis que la guerre était devenue du côté français une guerre du peuple alors que du côté allemand se faisait de plus en plus entendre le cri réclamant des annexions, les sympathies de Engels subirent une métamorphose irrésistible qui alla jusqu'à l'ébauche, fin 1870, d'un plan de campagne dont la mise à exécution, pensait-il, aurait permis aux Français de débloquer Paris et de repousser les troupes allemandes jusqu'à la frontière. On en trouva un brouillon dans ses papiers posthumes. Bebel et Bernstein, ses exécuteurs testamentaires, le détruisirent, sans doute de peur que le parti social-démocrate allemand se retrouve à posteriori … sous l'accusation de haute trahison." (Op ; cit., II, 197 et 544-45.) Voilà en tout cas un "nationaliste allemand" bien étrange, qui élabore pendant une guerre "nationale" des plans de campagne pour l'État-Major de l'armée ennemie … - Cf. aussi la correspondance de Marx pour le Daily News du 19.01.1871 : "La France se bat en cet instant non seulement pour son indépendance nationale, mais aussi pour la liberté de l'Allemagne et de l'Europe." (Ibid., 544) – De N. Riazanov encore : "Marx et Engels chauvins" dans ses "Esquisses de l'histoire du marxisme" (en russe), tome II, p. 445.

354 Le .problème d'une révolution socialiste isolée est envisagé à partir d'un autre aspect dans la lettre de Marx à Engels du 8.10. 1858 : "La tâche propre de la société bourgeoise est l'instauration du marché mondial, au moins dans ses grands traits, et d'une production reposant sur cette base. Comme la terre est ronde, avec la colonisation de la Californie et de l'Australie et l'ouverture de la Chine et du Japon, elle semble achevée. La difficulté pour nous est la suivante : sur le continent, la Révolution est imminente et prendra immédiatement un caractère socialiste. Est-ce qu'elle ne sera pas inévitablement écrasée dans ce petit coin de terre, étant donné que sur un terrain bien plus vaste, le mouvement de la société bourgeoise est encore en pleine ascension ?"

355 Expression forgée par O. Bauer. (Cf. son livre "La question des nationalités et la social-démocratie".)

356 Le jeune Engels écrivait certes en 1847 : "Dans tous les pays, les prolétaires ont un seul et même intérêt, un seul et même ennemi et la même lutte à mener. Dans leur grande masse, les prolétaires sont déjà par nature sans préjugés nationaux, toute leur culture, tout leur mouvement est essentiellement humaniste, antinational." Point n'est besoin de démontrer que cette figure du prolétariat n'a jamais correspondu à la réalité et ne désignait qu'une tendance dans un processus.

357 On trouve souvent cet argument aussi chez Engels.

358 Nous ne croyons du reste pas qu'opposer par principe "internationalisme" et "cosmopolitisme" comme le fait Moses Hess (voir S. Hook, "From Hegel to Marx", p. 202-3), suivi ensuite par O. Bauer (op. cit., 302 sq.) puisse rendre compte de l'essence de l'internationalisme socialiste. (Encore moins, bien entendu, la campagne, dans son fond, grossièrement nationaliste, menée par Staline contre le "cosmopolitisme décadent".)

359 Cf. la polémique de Engels contre L. Blanc : "A Frenchman is necessarily a cosmopolite. Yes, in a world ruled over by French influence, French manners, fashions, ideas, politics ; in a world in which every nation has adopted the characteristics of French nationality. But that is exactly what the democrats of other nations will not like. Quite ready to give up the harshness of their own nationality, they expect the same from the French. They will not be satisfied in the assertion, on the part of the French, that they are cosmopolites, an assertion which amounts to the demand urged upon all others, to become Frenchmen." (Article de Engels dans "The Northern Star", 18.12.1847). Cette critique de Louis Blanc n'empêcha à vrai dire pas Engels six mois plus tard de souligner de son côté le "caractère cosmopolite des Allemands" ...

360 Pour un socialiste reconnaissant la légitimité de l'État, la taille de "son" État, la qualité de ses frontières stratégiques, le nombre de "territoires sous-développés" qu'il exploite, etc., ne sont bien sûr pas choses indifférentes.

361 Il ne devait certes pas être difficile à un socialiste d'une nation dominante de qualifier de "nationalistes" ses camarades de parti de la nationalité opprimée (que l'on pense seulement à la déclaration bien connue de Fr. Adler, selon laquelle les socialistes tchèques étaient "médiocres en internationalisme"!) ; sa nation à lui était – Dieu merci ! - "plus que comblée en matière de satisfactions nationales", de telle sorte que lui, en règle générale, n'était nullement tenté de s'occuper de cette question nationale, "étrangère au socialisme" et de donner ainsi prise à critique. C'est ainsi que dans la IIème Internationale, avant la première guerre mondiale, les Tchèques passaient aux yeux de tout le monde pour des "nationalistes", et les Autrichiens allemands pour des "internationalistes". L'histoire ultérieure a clairement montré ce que cette distinction avait de relatif et combien le poids spécifique de l'internationalisme était faible dans les deux cas, et particulièrement du côté des Allemands d'Autriche. (Cf. le jugement semblable porté par L. Trotski dans "Ma Vie").

362 Il est intéressant de voir comment O. Bauer, chez qui on trouve (bien qu'elle soit un échec) la première analyse de la question de l'internationalisme prolétarien ("La question des nationalités, etc."§§ 20 et 34), abordait le problème de ce qu'on appelait "la langue officielle à usage interne". "Si vient sur le tapis par exemple la revendication de la bourgeoisie tchèque d'une langue officielle tchèque à usage interne, les social-démocrates allemands et tchèques montreront que de la réponse apportée à cette question ne dépendent ni le prestige extérieur ni le développement culturel des deux nations, que la lutte pour une langue officielle n'affecte en rien les intérêts de la classe ouvrière, mais dissimule les batailles qui se livrent dans la concurrence entre les intellectuels, que l'administration bureaucratique, quelle que soit la langue dont elle se sert, représente pour la classe ouvrière une domination étrangère" (quelle radicalité!) "et que seul le remplacement de l'administration bureaucratique par l'autoadministration démocratique résoudra les problèmes nationaux" (p. 569-70). Ce commentaire est-il autre chose que du "nihilisme national" typique ? Ailleurs, O. Bauer tire un trait d'égalité entre la revendication de lycées et d'universités nationales et celle d'une langue officielle" et reconnaît seulement la demande d'écoles populaires et d'écoles bourgeoises nationales comme des "revendications du prolétariat" (p. 565) : sa position sur la "question des nationalités" était dans la pratique tout aussi problématique.

363 La deuxième raison de l'alliance Adler-Daszyński était leur détestation commune de R. Luxembourg et de toute la gauche de la IIème Internationale. (Une haine profondément enracinée, comme on peut s'en persuader à chaque ligne de la correspondance de Adler avec Kautsky et autres, publiée il y a peu.)

364 "Correspondance de K. Marx et Fr. Engels avec les personnalités politiques russes" (en russe), 1947, p. 255 : lettre de Engels à V. Zassoulitch du 3.04.1890.

365 L. Tichomirov, révolutionnaire dans sa jeunesse avant de devenir conservateur, écrit dans ses "Mémoires" à propos de Plekhanov : "Je ne peux m'empêcher de noter un trait très intéressant de son caractère. Dans son âme, il portait un patriotisme russe à toute épreuve. Il ne voulait certes ni voir ni reconnaître, ni en Russie ni dans aucun autre pays du monde, rien d'original qui lui appartînt en propre. Mais pour lui, la Russie était le grand pays socialiste de l'avenir, et il refusait de la céder à qui que ce soit. Il haïssait littéralement tous les séparatismes. L'ukrainophilie ne lui inspirait que mépris et hostilité. Dans les profondeurs de son âme vivait un unitariste et uniformisateur grand-russe. Révolutionnaire et émigré, il ne pouvait se permettre de s'en prendre aux Polonais, ceux-ci représentant également une force révolutionnaire. Mais Plekhanov n'aimait pas les Polonais, il ne les estimait pas et ne leur faisait pas confiance. Il l'admettait dans ambages dans les conversations entre amis. Une inimitié publique l'opposait à Drahomanov [socialiste ukrainien]. De Chevtchenko [poète ukrainien], il disait en riant : "Je ne lui pardonnerai jamais d'avoir écrit : 'le russe, je le connais, mais je ne veux pas le parler'. Il haïssait certainement Chevtchenko et les ukrainophiles plus même que p. ex. Katkov [réactionnaire russe célèbre]." (Souvenirs de L. Tichomirov" [en russe], Moscou, 1927, p. 91). Ce portrait de Plekhanov est malheureusement proche de la vérité historique, comme le prouvent entre autres les "carnets de notes" des années 1880-1881 (Tome I, 145-6) publiés dans les "œuvres posthumes" de Plekhanov, et en particulier ses invectives chauvines contre les Ukrainiens et les Finnois en 1917 (G. Plekhanov, "Une année dans la patrie" (en russe), tome I, p. 210-3 et 226-30). Quelle en était la raison ? - Dans l'un de ses articles de 1917, il estime que l'un des mérites historiques majeurs de Pierre le Grand est d'avoir assuré à la Russie les côtes de la Mer Baltique et de la Mer Noire, "dont l'impérialisme allemand veut maintenant nous rejeter." (Op. cit., II, p. 110-111). À cette date, Plekhanov avait déjà sombré dans le chauvinisme, certes. Mais on trouve le même motif dans la brochure éditée en 1891 à Genève par le cercle Plekhanov "L'impasse du socialisme ukrainien en Russie", où la conquête de la côte de la Mer Noire et des fertiles territoires ukrainiens est présentée comme une -nécessité économique à laquelle a pleinement répondu le règne de Pierre le Grand. (p. 27-8.) On voit pourquoi nous avons qualifié la question ukrainienne de "point névralgique" du socialisme russe ...

366 "Whatever may be the further destiny of the Soviet Union …, the national policy of Lenin will find its place among the eternal treasures of mankind." (L. Trotski, "History of the Russian Revolution", III, 61.)

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