1920

Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920.

J. Varga

La Dictature du Prolétariat

Ch. X. Le problème de la distribution des marchandises

Dans le capitalisme financier il y a déjà une forte tendance à restreindre le champ d’action du commerce. Cette tendance se manifeste d’une triple façon :

1° Les cartels-monopoles — nous y faisons entrer également les monopoles de l’Etat capitaliste, — éliminent entièrement les commerçants intermédiaires, en vendant directement leurs produits au consommateur lui-même : le détaillant ne reçoit qu’une commission fixe. Il en est ainsi pour le cartel du pétrole, de la bière, etc. Les fonctions et le profit du capital commercial paissent alors au capital industriel, dont l’importance s’accroît en conséquence.

2° Les consommateurs se groupent en coopératives de consommation pour pouvoir acheter directement au producteur des marchandises en gros.

3° Les petits producteurs se groupent en ce qu’on appelle des coopératives de production, qui sont en réalité des organisations ayant pour objet la vente en commun de leurs marchandises, en excluant l’entremise des marchands.

A ces organisations d’ordre privé il faut rattacher les organisations coercitives nées de la réglementation du temps de guerre : les divers offices centraux s’occupant de répartir les vivres rationnés d’après le système des cartes. Nous voyons que sur ce terrain le capitalisme a encore préparé la voie au socialisme d’une façon très précieuse. Il ne reste plus qu’à transformer en organisations prolétariennes ces organisations capitalistes, — capitalistes à l’exception des coopératives de consommation. La distribution des marchandises, fonction nécessaire de tout ordre social qui n’est pas basé sur « l’économie familiale isolée », doit être séparée du commerce, de l’achat et de la vente autonomes des produits marchands en vue d’en retirer un bénéfice. Le commerce, qui, par suite de la pénurie de marchandises existant sous la dictature prolétarienne, dégénère forcément en spéculation et en usure, doit aussi vite que possible être éliminé. Alors que, par exemple, des exploitations paysannes autonomes constituent un élément situé, il est vrai, en dehors du cadre de l’économie étatiste, mais un élément passif et qui ne trouble pas cette économie, le commerce autonome est, lui, un élément de désagrégation au sein de la réglementation de l’économie étatiste. Le commerce empêche d’avoir une connaissance exacte de l’ensemble des besoins ; il entrave l’adaptation de la production à la consommation ; il fait obstacle à l’administration étatiste des matières premières et des produits ; il est en soi un élément d’anarchie et de contre-révolution. Il doit donc disparaître avant toute autre chose.

Au point de vue purement théorique la chose est facile. Du fait de l’expropriation des grandes entreprises, le grand commerce cesse lui aussi d’exister. Les offices centraux d’exploitation procurent, collectivement à toutes les entreprises qui en dépendent les matières premières et les autres moyens de production. La répartition des produits manufacturés s’opère soit directement par les offices centraux soit par l’office du matériel correspondant. Les entreprises expropriées, entreprises de l’Etat ou des communes, y compris les grandes exploitations agricoles, n’ont plus rien de commun avec le commerce, ni pour l’achat, ni pour la vente. C’est là, à proprement parler, la généralisation, s’étendant à toute la production de l’Etat, des trusts bien connus du régime capitaliste : c’est le « cartel universel » dont parle Hilferding.

Parallèlement à cela, s’opère l’élimination ou l’étatisation du commerce extérieur, qui, par définition, rentre toujours dans le grand commerce. Seul l’Office du commerce extérieur, qui est renseigné par les centrales d’exploitation et par les offices du matériel sur les besoins les plus urgents du pays et sur les produits dont celui-ci peut se passer et qui sont disponibles pour l’exportation, a le droit d’exporter et d’importer des marchandises, naturellement pour le compte de l’Etat. C’est là l’extension de la réglementation du commerce extérieur issue pendant la guerre.

La distribution des produits de consommation aux consommateurs eux-mêmes est facile à opérer par l’extension des coopératives de consommation, tous les habitants étant obligatoirement répartis en des groupes de consommateurs correspondant à des secteurs locaux. Chaque habitant ayant un foyer indépendant reçoit les rations de vivres et les autres produits au bureau de distribution de son secteur. Ailleurs il n’a pas le droit d’acheter. C’est le système du rayonnement. Pour les personnes qui n’ont pas de ménage, comme pour les familles qui ne veulent pas vivre chez elles, il y aura, dans les villes, des restaurants publics. L'office de distribution des villages ne recevra que des articles industriels. La répartition locale ne s’opère que sous le contrôle du soviet local. Les principes de la distribution des articles existant en quantité insuffisante seront fixés, comme nous l’indiquons plus bas, d’après les nécessités du régime de classe.

Enfin il faut créer une organisation pour la réception des biens fabriqués dans les entreprises non expropriées, afin que soient éliminés le commerce et la spéculation, par la monopolisation au bénéfice de l’Etat. Les petites entreprises industrielles sont faciles à réglementer, pourvu que l’administration du matériel de l’Etat prolétarien soit bien organisée ; il est aisé de diriger leurs produits vers le bureau de distribution de la commune ou de l’Etat, et, le cas échéant, de transformer les entreprises elles-mêmes en grandes entreprises, ou bien de les laisser lentement dépérir. La crainte de se voir privé de combustible, de fer, de cuir, etc., oblige le petit artisan à respecter le système de distribution de l’Etat ou de la commune et à ne pas spéculer ou frauder, sans quoi les matières nécessaires à la production lui seront retirées. En ce qui concerne les paysans, la tâche est plus difficile. Il faut créer des organes de monopolisation pour les céréales, le beurre, le lait, la viande, etc. ; les chemins de fer et navires ne doivent transporter des marchandises que pour ces organisations; toute opération de vente ou d’achat privé s’effectuant en dehors de certaines limites locales doit être interdite et réprimée. Néanmoins, ces organisations doivent posséder une certaine autonomie locale et ne doivent pas s’enliser dans la bureaucratie. La famille de l’ouvrier villageois doit pouvoir se procurer sans trop de formalités ses aliments chez les paysans de son propre village.

Nous allons maintenant exposer les difficultés pratiques de la mise en vigueur de ce système, telles qu’elles résultent de l’expérience acquise en Hongrie.

Une des premières dispositions du gouvernement des soviets fut de fermer tous les grands magasins de vente et tous les comptoirs des villes, à l’exception des boutiques de produits alimentaires, des papeteries, des librairies, etc. Ce fut là une mesure très fortement critiquée par les mencheviks, et qui, effectivement, occasionna de nombreux ennuis, les habitants ne pouvant plus se procurer certains articles, faute de bureaux de distribution. Néanmoins, nous regardons cette mesure comme nécessaire et indispensable. En premier lieu, il y a dans les magasins et les entrepôts des commerçants une si grande quantité de marchandises que, si l’on ne s’en emparait pas, ce serait une grosse entrave pour les organisations étatistes de distribution du matériel et des produits. En second lieu, la bourgeoisie et les paysans, si cette mesure n’avait pas été prise, se seraient empressés, comme c’a été le cas en Russie, de profiter de la capacité d’achat de leurs réserves d’argent pour accaparer les maigres approvisionnements existant en chaussures, tissus, etc. Ils auraient ainsi non seulement assuré pour longtemps la satisfaction des amples exigences de leur propre consommation, mais ils auraient encore enlevé au prolétariat la possibilité de se procurer les produits industriels dont il a un urgent besoin par l’échange de son salaire contre des marchandises. La vente libre de toutes les marchandises aurait donc permis à la bourgeoisie de susciter de grosses difficultés au régime prolétarien en achetant tous les produits disponibles. Les stocks du grand commerce furent expropriés sans indemnité et remis aux offices du matériel correspondants ; pour les petits marchands, ils furent crédités de la somme en question, mais ils ne purent également prélever que 2 000 couronnes par mois sur le compte ainsi porté à leur actif. A vrai dire, malgré la fermeture des magasins, beaucoup de marchandises furent vendues en fraude. Les employés de commerce qui, en qualité de délégués du prolétariat, devaient contrôler les propriétaires, firent souvent cause commune avec eux, détournèrent les marchandises et les écoulèrent en cachette. Phénomène qui, par suite de la mentalité égoïstico-cupide de la génération actuelle, se reproduira sans doute partout.

La faute n’était pas dans la fermeture des magasins, mais dans le manque d’énergie d’application de la politique prolétarienne, dans le retard mis à organiser l’appareil de distribution destiné à remplir le rôle du commerce comme organe de distribution. Il aurait fallu transférer tout de suite les marchandises des magasins et des entrepôts privés dans les locaux des offices du matériel correspondants, transformer les magasins vides en logements, grouper les habitants en organisations de consommateurs établir un nombre suffisant de bureaux nationaux et collectifs de distribution. L’application énergique de ce programme fut retardée par le sabotage des employés de commerce et des fonctionnaires, qui craignaient de perdre leur place, par l’action des socialistes prétextant « la protection des petites gens », enfin par l’existence de nombreuses entreprises étrangères, se trouvant sous la protection de l’Etat capitaliste auquel elles ressortissaient.

En ce qui concerne la répartition des produits des entreprises expropriées, le commerce fut de fait éliminé. Les grandes entreprises agricoles nationalisées livraient directement tous leurs produits, céréales, bétail, laine, etc., aux centrales correspondantes. Les usines faisaient de même par rapport aux centrales d’exploitation ou aux offices du matériel. Seule une portion extrêmement minime des produits des entreprises expropriées donna lieu par suite d’abus à des transactions frauduleuses.

Tout à fait original fut ce qui se passa pour le commerce extérieur. Au début, le pays n’était pas encore soumis à un rigoureux blocus de la part de l’Entente. Mais l’échange des marchandises avec l’étranger donna lieu néanmoins à de grosses difficultés, car les capitalistes étrangers ne voulaient pas reconnaître comme partenaire commercial digne de confiance l’Office du commerce extérieur, organe de l’Etat prolétarien, et mettaient de grands obstacles à l’achat et à la vente des marchandises. Nous fûmes donc obligés d’effectuer les opérations du commerce extérieur sous la firme d’entreprises capitalistes avantageusement connues à l’étranger. Mainte entreprise expropriée était une création d’entreprise étrangère et pouvait donc recevoir de la maison mère des marchandises que l’Etat prolétarien n’aurait pas pu se procurer de son propre chef. C’est que le capital étranger considérait la dictature comme un provisoire très éphémère. Plus tard, lorsque l’Entente établit un rigoureux blocus, seule fut possible la contrebande, avec tous les abus démoralisants, vol et tromperie, qui sont la suite forcée de ce commerce illégal [1]. Nous étions, malheureusement, tout à fait séparés du seul pays prolétarien qu’il y eût alors, la Russie. Il est superflu de dire combien le libre échange des marchandises entre Etats prolétariens facilite la consolidation de l’économie prolétarienne dans tous les Etats.

L’organisation de la distribution directe au consommateur effectif ne put pas être sérieusement pratiquée au cours de l’existence de la République des soviets de Hongrie. Les coopératives de consommation étaient en Hongrie très peu développées ; dans la capitale seule il y avait une grande coopérative ouvrière de consommation, ayant à peu près 200 bureaux de distribution. Ces coopératives de consommation furent placées sous le contrôle de l’Etat, et devaient constituer le noyau de la nouvelle organisation de distribution. L’exécution de ce plan fut fortement sabotée, à commencer par la direction de la coopérative elle-même, qui craignait pour l’existence de la société, dans le cas de la chute de la dictature. L’introduction de la distribution uniforme, obligatoire et procédant par secteurs fut rendue difficile par l’existence des « groupes d’achat » constitués pendant la guerre. Tous les ouvriers et employés d’une usine, le corps des fonctionnaires d’un ministère, tout le personnel des chemins de fer, des postes, etc., avaient constitué des groupes d’achat en commun. Tandis que les organes de l’Etat ne pouvaient payer que le tarif maximum fixé pour les divers produits alimentaires, ces groupes n’étaient pas liés au tarif maximum et, par conséquent, pouvaient beaucoup mieux s’approvisionner que s’ils avaient été seulement ravitaillés par l’Etat ou si chacun de leurs membres avait essayé de se procurer des vivres pour son compte personnel. Les gens adroits appartenaient souvent à plusieurs groupes d’achat. Là où diverses personnes d’une même famille travaillaient dans des maisons différentes, chacune se faisait inscrire comme chef de famille dans le groupe correspondant, et ainsi la famille avait des rations multiples. C’étaient ces avantages qui provoquaient dans le milieu des fonctionnaires et des ouvriers de la grande industrie la plus forte opposition contre l’introduction du système de rayonnement, car, naturellement, il en serait résulté la dissolution des groupes d’achat. En Russie on a essayé de répartir de la même manière les articles de consommation, avec cette différence que dans la première année de la dictature il s’y était développé un énorme mouvement ayant trait aux coopératives de consommation.

« Par le décret du 20 mars », lisons-nous dans la Correspondance russe de janvier 1920, « l’Etat prit sous son contrôle l’appareil de la coopération, qui avait montré son efficacité et avait poussé des racines profondes, et il l’adapta aux besoins du système de distribution communiste. La distribution doit, de cette façon, passer entre les mains de la population elle-même. Le principe de l’autonomie est mis à la baise du système de ravitaillement total de la population. L’ensemble de la population participe à l’acquisition des produits, et elle les distribue également par elle-même. En fait, toute la population de la Russie soviétique est, d'une manière ou d’une autre, englobée par les coopératives. Le décret du 20 mars rend obligatoire l’inscription de toute la population sur les registres des sociétés coopératives. Naturellement, il faut veiller à ce que le système de distribution soit parfaitement organisé. A cet effet, l’Etat groupe toutes les coopératives qui, jusqu’alors, avaient été isolées les unes des autres, en une société unique, qui a un patrimoine unique, une caisse unique, une administration unique et un membre unique en ses innombrables têtes, — la population.

« Cet appareil unique de distribution étant constitué, l'Etat a l’intention de renoncer à la participation directe de ses organes de ravitaillement à la distribution et de se contenter d'exercer un contrôle général. Dans cinq mois de temps, le travail énorme de la préparation du plan de réalisation fut achevé. Une fois terminé ce travail, qui consiste à tenir de nombreux congrès et réunions et à élaborer de nombreuses instructions, etc., commença le processus de fusion des sociétés coopératives. Ce processus s’accomplit avec le plus de facilité, d’aisance et de discipline à Moscou où, depuis le 31 juillet, il y a déjà une société de consommation unique, qui assure le ravitaillement de toute la population de Moscou, et qui a dans ses mains le bureau central des cartes d’alimentation, c’est-à-dire l’enregistrement de toute la population de la ville. En province, la création d’un organe unique de distribution est, évidemment, plus compliquée que dans les grandes villes, où le système des cartes simplifie tout. Néanmoins, les travaux préparatoires pour l’application du décret sont presque terminés ». (Ce rapport date de l’automne 1920).

De cette façon, l’Etat mettra sur les épaules des consommateurs eux-mêmes toute la charge du ravitaillement et de la distribution, et il la confiera à l’organisation générale et unique de la consommation- L’Etat ne s’est réservé pour lui-même que le ravitaillement en produits qui, comme les céréales, font l’objet d’une réquisition nationale, mais dans la suite, la distribution en sera confiée aux organisations de coopération.

Nous arrivons maintenant à la question difficile de la prise de possession par l’Etat de l’excédent de vivres des exploitations paysannes, question que nous avons déjà examinée à part ; c’est, du point de vue urbain, la question du transport par havresac, laquelle en Hongrie comme en Russie, a suscité de grandes difficultés. Nous avons précédemment indiqué que déjà pendant la guerre, les paysans ne voulaient pas vendre leurs denrées au prix maximum officiellement fixé. Ils exigeaient un paiement en nature, un échange de produits. L’Etat capitaliste ne pouvait pas satisfaire à cette demande ; il eut recours à des réquisitions. La conséquence fut qu’on cacha les denrées. Les paysans, au lieu de porter leurs produits au marché, attendirent que le marchand opérant en cachette ou le consommateur lui-même vînt à eux et leur versât le prix exigé. La situation empira sans cesse. Le ravitaillement en vivres devint toujours plus anarchique. Chaque train déversa dans les campagnes des milliers de citadins, allant chez des parents, amis ou connaissances, quérir des denrées; en échange, ils apportaient dans les fermes du linge, des chaussures, des bijoux. L’accroissement des demandes poussa les prix toujours plus haut ; les exigences des paysans ne connurent plus de bornes.

La proclamation de la dictature ne changea rien à cet état de choses. Le refus des paysans de livrer des vivres à la ville, qui était motivé par des raisons économiques, fut maintenant renforcé par la résistance politique. La dictature se trouva en face d’un dilemme malaisé. Sans la .suppression du transport par havresac, on ne pouvait pas mettre la main sur l’excédent de vivres des paysans, afin de ravitailler méthodiquement la population urbaine. La récolte précédente fournissait encore le pain et la farine dont on avait besoin ; on se procurait de la viande en imposant aux communes la fourniture obligatoire d’un certain pourcentage de bétail. De même, le ravitaillement en lait était assuré par suite de l’allocation aux paysans, comme prime pour le lait fourni, d’une certaine quantité de son, sucre, etc. Mais, pour les autres produits de la ferme : œufs, saindoux, volailles, légumes de toute espèce, etc., il y avait une grande pénurie. Cette pénurie était, naturellement, provoquée par la grande élévation des salaires que la dictature apporta aux larges masses du prolétariat urbain. Toute tentative d’organisation régulière du ravitaillement était entravée par le développement inouï qu’avait pris le transport des vivres par havresac. Mais, d’autre part, l’interdiction du transport par havresac ne semblait possible que si l’approvisionnement de la ville était assuré au préalable par des vivres tournis par l’Etat. Il résulta de ce dilemme un fléchissement dans la politique du gouvernement des soviets de Hongrie, ainsi que ce fut le cas en Russie. Le transport par havresac fut interdit ; mais cette mesure ne put être appliquée avec une rigueur suffisante, car les femmes de la petite bourgeoisie et les ouvriers travaillant dans de petits ateliers, dont le ravitaillement par l’Etat était naturellement plus malaisé que celui des grandes usines, manifestèrent contre cette interdiction. Cette mesure fut d’ailleurs rendue vaine par une décision du commandant en chef de l’armée rouge, le camarade Böhm qui, de son propre chef, autorisa chaque soldat venant du front à emporter chez lui 25 kilos de vivres. Dès lors, tous les accapareurs voyagèrent en uniforme. Alors on eut recours à ce moyen démocratique d’éducation qu’est la propagande. On montra aux ouvriers dans les syndicats et dans des réunions politiques, que le transport anarchique des vivres par havresac rend impossible l’organisation du ravitaillement prolétarien et profite, en première ligne, à la bourgeoisie, en lui permettant de continuer à bien vivre et sans travailler. Cette propagande réussit. Successivement, dans les grandes usines, les ouvriers adoptèrent des résolutions réclamant l’interdiction rigoureuse de la contrebande alimentaire. C’est à ce moment que la République des soviets tomba.

Il y a, à la vérité, un moyen coercitif, un seul, pour empêcher la contrebande et le trafic du havresac, mais, — poussés par le désir de montrer au monde que la dictature ne doit pas engendrer de chaos ni de régression au point de vue de la civilisation, — nous n’osâmes pas l’employer : c’était d’arrêter la circulation des personnes sur les chemins de fer et les bateaux, mesure qui fut plusieurs fois pratiquée, durant l’automne 1919, par des Etats capitalistes comme l’Allemagne et l’Autriche, afin d’épargner le charbon. Si ce n’est qu’à titre officiel qu’on peut prendre place dans des trains, devenus rares, le trafic du havresac et la contrebande sont, naturellement, impossibles; de même, l’organisation de la contre-révolution devient éventuellement très difficile, et en outre on épargne beaucoup de charbon. Pour la dictature, il ne doit pas y avoir de voyages d’affaires; et l’on peut se passer pour quelque temps des voyages d’agrément. En même temps il faut interdire aussi, naturellement, sur toute la ligne, le trafic des colis de vivres.

Pour prévenir la contrebande opérant par wagons entiers, il n’y aurait qu’à prescrire que seuls pourraient être acceptés, sur les chemins de fer ou les bateaux, les chargements à l’adresse d’institutions de l’Etat, comme les centrales d’exploitation, les offices du matériel et les bureaux administratifs locaux. Ce sont là des mesures radicales, mais sans elles, on ne saurait rapidement aboutir à un ravitaillement ordonné. Si le paysan s’aperçoit que, par suite de l’arrêt de la circulation, les acheteurs ne viennent plus le relancer et ne lui apportent plus les produits de la ville, il sera d’autant plus vite enclin à livrer son excédent aux magasins de l’Etat. La période de transition serait pénible pour la ville, mais une solution entièrement efficace n’est possible que de cette manière [2].

Nous allons maintenant examiner les problèmes de la distribution du point de vue de la lutte de classe. Nous avons déjà dit que le prolétariat industriel attend, avant tout, de la dictature une amélioration des conditions matérielles de son existence, mais que cela est impossible tant que la production, soumise au régime capitaliste du profit, ne sera pas réorganisée et tant que le rendement n’en aura pas été accru. Or, l’amélioration réelle des conditions d’existence du prolétariat agricole s’accomplit forcément aux dépens du ravitaillement des villes. Aucune mesure de politique économique ne peut remédier à cette situation. Si l’on ne veut pas que les ouvriers des villes et en particulier ceux d’entre eux qui n’ont pas la foi communiste, ne soient pas la proie de l’agitation contre-révolutionnaire, c’a été le cas en Russie, il faut trouver une compensation. Cette compensation consiste dans le système des rations de classe et des prix de classe.

Déjà le régime capitaliste de l’administration alimentaire du temps de guerre contenait en germe le système des rations de classe, en ce sens que les ouvriers des métiers les plus pénibles recevaient de plus fortes rations de pain et de farine. Le système des rations de classe, tel qu’il existe en Russie, n’est que l’épanouissement intensif de ce germe, en ce sens que les ouvriers manuels reçoivent de la plupart des vivres distribués par l’Etat une plus forte ration que les employés effectuant des travaux moins fatigants et que la bourgeoisie. C’est là, en première ligne, une mesure politique et non économique. Les rations, au début de la dictature, sont, par suite des difficultés de ravitaillement, si peu considérables, qu’une réduction de la ration du petit nombre des non prolétaires ne signifie que bien peu de chose pour la meilleure nourriture du prolétariat. Mais les ouvriers supportent beaucoup plus aisément les privations, s’ils voient que les riches doivent se priver comme eux et que même ceux-ci reçoivent de l’Etat des quantités moindres de vivres que les ouvriers exécutant de durs travaux. Ce n’est pas comme dans l’Etat capitaliste, où les riches, même à l’époque de la plus grande misère, peuvent se procurer de tout et jusqu’aux friandises les plus délicates [3].

Les rations de classe sont au premier chef une mesure destinée à développer la conscience de classe au sein des masses ouvrières, qui doivent sentir que dans la dictature du prolétariat, elles sont la classe dominante. C’est aussi pour cela qu’en Hongrie les aliments les plus délicats : volaille, poisson, etc., se trouvant à la disposition des organisations officielles de ravitaillement, furent attribués directement aux prolétaires des usines. Le système des rations de classe a également un autre avantage. Plus les rations que la bourgeoisie reçoit de l’Etat sont petites, plus efficace est la répression de la contrebande, et plus la bourgeoisie doit payer cher les vivres qu’elle achète en contrebande, ce qui fait que les restes de sa fortune sont plus vite dépensés et qu’elle doit songer, par conséquent, à contribuer, par un travail productif, au développement de l’Etat prolétarien.

Les socialistes ont formulé contre le système des rations de classe le reproche d’inhumanité, en particulier pour ce qui est des enfants. Cependant, dans le premier stade de la dictature, la bourgeoisie peut encore généralement, grâce aux débris de sa fortune et bien que les rations qu’elle reçoit de l’Etat soient plus faibles, se nourrir mieux que les ouvriers. Nous pourrions aussi répliquer que la bourgeoisie, en tant que classe dominante, ne s’est jamais inquiétée de savoir si les enfants de prolétaires ont ou non assez de nourriture. Mais il faut bien faire ressortir que tout le système des rations de classe n’est destiné qu’aux premiers temps de la dictature. En Russie, tous les enfants de la bourgeoisie reçoivent aujourd’hui déjà la carte d’alimentation n°1, leur donnant droit, à eux aussi, à la ration la plus élevée.

Les prix de classe ont un rôle analogue. Le prix de vente des articles distribués par l’Etat : farine, viande, etc., est fixé d’une façon uniforme. Et là-dessus les prolétaires obtiennent un rabais. Cette mesure n’a également, au premier chef, qu’un but politique. Le salaire des ouvriers est, sous la dictature, par suite de la pénurie de marchandises, généralement supérieur au niveau réel de l’existence. Les ouvriers pourraient donc, avec leur salaire, même sans réduction de prix, acheter tous les aliments que comporte leur ration. Mais l’ouvrier a plus de force pour supporter les privations et les luttes qui lui sont imposées, s’il voit que l’Etat, « son » Etat, lui donne un avantage par rapport aux riches. Lorsque l’hégémonie ouvrière est définitivement affermie, que l’expropriation des moyens de production est complètement réalisée, que le ravitaillement et la distribution des vivres par l’Etat fonctionnent sans lacune, c’est-à- dire lorsque la bourgeoisie, en tant que classe, n’existe plus et que chacun doit désormais se nourrir par son propre travail, alors la différence entre les ci-devant ouvriers et les ci-devant bourgeois disparaît aussi, de même que la raison d’être des rations et des prix de classes. Ces deux choses sont des mesures de transition. Plus vite elles deviendront inutiles, et mieux ça vaudra pour les hommes de ce siècle, — si cruellement éprouvés.

Notes

[1] C’est, du reste, un fait caractéristique de la morale des capitalistes que, tandis que les troupes hongroises se battaient avec les Tchèques, des capitalistes tchèques faisaient des affaires avec l’Etat hongrois, par exemple lui livraient des matières tannantes en échange de peaux.

[2] L’arrêt des chemins de fer autrichiens dans la semaine de Noël 1919 a été la confirmation éclatante de l’exactitude de notre opinion. Tandis que l’apport quotidien de lait à Vienne était de 60 000 litres et qu’on comptait pour la semaine de Noël, comme cela avait lieu tous les ans, sur une diminution d’environ 10 000 litres par jour, il arriva que, par suite de l’impossibilité du trafic par havresac, l’apport de lait monta à 77 000 litres par jour.

[3] Le prolétariat hongrois sait maintenant, malheureusement à ses dépens, la différence qu’il y a entre le régime alimentaire du prolétariat et celui du capitalisme. Pendant la dictature, alors que les ouvriers de l’industrie étaient en général bien ravitaillés, on ne cessait de se plaindre que les villes n’étaient pas suffisamment approvisionnées et que les ouvriers ne pouvaient troquer leur argent contre des vivres. Aujourd’hui, il y a de nouveau à Budapest des monceaux de produits alimentaires. Les étalages des boutiques regorgent de friandises de toutes sortes. On trouve là tout ce qu’on peut désirer. Mais, naturellement, il n’y en a que pour les riches. L’ouvrier ne peut rien acheter des aliments qu’il y a au marché. Il gagne tout juste de quoi avoir du pain et des légumes. Du pain, il n’y en a même pas assez pour suffire aux cartes de pain. Mais, au coin des rues, on peut acheter au prix fort, la contrebande se pratiquant ouvertement, de la pâtisserie. Du sucre, il n’y en a pas, mais les confiseries sont bondées de sucreries hors de prix. C’est là une leçon terrible, mais historiquement nécessaire, poulie prolétariat hongrois, qui ne voulait pas attendre, sous la dictature, que l’amélioration de ses conditions d’existence devînt possible.

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