1920

Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920.

J. Varga

La Dictature du Prolétariat

Ch. III. Abaissement du standard de vie du prolétariat industriel au début de la Dictature

Nous avons trouvé que la contradiction existant entre les revendications des ouvriers qui veulent une élévation réelle de leur standard de vie et l’impossibilité économique de satisfaire à ces revendications en régime capitaliste constitue le noyau de la crise mondiale actuelle du capitalisme. Nous avons prouvé — d’une manière purement théorique — que la production communiste donne un rendement beaucoup plus élevé que la production capitaliste et qu’elle est, par conséquent, plus à même de fournir aux ouvriers l’élévation qu’ils réclament de leurs conditions d’existence. Mais nous devons ajouter ici que, spécialement, en ce qui concerne le prolétariat industriel, avant-garde de la révolution, cette élévation ne pourra avoir lieu qu’assez tard, qu’au début de la dictature un nouvel abaissement du standard de vie du prolétariat des villes est inévitable.

Cette assertion semble être en contradiction avec ce fait que la saisie de la propriété privée des moyens de production et la confiscation de milliards de revenus obtenus sans travail sont les premiers actes de la dictature. On pourrait, tout naturellement, supposer qu’un relèvement relatif des conditions d’existence du prolétariat est ainsi réalisable.

Mais, en réalité, ce n’est pas le cas. Il nous faut ici de nouveau attirer l’attention sur ce fait, traité tout d’abord par Quesnay, puis plus tard examiné à fond par Marx, que la consommation de la classe capitaliste, dans sa forme naturelle, se compose de produits qui, dans le régime capitaliste, ne sont pas appropriés à la consommation des ouvriers et qui, — nous ajoutons ceci — même sous le régime de la dictature, ne sont pas de nature à permettre une élévation générale du standard de vie des masses ouvrières. On peut, avec de grandes difficultés, loger des prolétaires dans les palais des riches. Mais on ne résoudrait ainsi qu’une faible partie de la question du logement. Quant aux autres objets, pour lesquels la classe dominante a dilapidé des milliards de revenus annuels, tout ce luxe d’habits, de bijoux, de chevaux et de chiens de chasse, d’autos et de yachts, etc., etc... serait inutilisable dans sa forme naturelle, pour la consommation des masses du prolétariat.

Pour l’élévation de son standard de vie, le prolétariat a en premier lieu besoin des denrées alimentaires, puis de certains articles fabriqués en série : meubles, habits, linge, appareils de chauffage. Le stock de ces articles-là disponible pour la classe ouvrière ne s’augmentera pas d'une seule pièce par la saisie des moyens de production, ni par l’expropriation des revenus obtenus sans travail. Les moyens de production de la bourgeoisie peuvent lui être totalement enlevés : il ne lui en restera pas moins sa fortune liquide, ses bijoux, ses habits, son linge, ses meubles. Cela suffira en tout cas pour la rassasier pendant des années. La réduction de la consommation de la classe dominante en objets de luxe n’augmente en rien les objets propres à la consommation du prolétariat.

D’un autre côté, la possibilité d’augmenter la production de ces derniers au début de la dictature n’existe pas. Nous avons montré au chapitre premier qu’en régime capitaliste la production est adaptée à la répartition des revenus existants. En l’absence d’un marché régulateur qui balancerait les besoins et la production, c’est la « demande » qui décide de ce qui peut être produit avec un bénéfice adéquat. Et non seulement on produit les objets pour lesquels il y a une demande « solvable » — que ce soient des colifichets pour demi-mondaines ou des broderies d’autel — mais tout l’appareil de la production est installé en vue de la fourniture des marchandises pour lesquelles il y a un marché.

Non seulement l’expropriation ne signifierait aucun accroissement immédiat des objets de consommation pour le prolétariat, mais il ne serait même pas possible d’utiliser tel quel le matériel de production existant pour fabriquer les objets propres à la consommation des ouvriers et à l’élévation des conditions de leur existence. Une transformation des moyens de production et une redistribution de la main-d’œuvre enlevée aux fabrications de luxe et adaptée à la production d’objets de grande consommation doivent être réalisées avant qu’une augmentation réelle de la production de ces articles puisse être obtenue. Mais des changements considérables dans la répartition des denrées alimentaires disponibles, c’est-à-dire produites dans l’année courante, se produisent au début de la dictature, qui amènent un abaissement inévitable du standard de vie du prolétariat industriel des villes. Nous allons, pour éclaircir ce point, reprendre les choses de plus loin.

Dans tous les pays d’Europe, même dans les pays pauvres, dénommés agrariens, de l’Ouest et du Centre de l’Europe, les villes, en temps de paix, se trouvaient toujours bien approvisionnées en denrées alimentaires.

Il n’était pas concevable qu’un individu pût se trouver dans l’impossibilité d’acquérir des aliments contre espèces. Ceci ne signifie pas que tout le monde mangeait à sa faim ; quiconque n’avait pas de ressources souffrait de la faim, même à cette époque-là. Mais tout revenu en argent pouvait être échangé contre des aliments.

Comment la ville obtenait-elle les denrées alimentaires de la campagne ? En apparence, l’instrument ordinaire d’échange, l’argent, entrait en jeu. Mais en réalité, l’échange se réalisait de différentes façons : en partie contre des objets de même valeur fabriqués par la ville, produits de l’industrie que la ville fournissait à la campagne ; en partie par des revenus obtenus sans travail : revenu foncier des grands propriétaires, impôts et intérêts payés par les paysans. Les grands propriétaires dépensaient le revenu foncier dans les villes, ils vendaient sur le marché urbain les denrées alimentaires qui représentaient leur revenu foncier. De leur côté, les paysans amenaient également des denrées sur le marché urbain, sans en recevoir la contrepartie matérielle et ils payaient avec le prix obtenu les impôts de toute sorte. Ainsi, non seulement les pays en question étaient capables d’approvisionner leurs villes, mais disposaient en outre de grandes quantités de denrées alimentaires pour l’exportation dans les pays occidentaux.

Toutefois, l’approvisionnement des villes et l’exportation des denrées n’étaient possibles que parce que la consommation de la plèbe rurale, de millions de manœuvres, était extraordinairement réduite. La consommation moyenne de pain, de viande, de sucre, du peuple hongrois, par exemple, était bien inférieure à celle des peuples allemand, français ou anglais. En effet, qu’aurait pu consommer l’ouvrier agricole hongrois, dont le gain annuel, en 1913, était, d’après la statistique officielle, de moins de 400 couronnes par an ? D’ailleurs la nourriture du petit fermier lui-même était assez misérable : il ne manquait sans doute pas de pain, mais il ne mangeait ordinairement de viande que le dimanche. L’exportation des denrées alimentaires et l’approvisionnement suffisant des villes n’étaient possibles que grâce à l’alimentation très défectueuse de la population laborieuse des campagnes. Ceci était le cas de la Russie et de la Roumanie aussi bien que de la Hongrie. L’équilibre entre la répartition des revenus et celle des subsistances a été détruit par la guerre. Le renchérissement général a déplacé la répartition des revenus au profit des producteurs — au détriment des ouvriers qui vivaient de leurs salaires. La population des villes dut réduire ses achats do denrées alimentaires, parce que l’augmentation des salaires et des traitements n’était pas proportionnelle au renchérissement. D’autre part, la valeur nominale des paiements à effectuer par les producteurs agricoles, — impôts, intérêts et loyers, — restait la même. Si nous estimons ces trois postes à un demi-milliard de couronnes par an pour l’ancienne Hongrie, cela nous donne, au prix d’avant- guerre de 25 couronnes par quintal, 20 millions de quintaux de blé. (Nous prenons ici le blé comme symbole de la totalité des denrées alimentaires). Aux prix de guerre — 60 à 80 couronnes par quintal de blé — six à neuf millions de quintaux suffisaient aux paysans pour s’acquitter de leurs obligations envers la ville. Chaque paysan, individuellement, n’avait plus à fournir à la ville, pour le paiement des impôts, des intérêts, et éventuellement le loyer du sol, qu’une partie de sa récolte sensiblement plus faible qu’avant la guerre. La répartition des revenus fut fortement déplacée au profit du village, des fermiers. Le paysan amortit sa dette et la ville ne reçut plus de denrées en paiement d’intérêts.

Le niveau de vie des paysans se trouva élevé. Cette élévation se manifesta en premier lieu par une alimentation plus abondante. Les besoins industriels et intellectuels de la classe paysanne, dont le niveau de culture est bas, se sont à peine augmentés. Mais même si elle avait eu l’intention d’acquérir des articles industriels, soit pour satisfaire à des besoins personnels, soit pour renouveler son outillage, — elle n’aurait pu le faire, parce qu’à la suite du blocus et de la transformation de l’industrie pour les buts de guerre, il existait un manque général de marchandises. Le résultat principal du changement survenu dans la répartition des revenus fut donc une alimentation plus abondante de la population des campagnes. C’est ce qu’un paysan hongrois exprimait pittoresquement en disant : « Autrefois, je portais les oies au marché et moi, je mangeais les pommes de terre ; maintenant je vends les pommes de terre, et c’est moi qui mange les oies ». La ville recevait du paysan des denrées alimentaires en quantité et en qualité de plus en plus réduites. Mais même pour ce qu’elle en recevait, la ville ne pouvait donner aucune marchandise d’échange. L’argent, qui, avant la guerre, ne servait, dans l’échange de marchandises entre la ville et la campagne, qu’à faciliter les transactions, changea peu à peu de fonction. La ville s’en servit comme moyen de paiement définitif vis-à-vis de la campagne. Elle achetait contre espèces, mais ne pouvait offrir au paysan aucune marchandise d’échange. Le paysan s’en accommoda pendant quelque temps ; il thésaurisa. Mais il finit par en avoir assez d’empiler les pièces d’or, les pièces d’argent et les billets bleus. Le relèvement d'u niveau de la vie à la campagne prit la forme la plus dangereuse au point de vue économique : le fermier travailla peu, produisit peu, et il n’échangea son excédent de denrées alimentaires que contre des marchandises. En Hongrie, de même qu’en Allemagne, en Autriche et en Russie, avant la dictature du prolétariat, l’argent cessa d’être l’instrument général d’échange, la matérialisation toujours si ardemment convoitée de la richesse sociale.

De cette façon, les paysans fournissaient de moins en moins de denrées alimentaires aux villes. La révolution Karolyi, et dans une plus grande mesure encore la dictature du prolétariat, éloignèrent des villes l’excédent de denrées que leur livrait la campagne. Les ouvriers agricoles ainsi que les aides (moissonneurs et saisonniers de toutes catégories) bénéficièrent d’une hausse rapide de salaires. Et cette hausse était réelle, car elle ne se traduisait pas par l’acquisition d’une somme plus grande d’argent, dont la valeur d’achat avait diminué, mais par l’obtention de plus de denrées. La quantité de celles-ci, représentant le paiement des salaires en nature, tels que froment, lard, lait, fut doublée; les moissonneurs qui, avant la guerre, travaillaient pour un dixième de la récolte, en reçurent un huitième et jusqu’à un septième pendant la dictature du prolétariat. Ce furent les ouvriers agricoles et les pauvres de la campagne qui bénéficièrent de la Révolution Karolyi et de la dictature du prolétariat ; leur niveau de vie, et tout particulièrement leur alimentation, subirent une amélioration totalement imprévue. Aussi, une partie des ouvriers agricoles sut-elle apprécier justement la dictature; les régiments campagnards de l’armée rouge ont tenu bon jusqu’au bout. Malheureusement, l’œuvre éducatrice d’une dictature de quatre mois ne suffit pas pour arracher des centaines de mille d’ouvriers agricoles à une léthargie de dix siècles et pour leur insuffler une vie politique active.

Cette élévation considérable du niveau de la vie des ouvriers agricoles — élévation qui doit se produire nécessairement, sous toute dictature prolétarienne — implique par sa nature même la suppression de la rente foncière sur les grandes propriétés socialisées; au point de vue de l’alimentation elle signifie, par contre, qu’une proportion beaucoup plus faible des produits provenant des grandes propriétés rurales, qu’à l’époque où le prolétariat agricole manquait du nécessaire, parviendra jusqu’aux villes pour y servir à la nourriture du prolétariat urbain. Et cela pour la raison que le gros propriétaire foncier ne consommait pas lui-même son revenu, mais qu’il le cédait à la ville sous forme de denrées alimentaires en échange de produits manufacturés, d’objets de luxe.

Il en résulte que la dictature du prolétariat ne peut pas, — et cela malgré l’expropriation des revenus obtenus sans travail par la classe dominante — apporter au prolétariat industriel l’élévation réelle de son standard de vie, parce que manque le surplus d’aliments nécessaire pour qu’il en soit ainsi. Et c’est d’autant plus le cas, qu’aux motifs économiques décrits jusqu’ici, vient s’ajouter le motif politique: les paysans se refusent à fournir des aliments aux ouvriers.

Ainsi donc, tout au moins dans les Etats de l’Europe Orientale, où le dénuement du prolétariat agricole est à l’état naturel, une amélioration de l’alimentation du prolétariat industriel, — de ce prolétariat dont la dictature est l’œuvre — est irréalisable pendant les premières années de la dictature. Bien plus, cette alimentation baissera presque nécessairement, parce que l’élévation réelle du standard de vie du prolétariat agricole absorbe une partie appréciable des denrées alimentaires qui, jusque-là, étaient fournies à la ville. D’ailleurs il semble probable que même dans les pays comme l’Angleterre, où les salaires agricoles se paient uniquement en espèces, le prolétariat agricole, qui vit et travaille à la source de production des denrées alimentaires, acquerra l’excédent d’aliments qui correspond à l’élévation de son revenu, de sorte qu’il en restera une quantité moindre pour le prolétariat industriel des villes. Quant aux pays qui en sont normalement réduits à l’importation en grand des denrées alimentaires, le problème est, pour eux, encore beaucoup plus difficile à résoudre. Nous examinerons cette question dans le chapitre sur l’échange international des marchandises.

Cependant, sans une transformation radicale des méthodes de production, les autres revendications du prolétariat industriel ne peuvent pas davantage être satisfaites. La prise de possession des habitations bourgeoises et l’usage des locaux commerciaux devenus inutiles ne peuvent remédier que pour une faible part au besoin de logements — l’activité des offices d’habitation à Budapest et dans les villes de province l’a prouvé. Nous avons fait la même expérience en ce qui concerne les meubles. La hausse de revenu du prolétariat industriel provoqua une demande énorme de meubles fabriqués en série, mais la production de ces articles, adaptée jusque-là à la répartition capitaliste des revenus, ne pouvait, de prime abord, faire face à ces besoins nouveaux.

Nous arrivons donc à ce résultat, que la dictature du prolétariat ne peut, en premier lieu, procurer à ceux mêmes qui sont les porte-bannières du nouvel ordre social, aux prolétaires industriels, qu’une élévation toute morale et intellectuelle des conditions de leur existence (théâtre, musique, bibliothèques, bains, etc.). Quant à ce qui est des biens matériels, un nouvel abaissement du niveau de leur vie est inévitable. Il faut le dire franchement et sincèrement à l’élite de la classe ouvrière. Cela n’empêchera pas nécessairement la domination du prolétariat de s’affirmer de plus en plus forte : l’exemple de la Russie, dont le prolétariat industriel, avec sa conscience de classe, est resté fidèle à la dictature en dépit des plus atroces privations, le démontre sérieusement. D’autre part, il y a lieu de remarquer que pendant la dictature du prolétariat la classe ouvrière industrielle de Hongrie a vécu plus largement, tant au point de vue absolu que relatif, qu’elle ne vit maintenant, sous la dictature bourgeoise. Au point de vue relatif, tout particulièrement, pour cette raison que maintenant le prolétariat endure seul la faim, tandis que la bourgeoisie fait ouvertement bombance. Par contre, sous la dictature des Conseils, l’Etat s’occupait en premier lieu du bien-être du prolétariat; suivant, dans sa façon de répartir les aliments, le principe de la « ration de classe », il accordait des avantages au prolétariat actif.

La contradiction qui existe entre la domination politique du prolétariat et l’abaissement parallèle inévitable de son niveau de vie ne peut recevoir de solution que par l’adaptation de la production à la nouvelle répartition des revenus : suppression de toute espèce de luxe et augmentation de la production des articles propres à la consommation des niasses, — augmentation considérable, en premier lieu, de la production agricole. La possibilité théorique de cette augmentation est fournie par l’expropriation des moyens de production et l’abolition du profit comme seul guide de la production.

« Parmi les ouvriers attachés à la production des articles de consommation destinés à l’emploi du revenu, le plus grand nombre en général (de par le développement de la production capitaliste) produisent des articles qui servent à la consommation des capitalistes, des propriétaires fonciers et de leurs gens (fonctionnaires, membres du clergé, etc.) et à l’utilisation de leurs revenus. Seuls un petit nombre d’ouvriers produisent des articles destinés à l’emploi du revenu de la classe ouvrière. Et ceci n’est point l’effet, mais la cause. Un tel état de choses prendrait aussitôt fin avec le changement des conditions sociales qui régissent l’ouvrier et le capitaliste, par la transformation révolutionnaire des conditions de production capitalistes. Car aucune sorte de loi n’intervient dans ce que nous pourrions appeler (en ce qui a trait à la proportion ci-dessus mentionnée des articles servant à la consommation des capitalistes et des ouvriers) les conditions physiques de la production. Que la classe ouvrière tienne le gouvernail, qu’elle ait le pouvoir de produire pour elle, et le capital existant (pour parler le langage vulgaire des économistes) sera rapidement et sans grand’peine porté à la hauteur des propres besoins de ladite classe.

« La différence existant entre les deux régimes consiste en ceci : Ou bien les moyens de production existant en régime capitaliste se présentent à la classe ouvrière sous la forme de capital, et dans ce cas ne peuvent être employés par elle que dans la mesure où il est utile qu’ils augmentent la plus-value pour leurs exploiteurs ; c’est-à-dire : ou bien ce sont les moyens de production qui commandent aux ouvriers, ou au contraire les ouvriers qui se servent de ces moyens de production pour créer des richesses à leur propre usage » [1].

Ici, Marx oppose nettement la politique économique du capital à celle de la dictature prolétarienne. Grâce à l’expropriation des moyens de production, la souveraineté politique du prolétariat provoque une élévation réelle du niveau de vie des niasses laborieuses. Mais ce changement ne peut s’opérer immédiatement. Pas même dans le cas — presque inconcevable au point de vue politique — où le prolétariat, en s’emparant du pouvoir trouverait absolument intactes l’organisation de la production et toutes les marchandises ordinairement accumulées par la bourgeoisie. La condition fondamentale de l’élévation du niveau de vie est l’augmentation de la production rurale ; mais celle-ci dépend d’une période de production d’une année entière, et, dans beaucoup de branches, de plusieurs années même. La production des articles de consommation courante dont le prolétariat aura de plus en plus besoin, exige de nouvelles et importantes constructions et installations industrielles, qui demanderont des années. Si donc la transformation peut être commencée immédiatement les résultats, par contre, ne peuvent, dans la plupart des cas, être atteints qu’au bout d’un certain nombre d’années.

Or, les prolétariats russe et hongrois n’ont pas pris possession d’un outillage intact, mais usé par la guerre et condamné à disparaître. Marx lui-même ajoute ce qui suit, au passage cité précédemment :

« Nous supposons naturellement que les forces de production du travail ont été portées par le développement de la production capitaliste à un degré tout préparé pour la révolution ».

Les moyens de production dont s’empara le prolétariat russe et hongrois avaient certainement le degré de développement nécessaire pour le succès de la révolution prolétarienne. S’il existe encore une grande quantité de petites exploitations dans l’industrie, on y voit également la concentration et le développement des grandes entreprises et déjà Kautsky a très justement reconnu que ce n’est pas la quantité plus ou moins grande des restes de l’ancienne méthode de production qui permet de juger de l’état de maturité de la révolution sociale, mais bien l’importance qu’ont atteinte les grandes exploitations qui représentent les méthodes futures de production. Il est bien entendu, d’autre part, que la foule des ouvriers spécialisés, des techniciens, des directeurs d’exploitation, qui constituent la première condition du succès, existaient également.

Par contre, la transformation et le développement de la production, nécessaires pour assurer l’élévation du standard de vie du prolétariat, furent rendues extraordinairement difficiles du fait que ni le prolétariat russe, ni le hongrois ne trouva un matériel de production intact, mais bien au contraire ruiné par la guerre, usé, à moitié détruit, qui exigeait un travail énergique de réparation, rien que pour maintenir la production sur la base ancienne.

La dictature du prolétariat n’a pas commencé à l’endroit et au moment où, dans le sein de l'ancienne société, les préconditions matérielles du nouvel ordre de choses se trouvaient le plus favorablement développées, mais bien là où les revers sur le théâtre de la guerre avaient le plus violemment bouleversé l’organisation de violence de la classe dirigeante. Et c’est précisément l’anéantissement antérieur des forces de production matérielles et humaines, ainsi que leur insuffisance pour la poursuite de la lutte, qui déterminèrent la fin de la guerre.

Enfin, ni le prolétariat russe, ni le prolétariat hongrois ne purent consacrer toutes leurs forces à la transformation de la production, parce qu’ils se trouvaient tout d’abord dans la nécessité de défendre leur domination politique, à la fois contre les adversaires impérialistes du dehors qui les attaquaient de toutes parts et en face de la contre-révolution intérieure, alimentée en argent et en armes par les nations de l’Entente.

En résumé, on peut donc considérer ceci comme établi : le prolétariat conquiert le pouvoir politique en premier lieu dans l’intention d’améliorer les conditions matérielles de son existence; mais si cette amélioration peut se réaliser immédiatement pour le prolétariat rural, elle est, par contre, impossible pour les troupes d’élite de la révolution, pour le prolétariat industriel. Il est vrai qu’un système de rapines et de brigandage, que l’abatage, sur une plus grande échelle, du cheptel peuvent contribuer à élever également, d’une manière provisoire, le standard de vie de la classe ouvrière industrielle; mais cette élévation, par sa nature même, n’aurait aucun caractère permanent. La contradiction provient du fait que le prolétariat ne peut s’emparer du pouvoir qu’à un moment où la force de domination de la classe dirigeante s’est relâchée, relâchement précédé d’une désorganisation si forte des moyens de production qu’il en résulte une impossibilité provisoire d’élever le niveau de vie du prolétariat industriel. Il faut faire comprendre franchement et énergiquement ceci au prolétariat industriel, pour lui éviter la tentation de laisser la dictature en plan, cédant aux mirages trompeurs d’une meilleure alimentation — comme ce fut le cas en Hongrie.

Maintenant, nous tenons encore à faire remarquer que la hausse des salaires en argent payés au prolétariat industriel, quelque forte qu’elle soit, ne peut en rien remédier à ce mal. Pendant la guerre, l’argent de tous les Etats s’est converti en billets de banque d’Etat non couverts. La balance entre la valeur totale de l’argent restant en circulation et la valeur des marchandises qui se trouvent sur le marché n’existe donc plus. L’argent réel — qu’il s’agisse d’or, de billets de banque garantis par une encaisse-or ou de billets de banque prêtés à des particuliers en vue de transactions réelles en marchandises — retourne, quand il ne sert plus à faciliter les transactions commerciales, à la banque d’émission ou bien est thésaurisé, comme richesse de valeur intrinsèque, par l’opérateur. — Nous disons intrinsèque, parce qu’elle peut à tout moment servir à l’achat de marchandises, donc être changée en capital réel.

Par contre, la quantité de papier argent entrant en circulation pour servir de couverture apparente aux besoins de l’Etat ne peut s’adapter au changement de la valeur totale des marchandises sur le marché. Au contraire, le prix des marchandises monte — quand la concurrence est libre — proportionnellement à l’élévation de la valeur nominale totale du papier argent en circulation. Avec la dictature du prolétariat, la concurrence effrénée prend fin. La consommation des articles de première nécessité est réglée. La classe ouvrière industrielle se trouve dans l’impossibilité, quelle que soit l’élévation des salaires, d’améliorer réellement les conditions de son existence. La conséquence des hauts salaires payés en argent est que l’argent s’accumule entre les mains de l’ouvrier sous forme de richesse sans valeur, c’est-à-dire qu’il ne peut être échangé contre des marchandises — à moins qu’il ne serve à faire monter d’une façon inouïe le prix des denrées libres, non rationnées, ainsi que de celles vendues clandestinement. Les hauts salaires n’ont d’autre signification pour le prolétariat que de lui permettre, pendant la période d’anarchie du début, de faire concurrence à la bourgeoisie en ce oui concerne l’approvisionnement en vivres et de le mettre en état de se procurer des marchandises grâce au commerce clandestin. Donc, le standard de vie du prolétariat ne pourra s’élever qu’une fois atteint le plein rendement du nouveau système de production prolétarien. Il s’ensuit que pour la réalisation du socialisme tout prolétaire conscient doit non seulement combattre, mais aussi savoir se priver.

Par suite du manque d’éducation révolutionnaire, et de l’absence d’un parti communiste organisé, les travailleurs hongrois ne voulurent en rien se priver pour leur régime, pour l’avenir du socialisme. Ils réclamaient une amélioration immédiate de leur standard de vie et, parce qu’il était impossible de la leur accorder, ils se détournèrent de l’idéal de la dictature du prolétariat. Cette disposition d’esprit des prolétaires, exploitée par tous les contre-révolutionnaires, fut une des causes principales du succès de l’attaque roumaine.

Note

[1] Marx : Théories sur la plus-value.

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