1920

Source : La Dictature du prolétariat (Problèmes économiques) –Traduction française d’Alzir Hella et O. Bournac, Librairie de l’Humanité, Bibliothèque communiste, 1922. – 1ère édition [en allemand] 1920.

J. Varga

La Dictature du Prolétariat

Ch. VI. Le problème de la discipline et de l’intensité du travail

Toute la domination de classe repose sur la conviction qu’ont les classes dominées qu’il leur est impossible de modifier leur situation. Si cette conviction vient à vaciller, il se produit des explosions révolutionnaires. Mais, comme dans chaque domination de classe la surveillance des travailleurs relativement à la production est exercée avec les moyens de la domination de classe, chaque révolution signifie un relâchement profond de la discipline du travail. Même une révolution politico-bourgeoise, qui ne fait que mettre violemment au pouvoir une nouvelle couche de la classe dominante, en remplacement de la précédente, ébranle la confiance des masses dans l’autorité, et ainsi la discipline du travail. Nous avons constaté ce fait dans tous les pays, postérieurement à la Révolution d’Octobre. En Hongrie, par exemple, cette révolution provoqua déjà une désarticulation complète de la discipline capitaliste du travail, tout comme en Russie sous le régime Kerenski. Dans les usines se constituèrent des Conseils d’exploitation qui fixèrent les salaires de leur propre autorité, qui, de leur propre autorité, chassèrent des entreprises les directeurs mal vus et qui « socialisèrent » quelques entreprises, c’est-à-dire les déclarèrent propriété des ouvriers de l’usine. Le capitalisme fut absolument désorienté en face de ces agissements, car il n’avait pas de force armée pour assurer l’exercice de sa domination de classe et de la discipline de classe, le travail accompli diminua de jour en jour; toute la production alla progressivement vers sa ruine. Ce fut cette situation qui engendra chez quelques socialistes hongrois, au courant des choses économiques, et notamment chez l’auteur de ces lignes, la conviction que, seule, la dictature du prolétariat rendait possible le rétablissement de la production. Il était notoire qu’un rétablissement de la régularité de la production n’était possible que grâce à une dictature, soit prolétarienne, soit bourgeoise. Sur une base capitaliste, le rétablissement de la discipline du travail ne pouvait être essayé que par la force brutale, comme ce fut le cas en Allemagne. Dans ces conditions, le choix n'était pas difficile, car même le capitalisme des pays victorieux présentait les symptômes évidents d’une décadence, et l’exemple de la Russie attestait la possibilité d’un gouvernement purement prolétarien et la possibilité de la restauration de la production sur une base socialiste.

Or, la révolution prolétarienne provoqua d’abord, aussi bien en Russie qu’en Hongrie, une désorganisation encore plus grande de la discipline du travail, ainsi qu’une nouvelle diminution de la production. Les ouvriers qui avaient brisé tous les liens de la domination politique de classe ne voulurent pas, tout d’abord, se plier plus longtemps à la discipline du travail. Cela est psychologiquement facile à comprendre. Les vieux instruments servant à imposer de force aux masses ouvrières le joug de la contrainte, les instruments de la discipline de classe : punition, renvoi, listes noires, lock-out, menace de la famine, cinglante comme un fouet, et emploi de mitrailleuses dans le cas d’une action en masse du prolétariat, perdent tout leur sens, dès que les ouvriers eux-mêmes administrent les entreprises et que le Gouvernement et la force armée sont entre leurs mains. Il en résulte la tâche difficile de créer une discipline du travail d’un genre nouveau, libre et adaptée au changement des circonstances sociales ayant abouti à un nouveau régime, sans quoi l’accroissement de l’intensité et du rendement du travail, dont nous avons parlé au second chapitre pour en montrer la possibilité théorique, ne sera pas susceptible de se réaliser.

Mais il fallut d’abord traverser encore une profonde crise. Un des ressorts les plus actifs de l’intensité du travail dans le capitalisme, le système de salaire aux pièces qui assurait, au pis aller, un certain minimum de rendement quotidien, dut être abandonné. La suppression du travail à façon, et l’adoption du simple salaire à temps était une vieille revendication des ouvriers, déjà idéologiquement ossifiée et qui, sous le régime capitaliste, était justifiée. La force immanente de l’idéologie fit en sorte que cette revendication fut maintenue par les ouvriers avec la plus entière énergie, même en présence de l’Etat prolétarien, représentant la collectivité des travailleurs. Il fallut donc provisoirement faire droit à cette exigence. Une des premières mesures du Gouvernement des Soviets hongrois fut l’abolition des salaires à la tâche et l’établissement de salaires horaires uniformes, au regard desquels les ouvriers de l’industrie furent répartis seulement en trois classe : ouvriers sans formation spéciale, ouvriers spécialistes et ouvriers qualifiés. Conformément au principe du nivellement le plus complet possible des revenus, les salaires existants des ouvriers non spécialisés furent fortement majorés, et ceux des ouvriers qualifiés les mieux payés restèrent tels qu’ils étaient. Le salaire à la tâche ne subsista que pour les mineurs, et le salaire au mois fut celui de tous les fonctionnaires et employés.

Naturellement, la deuxième revendication traditionnelle des ouvriers, la journée de huit heures, fut aussitôt appliquée, et la journée de travail des jeunes gens fut fixée à six heures.

L’adoption générale du salaire à l’heure, s’aggravant surtout du relâchement de la discipline ouvrière, eut pour conséquence une diminution considérable du travail réalisé et du rendement de ce travail. Les ouvriers, affranchis de la discipline de classe, firent preuve aussi, dans le processus du travail, d’une profonde indiscipline. Le temps de travail ne fut pas exactement observé, les instructions des chefs d’atelier ne furent pas suivies. La quantité de travail accomplie baissa fortement. C’était une conséquence naturelle de la mentalité égoïstico-cupide de la majorité des ouvriers. Les ouvriers, imbus de l’esprit capitaliste, ne pouvaient pas comprendre pourquoi un ouvrier plus faible et plus lent devait recevoir, pour une quantité inférieure de travail, le même salaire que les meilleurs ouvriers pour leur travail beaucoup plus considérable. Le résultat de l’adoption générale du salaire à temps fut que l’intensité du travail diminua et que la somme de travail effectuée eut tendance à se niveler par le rendement des ouvriers les plus mauvais. Cela se passa souvent tout à fait au grand jour. Par exemple, les ateliers de coulage de trois fabriques de machines agricoles de Budapest furent concentrés en un seul organisme. Or, il arriva qu’il y eut jusqu’à 50 % de différence entre le rendement quotidien des ouvriers de deux de ces fabriques. Alors, les ouvriers les plus productifs déclarèrent que tout le monde devait produire autant qu’eux, sinon ils régleraient leur travail sur le niveau, moins élevé, des autres. Telle fut la caractéristique de la mentalité générale des ouvriers. Par conséquent, au début de la dictature, le rendement du travail continua à décroître, et dans beaucoup de cas, il descendit à 50 % de son ancienne quotité. Au Congrès des soviets, étant alors Commissaire du Peuple pour la Production sociale, je présentai un rapport dévoilant ouvertement et sans le moindre ménagement, et même avec quelque exagération, tous ces défauts de la nouvelle organisation du travail.

Il semblait alors opportun de faire ressortir aussi fortement que possible la décroissance de la production, afin d’éveiller l’attention des ouvriers et de stimuler leur volonté de réforme. Il faut néanmoins indiquer que déjà, au temps de la plus grande dépression, il y avait aussi des motifs de satisfaction. Avant tout, la baisse de l’intensité du travail n’était pas générale. Il y avait des fabriques, par exemple la grande fabrique de munitions de Csepel, les fonderies de Diosgyôr, etc., où le travail réalisé ne diminuait pas. Et il y avait dans chaque fabrique au moins quelques parties où, sous l’influence de groupes d’ouvriers ayant une conscience de classe particulièrement forte, et en dépit du passage du salaire à façon au salaire à temps, le rendement de besogne ne faiblissait pas, mais même, dans quelques cas, augmentait. Il faut en outre signaler, comme une des causes de la diminution du travail effectué, que le 2 mai, lorsque la République des Soviets fut, pour la première fois, menacée par les Roumains, tous les anciens soldats travaillant dans les grandes fabriques furent rappelés, de sorte qu’il ne resta dans les fabriques qu’une main-d’œuvre de valeur inférieure et des équipes d’ouvriers à effectif réduit. Enfin, le manque de combustible, de matières premières, de machines et d’outillage, grandit au fur et à mesure de la durée du labeur et rendit difficile une production normale. Des ouvriers qui ont à craindre sans cesse que le matériel ne leur manque et ainsi ne les réduise au chômage, sont psychiquement incapables d’un travail intensif. Par conséquent, nous ne devons pas commettre l’erreur d’attribuer le déclin de la production, sous la République des Soviets, uniquement à l’abaissement de l’intensité du travail, et l’abaissement de cette intensité exclusivement à la forme du gouvernement, — ainsi que le font les calomniateurs bourgeois de la République des Conseils. Il est pourtant notoire qu’en 1919, dans tous les pays, mais particulièrement dans les pays ayant perdu la guerre, le rendement du travail, quelle que fût la forme du gouvernement, a fortement diminué.

Dès que le travail d’organisation le plus élémentaire eut été accompli, la lutte pour le rétablissement de la discipline du travail et pour l’accroissement du travail commença aussitôt. Dans d’innombrables articles et conférences, il fut démontré aux ouvriers que même l’Etat prolétarien ne peut à la longue distribuer plus de marchandises qu’il n’en est produit, et qu’une élévation du niveau de l’existence dans chaque forme d’Etat ne peut être obtenue que par l’accroissement de la production. Ce travail intensif d’éducation publique porta aussi ses fruits : les ouvriers eux-mêmes commencèrent à délibérer sur les moyens d’augmenter la production. L’opinion publique ouvrière était déjà bonne ; il n’y avait pas d’ouvrier qui se fût déclaré publiquement contre cet accroissement; à chaque réunion du personnel des fabriques, on discutait sur la manière de le réaliser. Dans beaucoup d’usines, les ouvriers métallurgistes revinrent spontanément au système du salaire aux pièces. L’élite des ouvriers chercha ainsi à imposer aux masses moins conscientes des devoirs de leur classe une élévation de la productivité.

Il faut cependant faire ressortir, comme nous l’avons déjà indiqué au chapitre III, que l’accroissement du gain par le travail aux pièces n’a pas, sous la dictature, pour les ouvriers, la même importance que dans le capitalisme intégral, où tout l’argent dont on dispose peut être converti sans difficulté en biens matériels. Déjà, au cours de la réglementation économique imposée au capitalisme par la guerre, les ouvriers faisaient souvent valoir, lorsqu’il y avait une agitation relative à la question des salaires, qu’une augmentation de salaire sous forme d’argent ne leur était pas bien utile, puisque les aliments les plus importants étaient rationnés et qu’il n’y avait pas moyen de s’en procurer avec de l’argent. Ce phénomène s’aggrava extrêmement sous la dictature. Par suite de la persistance de l’idéologie du passé, les salaires, et particulièrement ceux des couches profondes d’ouvriers sans formation spéciale, qui jusqu’alors étaient le plus mal payés, furent fortement accrus. Or à cette augmentation du revenu-argent ne correspond aucun accroissement de la production des marchandises, puisque dans les premiers temps de la dictature, la production a subi une sensible décroissance. Par suite, la différence entre les ressources en argent et les ressources en marchandises, ou, en d’autres termes, la différence entre la capacité virtuelle d’achat et les quantités de marchandises disponibles, est très grande. D’autant mieux réparties sont les marchandises par les soins de l’Etat, d’autant mieux réprimées sont la contrebande et la spéculation, et d’autant plus difficile il sera de convertir en marchandises l’excédent de salaire, et d’autant moins d’avantages positifs les ouvriers retireront de l’augmentation de leur gain. Or, comme il faut compter que la pénurie permanente de marchandises durera des années, une augmentation de salaire en espèces ne peut avoir qu’une action restreinte sur l’accroissement de l’intensité du travail et de la quantité de travail effectué. Si l’on veut réaliser par des avantages matériels une augmentation de l’intensité du travail et de la production, il faut que ce soit sous forme d’avantages en nature. En Hongrie, le projet fut conçu de récompenser par la répartition supplémentaire de vêtements ou d’articles de luxe les accroissements de production, aussi bien individuels que collectifs, obtenus dans les diverses exploitations. Mais ce projet ne put être exécuté.

L’emploi de moyens idéologiques, l’appel à l’esprit de solidarité des ouvriers, une campagne continuelle de propagande en vue de réaliser la création de la nouvelle discipline du travail et l’accroissement de l’intensité du travail, voilé ce qui s’accorde mieux avec l’essence de la dictature. L'idéologie persistant dans les masses qui porte les ouvriers à adopter la même position de combat à l’égard de l’Etat ou de la commune devenus patrons, que jadis à l’égard du capitaliste, ne peut être annihilée que grâce à une tenace et continuelle œuvre d’éducation. L’idéologie des ouvriers doit être transformée dans le sens des transformations économiques qui ont eu lieu. C’est là un problème extrêmement difficile, car la persistance de l’ancienne idéologie est soutenue, comme nous l’avons déjà indiqué, par ce fait d'ordre économique que, à côté des entreprises expropriées, des centaines de mille de petites exploitations restent propriété privée et, à ce titre, occupent des ouvriers. On peut dire approximativement que la première année de la dictature la moitié des ouvriers de l’industrie a encore pour patrons des particuliers. Il est évident que, dès l’avènement du régime prolétarien, le rapport financier des entreprises privées est réduit au minimum. Hauts salaires, temps de travail plus court, quantité restreinte de travail effectué, tout cela enlève au patron la plus grosse part du profit capitaliste. Mais le caractère des relations sociales, celui de patron à ouvrier, n’est pas modifié, et à cet égard les ouvriers restent sur leur position de combat traditionnelle qui, au point de vue social, continue d’être justifiée. Comme les syndicats englobent toujours tous les ouvriers d’une même profession, qu’ils travaillent dans des entreprises expropriées ou bien privées, comme il est possible de passer d’une entreprise privée dans une entreprise expropriée et vice versa, et comme les secrétaires des syndicats ont intérêt à maintenir aux syndicats le caractère d’organisation de combat, c’est une tâche extrêmement difficile que de réaliser la conversion idéologique des ouvriers. C’est là une raison de plus pour procéder le plus rapidement possible à une expropriation d’autant plus étendue et d’autant plus complète.

Un inconvénient provint aussi de ce que, dans les entreprises expropriées, la nature des rapports entre ouvriers et employés n’était pas précisée. Dans l’usine capitaliste, la fonction du personnel des employés est double : en dehors de la direction technique, il représente les intérêts du capital vis-à-vis des ouvriers, c’est-à-dire qu’il fixe le taux des salaires, contrôle le travail, maintient la discipline, etc. Bien que la grosse majorité des employés, aussi bien par leur revenu que par leur position sociale, soient des salariés et fassent partie du prolétariat, il y a chez les travailleurs manuels, précisément à cause de la fonction de contrôle exercée par les employés, et qui parfois dégénère en une rigueur inhumaine, une forte méfiance à l’égard des employés. Nous étudierons, dans un chapitre suivant, la question des employés sous le régime de la dictature. Pour l’instant, nous voulons simplement établir que, les circonstances sociales et politiques n’étant plus les mêmes, le rétablissement de la discipline du travail n’a pu être réalisé avec le concours des employés qui déjà avaient exercé autrefois cette fonction au service du capital. Cela n’a pu être réalisé que grâce aux nouveaux organes prolétariens, les conseils d’exploitation et les commissaires à la production. Pour cela il fallait avant tout délimiter le rôle de ces organes par rapport aux ouvriers, dans l’œuvre, du maintien de la discipline. A cet effet, le Conseil Supérieur Economique élabora une sorte de code disciplinaire, dont voici les points essentiels :

Si un ouvrier se rend coupable d’une faute disciplinaire, telle que d’arriver en retard, d’interrompre arbitrairement son travail, de contrevenir aux instructions des agents qualifiés, etc., il encourt les sanctions suivantes :

1° Blâme par le conseil d’exploitation ;

2° Affichage de son nom, avec indication du motif, au tableau noir de la fabrique ;

3° Changement d’affectation dans l’usine ;

4° Réduction de salaire correspondante à l’insuffisance de travail ;

5° Renvoi de l’usine et, éventuellement, exclusion de toutes les usines de la collectivité, avec ou sans suppression du secours de chômage ;

6° Exclusion du syndicat, ce qui entraîne la nécessité d’un changement de métier.

Les deux dernières pénalités, qui sont très graves, ne peuvent être prononcées par le conseil d’exploitation qu’avec l’acquiescement du syndicat intéressé. Toutes les sanctions sont portées à la connaissance de tout le personnel de l’usine à titre d’exemple.

Pour accroître le rendement du travail, il faut fixer dans chaque exploitation un minimum de rendement approprié, égal à l’ancien; les ouvriers qui n’atteignent pas ce minimum subissent les sanctions susdites. Pour les rendements dépassant l’ordinaire était prévu un éloge public, et, éventuellement même, une récompense matérielle. La nouveauté de ce système consiste essentiellement à faire servir l’appréciation de la collectivité des ouvriers de l’entreprise à assurer la discipline individuelle. L’efficacité de ce système est donc fondée sur le sentiment moral des ouvriers. Le conseil d’exploitation et le commissaire à la production ne peuvent se montrer sévères que là où ils dominent moralement la majorité des ouvriers de l’entreprise et où ils sont soutenus par eux dans les efforts qu’ils font pour accroître la somme de travail accompli. S’il en est autrement, le conseil d’exploitation ne peut rien faire, car la sévérité de son contrôle entraînerait sa mise à pied et, lors du nouveau vote, il serait remplacé par des gens plus souples. De même le commissaire à la production, bien que non révocable, sera impuissant contre un personnel dont la majeure partie serait sans moralité. Dans ces cas-là, il est nécessaire de se pourvoir en haut lieu. Le Commissariat du Travail doit intervenir. Des délégués à la propagande viennent dans l’usine pour expliquer aux ouvriers, dans des réunions qui ont lieu en dehors des heures de travail, la nécessité de la discipline et de l’ouvrage intensif, et pour accroître la moralité générale des ouvriers. Des ouvriers conscients de leur rôle sont recrutés dans les autres usines afin d’apporter le bon exemple dans celle qui marche mal. De cette façon, il est possible de relever peu à peu au niveau normal le rendement du travail, sans employer des moyens de contrainte.

Mais il peut arriver que l’intérêt de l’ensemble du prolétariat ne permette pas l’emploi de cette méthode, dont les effets sont nécessairement très lents. La mentalité générale des ouvriers de diverses usines ou même de toute une catégorie d’usines peut être si corrompue qu’il faille recourir à des mesures de contrainte. Quand il s’agit d’usines isolées, l’exploitation est arrêtée; les meilleurs ouvriers sont casés dans d’autres usines, et les autres sont, pour un temps, laissés sans travail. Mais s’il s’agit de toute une branche de l’activité du pays, il faut recourir à la dictature personnelle, comme cela a été fait en Russie pour les chemins de fer. A ce propos se pose une question de principe, savoir si, comme se le demande Lénine, « la nomination de diverses personnes investies de pouvoirs illimités, c’est-à-dire de dictateurs, est conciliable avec les principes du gouvernement des Soviets ».

Dans son ouvrage sur Les premiers problèmes du gouvernement des Soviets, Lénine répond affirmativement à cette question. Il écrit :

« Si nous ne sommes pas anarchistes, nous devons reconnaître la nécessité de l’Etat, c’est-à-dire d’un instrument de contrainte assurant la transition du capitalisme au socialisme. La forme de cette contrainte est déterminée par le degré d’évolution de la classe révolutionnaire, par telles circonstances particulières comme, par exemple, la liquidation d’une longue guerre réactionnaire, et enfin par le genre de résistance manifestée par la grande ou la petite bourgeoisie. C’est pourquoi il n’y a aucune contradiction de principe entre le soviétisme (c’est-à-dire la démocratie socialiste) et le recours à l’autorité dictatoriale de quelques individus... La grande industrie, où commande la machine, c’est-à-dire la source et le fondement mêmes du socialisme, exige la stricte et absolue unité de volonté, afin de diriger le travail collectif de centaines, de milliers et de dizaines de milliers de personnes. Mais comment la stricte unité de la volonté peut-elle être assurée ? Ce ne peut être que par la subordination de la volonté de milliers de gens à la volonté d’un seul. Cette subordination peut, si une intelligence et une discipline idéales règnent chez les diverses unités participant au travail commun, rappeler assez bien la manière douce d’un chef d’orchestre à son pupitre. Elle peut revêtir la manière forte d’une dictature, s’il n’y a pas cette intelligence et cette discipliné idéales. Mais, d’une manière ou d’une autre, la subordination complète à une seule volonté est absolument nécessaire au succès des processus de travail qui sont calqués sur le type de la grande industrie dominée par la machine. »

Il va sans dire que l’établissement de chefs munis de pouvoirs dictatoriaux ne peut pas être considéré comme une solution définitive du problème. Une solution définitive ne peut consister que dans l’adaptation de la mentalité générale des ouvriers à la nouvelle situation sociale. Ce changement de mentalité est un travail difficile mais indispensable. En Hongrie, il était en voie d’accomplissement, et l’on peut constater que le summum de l’indiscipline et de l’insuffisance de travail en Hongrie était déjà passé alors que durait encore la dictature. Malheureusement, on ne peut pas fournir partout des chiffres à ce sujet ; des indications relatives à quelques usines, comme nous en recevons souvent de Russie, ne sauraient être convaincantes. Pour notre part, nous sommes persuadé qu’il est possible d’obtenir la discipline du travail et une quantité satisfaisante de travail même sans cette peur de la famine qui sert de fouet à l’exploiteur capitaliste, et cela grâce à une simple pression morale systématiquement exercée. Plus le prolétariat d’un pays est éduqué, plus il est en mesure de concevoir la notion d’une organisation réglée par lui-même, plus est ressentie l’influence de l’opinion publique, plus l’esprit communiste a pénétré profondément dans les masses grâce à un bon travail d’éducation, et plus la nouvelle discipline, celle de la liberté, aura de facilité à se constituer et à agir efficacement. Les peuples anglais, avec leur aptitude à la self-organisation et à la discipline volontaire, élaboreront beaucoup plus aisément la discipline nouvelle que des peuples depuis longtemps accoutumés à un gouvernement autocratique.

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