1920

Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920.

J. Varga

La Dictature du Prolétariat

Ch. XI. Le problème monétaire dans la Dictature

Sous le régime capitaliste, l’argent remplit diverses fonctions. Il est l’universel équivalent de toutes les marchandises, il est la monnaie idéale, la mesure des prix. Il sert d’organe à la circulation et de moyen de .paiement sur le marché national, ainsi que de moyen d’échange sur le marché international. Il est l’instrument de la thésaurisation, et on l’entasse en raison de son potentiel de force acquisitive. Il remplit toutes ces fonctions dans le capitalisme moderne, quelle que soit la forme qu’il revête, — celle d’espèces métalliques ou de billets de banque, — pourvu que le total de la valeur nominale des billets émis ne dépasse pas « la valeur sociale des produits en circulation », c’est-à-dire qu’il n’y ait pas plus de billets de banque que c’est nécessaire pour régler les opérations du trafic des marchandises.

L’économie de guerre de tous les pays est caractérisée par ce fait que la quantité des biens réels est diminuée, que l’on en consomme plus qu’on n’en produit, c’est-à-dire que la valeur totale des marchandises en circulation, valeur exprimée en « temps de travail social », devient constamment plus faible. Or ceci n’a pas pour contrepartie une diminution de la masse d’argent se trouvant en circulation. Au contraire. Cette masse s’accroît continuellement. En effet, le principal consommateur, en temps de guerre, c’est l’Etat. Les biens réels sont achetés par l’Etat aux particuliers qui en sont détenteurs, moyennant paiement comptant. L’Etat se procure l’argent qui lui est pour cela nécessaire, soit directement à la banque d’émission des billets, sous forme de dette flottante, soit par la voie des emprunts de guerre. Si l’Etat recourt directement à la Banque d’émission des billets, les billets de banque prennent simplement la place de la provision épuisée des richesses réelles. Ces billets de papier ne sont plus des billets de banque que par leur aspect extérieur. Au point de vue économique, ils sont du papier-monnaie, des effets d’Etat à découvert, car ils sont émis, non pour satisfaire aux besoins des opérations commerciales, mais pour couvrir les dépenses de guerre de l’Etat. Ce papier-monnaie ne peut pas être converti en marchandises parce que, précisément, la consommation des marchandises dépasse de beaucoup la production. Or, comme cela ne se concilie pas avec le caractère du régime économique anarchiquement capitaliste, tous les prix des marchandises doivent augmenter de telle façon que chacun puisse convertir en biens réels ses ressources nominales exprimées en argent. Les prix s’élèvent donc dans la mesure de la multiplication de l’excédent des billets de banque dont regorge la circulation. La même unité monétaire achète dès lors une bien moindre quantité de « temps de travail-type » que précédemment.

Une partie du papier-monnaie s’accumule sous forme de thésaurisation, s’entasse dans les établissements financiers, s’amasse par milliards dans les coffres des paysans. La possibilité de transformer en capital productif ces sommes d’argent n’existe pas, car, par suite de la pénurie de marchandises, il est impossible de trouver sur le marché les éléments du capital productif dans leur forme naturelle. Resterait la possibilité de la transformation de cet argent en capital fictif. Seule une minime partie de cet argent peut prendre la forme du capital ordinaire porteur d’intérêts, car les établissements financiers regorgent tellement de dépôts que, par exemple, en Hongrie, dans la dernière année de la guerre, les établissements financiers n’acceptaient plus de dépôts à intérêt. Il ne reste plus comme issue que le placement sous la forme éminemment typique du capital fictif, qu’est l’emprunt de guerre. L’Etat reprend aux classes possédantes, d’une façon constamment renouvelée, la masse de papier-monnaie qu’elles ont accumulée et il la transforme en emprunt de guerre portant intérêt, c’est-à- dire en lettres de change sur la portion du revenu du travail des générations futures qui sera prélevée sur le peuple sous forme d’impôts. Le régime des emprunts de guerre accroît le revenu apparent de la population du pays, ce qui a pour conséquence une nouvelle dépréciation de l’argent. Car, évidemment, ce n’est pas la masse elle-même des billets de banque se trouvant en circulation qui provoque la dépréciation de l’argent, ainsi que le prétend, la forme trop sommaire de la théorie de la quantité, mais bien, simplement, l’excédent de revenu exprimé en argent par rapport à la production des biens réels. La dépréciation de l’argent dans l’économie de guerre prit, dans les pays des Puissances centrales, une forme si aiguë, que le rôle de l’argent comme moyen d’échange commença à fléchir. Au lieu de la vente, un échange primitif, en nature, avait commencé à s’introduire. Tel était l’état de la question monétaire en Hongrie, lorsque le prolétariat s’empara du pouvoir.

Lorsque le régime communiste est pleinement développé, il n’y a pas, naturellement, de problèmes d’argent, parce qu’il n’y a plus d’argent, au sens capitaliste du mot. L’économie communiste est une économie de biens réels, dans laquelle un signe analogue à l’argent peut, il est vrai, avoir cours, mais où l’argent n’est plus l’expression d’opérations sociales dont l’homme lui-même n’a pas conscience. Ce n’est pas la quantité d’argent qu’il y a sur le marché qui indiquera au producteur si la marchandise qu’il produit satisfait ou non un besoin social, ou si le temps de travail que représente sa marchandise est ou non un « temps de travail social ». La production anarchique en vue d’un marché inconnu disparaissant, le concept mystérieux du marché des valeurs marchandes et le « caractère fétichiste » des produits comme valeurs marchandes disparaissent aussi. Et de la sorte le problème de l’argent n’existe plus.

Mais ce problème n’en devient que plus difficile dans la période de transition du régime des valeurs marchandes au régime des valeurs positives, telle qu’elle se présente au début de la dictature du prolétariat. Le problème consiste à transformer le rôle de l’argent, de telle sorte que quelques-unes de ses fonctions continuent d’exister, tandis que les autres sont éliminées. L’Etat prolétarien, à ses débuts, ne peut pas se passer de l’argent en tant que mesure des prix et moyen de circulation, aussi longtemps que la distribution naturelle des biens n’est pas pleinement accomplie et qu’à côté des entreprises communistes il subsiste de grands vestiges du système particulariste. Une tentative d’abolition immédiate de l’argent aboutirait au chaos économique.

De même, le budget de l’Etat prolétarien ne peut pas se passer de l’argent pour couvrir formellement le déficit. Le budget de l’Etat prolétarien travaille, nécessairement, au début, avec un grand déficit, ainsi que, du reste, les Etats capitalistes, à la suite de la guerre. Les Etats capitalistes peuvent en partie couvrir le déficit par l’émission de nouveaux emprunts. L’Etat prolétarien, lui, annule bien les dettes de l’Etat, mais, naturellement, il ne peut pas contracter de nouveaux emprunts, c’est-à-dire créer par là, au profit de non producteurs, de nouvelles sources de revenus. Pour couvrir le déficit, il ne lui reste donc d’autre moyen que d’émettre un nouveau papier-monnaie.

Par contre, doivent disparaître les fonctions suivantes que remplissait l’argent :

La fonction de capital-argent, comme moyen d’acquérir une plus-value, soit comme capital prêté, soit comme capital commercial ou par conversion en capital productif, — étant donné que cela est contraire au principe du régime prolétarien ;

La fonction de capital-trésor, comme puissance d’achat accumulée par le capitalisme et héritée de lui, — étant donné que la persistance de cette fonction accorderait à ses détenteurs la possibilité de vivre sans travailler et de consommer des produits jusqu’à épuisement de leur fortune, sans qu’ils fournissent en échange aucun service réel.

La fonction de l’argent comme moyen d’échange international se réduit, dès la proclamation de la dictature et sans le moindre agissement de la part du gouvernement prolétarien, à la valeur réelle du métal précieux, en ce sens que les Etats capitalistes n’acceptent pas le papier- monnaie de l’Etat prolétarien, parce qu’ils n’ont aucune garantie de pouvoir l’employer pour acheter des marchandises ou pour se constituer un capital, tandis que, d’autre part, pour les transactions économiques entre des Etats prolétariens, l’argent est superflu.

Nous allons maintenant examiner, à ces divers points de vue, la politique monétaire de la République des soviets de Hongrie. Le premier pas à faire pour régler cette question de l’argent était d’instituer le contrôle de l’Etat sur les établissements financiers, sur les centres du système économique capitaliste. Cela fut fait en enlevant aux directeurs capitalistes toute autorité sur leurs établissements. Ils furent remplacés, à la tête de ces derniers, par des employés de banque, acquis au socialisme, et ayant le même champ d’action que les commissaires à la production, dans les usines. Cette mesure permit au gouvernement des Soviets de disposer de suite et librement de tout l’organisme financier et bancaire. L’expropriation formelle et la nationalisation n’eurent pas lieu à cause de l’existence des banques étrangères et de la participation très importante des capitaux étrangers à des banques hongroises de nom. Le passage de tous les établissements financiers sous l’autorité de l’Etat s’accomplit sans la moindre résistance. La transformation des fonctions de l’argent put donc commencer aussitôt.

Aux premiers jours de la dictature, il fallait, avant tout, veiller à ce qu’il ne se produisît pas de catastrophe résultant d’un manque de moyens de paiement, à ce que la production ne vînt pas à s’arrêter faute d’argent et à ce que, avant tout, les ouvriers reçussent le salaire de leur travail. Les établissements financiers furent donc avisés d’avoir à fournir aux usines et aux entreprises avec lesquelles elles étaient jusqu’alors en relations d’affaires, et cela à raison des listes de salaires présentées par le commissaire à la production et par le conseil d’exploitation et en les imputant sur leur actif en banque, les sommes nécessaires au paiement des salaires. De la même manière, les établissements financiers mettaient à la disposition des diverses entreprises expropriées l’argent destiné à payer les matériaux qu’elles achetaient aux entreprises privées. Pour les échanges réciproques entre les entreprises expropriées, on introduisit aussitôt, comme règle générale, le système des virements. Les entreprises qui n’avaient pas d’actif en banque et qui avaient besoin d’argent pour le paiement des salaires, reçurent de l’Etat des crédits. Mais tout cela n’était qu’une réglementation provisoire. Après l’organisation des centrales d’exploitation, ce sont ces institutions qui auraient tenu la caisse pour toutes les entreprises ressortissant à leur domaine. Grâce à ces mesures, la fonction de l’argent comme moyen d’échange fut provisoirement maintenue. Cela permit en même temps, grâce à l’émission de nouveau papier-monnaie, de combler le déficit du budget de l’Etat.

La fonction de l’argent comme capital-argent fut aussitôt éliminée. Le paiement des intérêts fut arrêté dans tous les établissements financiers.

La conversion de l’argent en capital productif fut empêchée par la menace d’expropriation, mais aussi par l’impossibilité où l’on se trouvait d’acquérir, à prix d’argent, les éléments matériels de ce capital de production. Les grandes possessions foncières, y compris les maisons de rapport dans les grandes villes, étaient expropriées. Quant aux petits biens-fonds, aux fermes des paysans, leurs propriétaires ne voulaient les vendre à aucun prix. Ainsi, la conversion de l’argent en capital devint impossible, abstraction faite de la contrebande, de la fraude et d’autres transactions illégales du même genre, lesquelles ont une importance toujours plus faible au fur et à mesure que se développe la répartition communiste des richesses.

Un problème beaucoup plus difficile est l’élimination de la fonction de l’argent comme instrument de thésaurisation, la réalisation de l’impossibilité, pour les réserves d’argent héritées du capitalisme, de conserver dans l’Etat prolétarien leur puissance d’achat, en permettant ainsi aux détenteurs de cet argent d’acquérir n’importe quel produit et de vivre sans travailler jusqu’à l’épuisement de leurs disponibilités pécuniaires. Pour les sommes qui avaient déjà revêtu la forme du capital porteur d’intérêts, et qui étaient placées dans les banques, le problème fut facilement résolu. Les banques reçurent l’ordre de ne délivrer mensuellement, sur tous les comptes et dépôts, que 10 % du montant de ces derniers, avec un maximum de 2 000 couronnes. Les valeurs appartenant à une même famille furent réunies en un compte unique, pour éviter la multiplicité des versements mensuels. Un procédé plus radical eût été de déclarer nuls et non-existants tous les dépôts et placements. Nous nous sommes abstenus de cette mesure eu égard aux étrangers et à l’impossibilité où se serait trouvé l’Etat d’assurer immédiatement l’entretien de tous les gens incapables de travailler. Nous avons voulu éviter que les invalides, les vieillards et les malades, par l’annulation absolue des placements et des dépôts en banque, fussent d’un seul coup précipités dans la misère. L’annulation complète de ces créances ne devait avoir lieu qu’après que l’Etat aurait pris à sa charge le soin de faire vivre tous les gens incapables de fournir aucun travail.

Pour éliminer la puissance d’achat de l’argent accumulé par les thésauriseurs, — nous pensons aux milliards des paysans et de la bourgeoisie qui, en présence de la situation politique troublée ont toujours conservé par devers eux de grandes sommes d’argent comptant, — il y a, théoriquement, trois moyens :

1° Le procédé le plus radical serait de déclarer sans valeur les anciens billets de banque ayant cours dans l’Etat capitaliste et de les remplacer par un nouvel instrument monétaire. Ce procédé anéantirait du coup la puissance d’achat de l’argent thésaurisé, mais il suppose une très grande autorité politique de la part du nouvel Etat prolétarien : l’autorité nécessaire pour contraindre les paysans à accepter la nouvelle monnaie. Mais, comme au début, dans l’échange des marchandises avec les paysans, l’Etat prolétarien est la partie économiquement la plus faible, — parce qu’il demande aux paysans des produits ayant, au total, une plus grande valeur marchande que celle des produits qu’il peut lui-même leur céder et qu’ainsi la différence doit être couverte au moyen d’un instrument quelconque de paiement, et parce que, en outre, les produits que l’Etat fournit au paysan sont moins indispensables pour ce dernier que les produits alimentaires fournis par les paysans ne le sont pour le prolétariat des villes, — il n’est guère possible, au début de la dictature, d’employer ce moyen si radical, étant donné qu’il rendrait l’approvisionnement en vivres extrêmement difficile.

2° Le second moyen serait de réduire à un minimum, par la dépréciation radicale de l’unité monétaire, la puissance d’achat des sommes thésaurisées. L’Etat prolétarien est, du reste, obligé d’aboutir à une dépréciation de l’argent, parce que le déficit ne peut pas être couvert autrement que par la multiplication des billets de banque mis en circulation. Or la question se pose de savoir s’il faut par principe chercher à déprécier l’argent ou si, au contraire, il faut tendre à enrayer la multiplication et la dépréciation de l’argent par l’introduction de méthodes de paiement économisant le numéraire et par une fixation du prix des marchandises produites par l’Etat correspondant au coût de production. La dépréciation rapide et continue de l’argent offre les inconvénients suivants : elle empêche la stabilisation du taux des salaires ; elle provoque de l’agitation parmi les salariés et des désaccords entre les ouvriers de l’Etat et l’Etat prolétarien lui-même ; elle conduit à d’incessantes élévations de salaires, complique énormément les calculs, rend impossible l’établissement d’une base régulière pour le budget et, particulièrement, l’observation des prévisions budgétaires. C’est selon la quantité d’argent accumulée par les classes possédantes qu’on aura à décider s’il est opportun ou non de viser systématiquement à la dépréciation de l’argent.

3° Le troisième et dernier moyen est de se borner à laisser disparaître l’argent d’une façon automatique. L’économie prolétarienne est, par principe, une économie réaliste, une économie naturelle, basée uniquement sur les produits concrets. Dès que se développe l’économie communiste, l’argent disparaît de lui-même dans les relations réciproques des entreprises communistes. Les mines de charbon approvisionnent en charbon les chemins de fer et les fonderies sans recevoir en échange de l’argent. Les fonderies livrent le fer aux fabriques de machines, et celles-ci livrent les machines aux exploitations agricoles de l’Etat sans passer par l'intermédiaire d’un paiement en argent. Les ouvriers reçoivent une portion toujours plus grande de leur salaire en nature : logement, chauffage, pain, viande, etc. Plus étroites et plus solides sont les mailles du réseau de la production et de la distribution communistes, et plus les paysans sont obligés, eux aussi, de se soumettre au système des échanges en nature, et moins ils sont en état de convertir le potentiel d’achat des sommes d’argent héritées du capitalisme en achats effectifs. Ils sont obligés d’échanger les produits réglementés par l’Etat contre leurs propres produits et d’acquitter les impôts sous forme d’aliments. L’argent cesse d’être l’instrument des échanges même avant que soient accomplis l’expropriation des paysans ou l’abandon volontaire de la part de ces derniers des moyens individuels de production. Et ainsi le problème de l’argent-trésor est définitivement résolu. Mais cela suppose déjà que l’Etat prolétarien est suffisamment organisé et consolidé au point de vue politique et que son budget est sans déficit, afin de pouvoir renoncer à une nouvelle émission de papier-monnaie pour couvrir formellement ce déficit.

La démonétisation, la dépréciation et la disparition de l’argent sont les trois formes possibles de l’élimination de la puissance d’achat des masses de papier-monnaie accumulées par la thésaurisation. Ces méthodes ne s’excluent pas entre elles. Tout gouvernement prolétarien visera au développement de l’économie basée sur les produits naturels, à la suppression aussi rapide que possible de l’argent entendu au sens capitaliste. Tout gouvernement prolétarien est contraint, pour couvrir le déficit du budget, de mettre en circulation du papier-monnaie, ce qui déprécie forcément la valeur des réserves d’argent provenant du régime capitaliste. Enfin il peut se faire qu’avant la disparition totale de l’argent il y ait un moment opportun qui permette d’achever d’un seul coup le processus de la dépréciation en déclarant sans valeur l’ancienne monnaie. C’est de la situation historique et politique que dépendra la solution à laquelle il y aura lieu de donner la préférence.

Pour la République des soviets de Hongrie, le problème monétaire se posa avec une difficulté toute particulière en raison d’un concours de circonstances exceptionnelles. La Hongrie n’avait pas, à l’époque capitaliste, de devise propre. Les billets de la Banque d’Autriche-Hongrie servirent encore, après la chute de la monarchie austro-hongroise, dans tous les Etats qui naquirent d’elle, de monnaie ; certains Etats pourvurent ces billets d’une estampille nationale, mais qui était facile à contrefaire. L’imprimerie des billets de banque était à Vienne ; les besoins d’argent des Etats de la Succession austro-hongroise furent couverts par les billets provenant de la Banque d’émission, en somme par du crédit à l’état flottant. Naturellement, la Banque d’émission refusa à la Hongrie prolétarienne tout nouveau crédit, et néanmoins il fallait se procurer de l’argent pour faire face aux dépenses de l’Etat, et particulièrement aux frais de la guerre qui allait commencer. A Budapest, on ne pouvait imprimer que les billets de 200 couronnes et de 25 couronnes de la banque d’émission. Lorsque la réserve de billets fut épuisée, on procéda à de nouveaux tirages. Or, ces billets, qui ne furent mis en circulation que dans la dernière semaine de la guerre, et qui portaient la mention qu’ils seraient retirés de la circulation pour la fin de juin 1919, ne reçurent jamais bon accueil de la part des paysans. L’idée malheureuse qu’on avait eue de ne les imprimer que d’un seul côté rendit cette « monnaie blanche », comme elle fut appelée, complètement impopulaire. Avant la dictature, lorsque l’ancienne « monnaie bleue » circulait dans tous les Etats nés de l’Autriche-Hongrie conjointement avec la « monnaie blanche », le refus des billets blancs par les paysans n’avait pas grande importance, car on donnait aux paysans la « monnaie bleue » et on employait la « monnaie blanche » dans les villes.

Mais, dès son troisième mois d’existence, le gouvernement des Soviets n’avait plus à sa disposition que des billets nouveaux, des billets blancs, lesquels n’avaient plus cours légal dans les autres pays de l’ancienne Monarchie, car la Banque d’Autriche-Hongrie déclara sans valeur les billets nouvellement imprimés et retira même de la circulation les billets de 200 et de 25 couronnes. Les paysans acceptèrent encore moins les nouveaux billets blancs que les billets blancs, originaux, de date antérieure. Un phénomène bien connu dans l’histoire monétaire se produisit, à savoir que la mauvaise monnaie chassa la bonne. Les billets bleus furent thésaurisés ; chacun essaya de se défaire des billets blancs. Quand il s’agissait d’acheter des vivres et d’autres produits agricoles, de grandes difficultés s’élevaient ; les paysans exigeaient, si tant est même qu’ils fussent disposés à céder quelque chose pour de l’argent, d’être payés en « monnaie bleue ». Les employés des chemins de fer, les fonctionnaires de l’Etat et les ouvriers de la province éprouvaient le plus grand embarras parce qu’avec la « monnaie blanche » ils ne pouvaient rien obtenir des paysans. La section des Finances du gouvernement des soviets était quotidiennement assiégée par des députations venant réclamer le paiement en « monnaie bleue ». Plus on était près des frontières et plus la situation devenait pire, car au delà de la frontière la « monnaie bleue » avait cours légal, tandis que la « monnaie blanche » n’était pas acceptée. Il se forma un « disagio » entre la « monnaie blanche » et la « monnaie bleue », « disagio » résultant du niveau moins élevé des prix dans les Etats limitrophes de la Hongrie ainsi que du refus des paysans, — provoqué en partie par leur esprit conservateur et en partie par leurs opinions sciemment contre-révolutionnaires, — d’accepter la « monnaie blanche ».

Etant donnée cette situation tout à fait spéciale, il ne restait au gouvernement des soviets qu’une seule ressource: introduire un nouveau papier-monnaie qui soit autonome. Le cours légal fut retiré aux billets de la Banque Austro-hongroise, aux bleus comme aux blancs ; aux billets bleus d’un montant élevé, sans aucun délai ; aux billets blancs et aux petits bleus, après un court délai ; la « monnaie bleue » fut déclarée devise étrangère. En même temps, par l’intermédiaire de la Caisse d’Epargne postale, l’établissement financier le plus populaire de Hongrie, de nouveaux billets, de 5, 10 et 20 couronnes, furent mis en circulation, étant proclamés l’instrument légal de paiement, et le refus d’acceptation de ces billets fut sanctionné par une pénalité sérieuse. Les anciens billets, les bleus comme les blancs, furent échangés pour leur valeur nominale. Ces billets, par suite de la pénurie de petites coupures, mais aussi à cause de leur belle apparence, furent acceptés par le public plus facilement que la « monnaie blanche ».

Cependant, le problème monétaire était encore loin d’être résolu, bien qu’il en résultât un certain allégement. Dans la partie de la vie économique qui était déjà adaptée à l’organisation communiste, dans les relations entre les exploitations expropriées et dans les transactions relatives à leurs produits, comme aussi presque partout dans les villes, la nouvelle monnaie se substitua tout de suite à l’ancienne. Mais les paysans montrèrent de la résistance : ils n’acceptèrent pas la nouvelle monnaie et n’apportèrent pas, à la date fixée, leur « monnaie bleue » pour être échangée, et l’Etat n’avait pas assez de puissance pour les y contraindre. Il n’avait pas assez de puissance, économiquement, parce que le régime particulariste des paysans était, pour les raisons ci-dessus énoncées, encore plus fort que le régime communiste qui n’était qu’en voie d’organisation, et, politiquement aussi, parce qu’en province l’Etat prolétarien n’avait pas assez de partisans réellement dévoués pour engager la lutte contre les riches agrariens.

Il en résulta un étrange aspect de la situation monétaire: au sein d’un même pays se constituèrent deux systèmes économiques distincts, ayant chacun sa devise monétaire. Les diverses institutions communistes utilisaient entre elles comme moyen d’échange la nouvelle monnaie. L’Etat payait les employés et les ouvriers avec la monnaie nouvelle et leur donnait, en échange de cette monnaie, tous les produits dont il disposait. Les cultivateurs et toutes les entreprises privées constituaient le second système économique, dont les divers membres utilisaient entre eux, comme moyen d’échange, l’ancienne « monnaie bleue ». Pour les paiements à faire à l’Etat, les particuliers se servaient des nouveaux billets parvenus entre leurs mains. Dans les paiements aux paysans, les exploitations et les membres du régime étatiste devaient, sauf menace directe de la puissance publique, s’acquitter en « monnaie bleue ». L’employé de l’Etat, par exemple, recevait son traitement en « monnaie blanche » ; il pouvait avec cet argent payer son logement et tous les produits réglementés par l’Etat, mais il ne pouvait pas, avec cet argent, obtenir d’un paysan un seul œuf. Comme la balance commerciale et financière était favorable aux particuliers par rapport à l’Etat, parce que l’Etat achetait aux paysans plus que les paysans ne pouvaient acheter à l’Etat, toute la « monnaie bleue » s’accumula peu à peu entre les mains des particuliers, et la « monnaie bleue » bénéficia d’une forte prime sur la « monnaie blanche ». Cela donna lieu à un commerce, interdit mais néanmoins florissant, sur les deux sortes de monnaies : à la fin de la dictature, la nouvelle monnaie perdait 50 % par rapport à l’ancienne. En outre, le système économique des particuliers avait l’énorme avantage que la monnaie utilisée par lui avait cours légal dans les Etats limitrophes, — soit telle quelle, soit après un estampillage facile à réaliser, — et qu’elle constituait une devise reconnue sur le marché mondial. Au contraire, la nouvelle monnaie du gouvernement des soviets était boycottée par tous les pays capitalistes, de sorte que dans les relations avec l’étranger — car nous n’avions pas de communications avec des pays non capitalistes — le gouvernement des soviets était également obligé de recourir à la « monnaie bleue ».

C’était là une situation étrange et difficile, à laquelle le gouvernement des soviets de Hongrie fut acculé, parce que, pour des raisons techniques, ne pouvant pas continuer la fabrication des anciens billets de banque, il fut obligé prématurément d’essayer de refuser le cours légal à l’ancienne monnaie et d’oser introduire un nouveau système monétaire. Prématurément, dis-je, car le système communiste n’était pas encore assez développé pour avoir le dessus sur le système particulariste et pour lui imposer économiquement la nouvelle monnaie, de même que la puissance politique de l’Etat n’était pas encore suffisante pour faire accepter par la force la nouvelle monnaie communiste. C’est alors que la chute de la République des Soviets vint trancher le nœud gordien.

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