1971

"L'histoire du K.P.D. (...) n'est pas l'épopée en noir et blanc du combat mené par les justes contre les méchants, opportunistes de droite ou sectaires de gauche. (...) Elle représente un moment dans la lutte du mouvement ouvrier allemand pour sa conscience et son existence et ne peut être comprise en dehors de la crise de la social-démocratie, longtemps larvée et sous-jacente, manifeste et publique à partir de 1914."


Révolution en Allemagne

Pierre Broué

4

Une entreprise condamnée par l'Histoire ?


XLVII: Bilan d'un échec

1927 : manifestation

Le fiasco du parti communiste allemand en 1923 allait marquer dans l'histoire de l'après-guerre un tournant décisif. A cette plaque tournante de l'Europe, l'initiative repassait en effet entre les mains de la bourgeoisie, qui n'allait plus s'en dessaisir. Au sein de l'Internationale communiste, à commencer par le parti bolchevique lui-même, la défaite de 1923 représentait, sinon le point de départ, du moins l'accélération décisive dans un processus de dégénérescence dont les aspects les plus négatifs peuvent souvent être directement reliés aux plus grandes espérances de l'année inhumaine.

Sans doute n'est-ce point par hasard qu'aujourd'hui encore le mouvement communiste international n'a pas consacré à cette défaite sans précédent le minimum de l'attention qu'il a su accorder à ses victoires ou même à des défaites de moindre portée. Révolution escamotée, la tentative d'insurrection de 1923 n'a pas fait l'objet après coup d'une discussion véritable; à peine aujourd'hui se souvient-on que cette discussion fut entamée, mais qu'elle ne fut jamais menée à son terme. De tous les marxistes contemporains, seuls Trotsky, dans l'opposition communiste, et Paul Levi, alors dans l'opposition de gauche de la social-démocratie, en ont tenté, sommairement, l'explication.

Trotsky revient sur l'affaire allemande.

En 1924, Trotsky est revenu sur la situation allemande en 1923, dans la célèbre préface « Leçons d'Octobre » au recueil de ses écrits et discours intitulé 1917. Comme à la fin de 1923, dans Cours nouveau, il estime que l'Allemagne a présenté en cette « année terrible » une situation exceptionnellement favorable pour la victoire de la révolution prolétarienne et recherche dans le parti lui-même les causes de cet échec. Il écrit :

« La révolution bulgare devait être une introduction à la révolution allemande. Par malheur, cette déplorable introduction a eu un développement pire en Allemagne même. Au cours du deuxième semestre de l'année dernière, nous avons observé dans ce pays une démonstration classique de la façon dont on peut laisser passer une situation révolutionnaire exceptionnelle d'une importance historique mondiale » [1].

La première erreur des dirigeants allemands a été, selon lui, une fausse estimation de la force armée de l'ennemi de classe, sous-estimation dans la période prérévolutionnaire, surestimation dans la période révolutionnaire d'avant l'insurrection :

« Tant que le mot d'ordre de l'insurrection était principalement sinon exclusivement un moyen d'agitation pour les dirigeants du K.P.D., ces derniers ne songeaient pas aux forces armées de l'ennemi (Reichswehr, détachements fascistes, police). Il leur semblait que le flux révolutionnaire sans cesse montant résoudrait de lui-même la question militaire. Mais, quand ils se trouvèrent directement placés devant ce problème, ces mêmes camarades (...) tombèrent dans l'autre extrémité : ils se mirent à accepter de confiance tous les chiffres qu'on leur fournissait sur les forces armées de la bourgeoisie, les additionnèrent soigneusement aux forces de la Reichswehr et de la police, puis arrondirent la somme et eurent ainsi devant eux une masse compacte, armée jusqu'aux dents, suffisante pour paralyser leurs efforts. Il est incontestable que les forces de la contre-révolution allemande étaient plus considérables, en tout cas mieux organisées et mieux préparées que celles de nos korniloviens et demi-korniloviens, mais les forces actives de la révolution allemande sont également différentes des nôtres. Le prolétariat représente la majorité écrasante de la population de l'Allemagne. (...) En Allemagne, l'insurrection aurait eu du coup une dizaine de puissants foyers prolétariens » [2].

Comparant le cours de la révolution allemande de 1923 avec celui de la révolution russe de 1917, il souligne la croissance, dans les deux partis révolutionnaires, des appréhensions et des hésitations à l'approche du moment décisif, rappelle l'opposition de Zinoviev et Kamenev à l'insurrection d'Octobre et constate que ce qui s'est passé en Allemagne, c'est le développement d'hésitations de ce genre dans la direction du parti qui ont fini par se communiquer aux masses. Refusant le schéma de la gauche allemande qui opposait aux dirigeants timorés des masses ouvrières piaffant d'impatience, il écrit :

« La force d'un parti révolutionnaire ne s'accroît que jusqu'à un certain moment, après quoi elle peut décliner : devant la passivité du parti, les espoirs des masses font place à la désillusion, et l'ennemi, pendant ce temps, se remet de sa panique et tire parti de cette désillusion. C'est à un revirement de ce genre que nous avons assisté en Allemagne en octobre 1923 » [3].

Il va reprendre la question plus en détail, quelques années plus tard, dans sa Critique du programme de l'I.C., mettant l'accent sur les responsabilités de la direction du K.P.D. :

« Nous avons déjà vu qu'à notre époque de brusques revirements, ce qui est le plus difficile pour une direction révolutionnaire, c'est de savoir, au moment propice, prendre le pouls de la situation politique, percevoir son changement brusque et donner en temps voulu un ferme coup de barre. Une direction révolutionnaire n'acquiert pas de telles qualités simplement en prêtant serment à la dernière circulaire de l'Internationale communiste : leur conquête exige, outre des bases théoriques indispensables, l'expérience personnelle et la pratique d'une véritable autocritique » [4].

Or, pour lui, l'année 1923, dès l'occupation de la Ruhr par les Franco-Belges, a vu se produire un tel retournement, annonciateur de « complications révolutionnaires aiguës ». Mais

« la direction de l'Internationale communiste n'en tint pas compte en temps voulu. Le parti communiste allemand suivait encore le mot d'ordre du 3° congrès, mot d'ordre qui l'avait certes éloigné de la voie du putschisme menaçant, mais qui fut assimilé de façon unilatérale. (...) Ce n'est pas sans peine que fut effectué le revirement brutal qui conduisait de la tactique des journées de mars 1921 à l'activité révolutionnaire systématique dans la presse, dans les réunions, dans les syndicats, au Parlement. Quand la crise due au revirement fut surmontée, grandit le danger de voir se développer une nouvelle déviation unilatérale de caractère nettement opposé. La lutte quotidienne pour la conquête des masses retient toute l'attention ; elle crée sa propre routine dans la tactique et empêche de voir les problèmes stratégiques qui découlent des changements survenus dans la situation objective » [5].

La clef de la situation allemande. en 1923 se trouvait entre les mains des communistes :

« Il devenait parfaitement clair que la bourgeoisie allemande ne réussirait à sortir de cette situation « sans issue » que si le parti communiste allemand ne comprenait pas clairement ce fait, et n'en tirait pas pour son action toutes les conclusions révolutionnaires nécessaires. Mais le parti communiste, qui avait justement la clef entre ses mains, ouvrit les portes à la bourgeoisie » [6].

Il est exact que les ouvriers allemands, en octobre 1923, n'ont pas marché au combat. Ce n'est ni hasard, ni phénomène indépendant contredisant l'analyse suivant laquelle la situation allemande était révolutionnaire :

« Le prolétariat allemand aurait marché au combat s'il avait pu se convaincre que, cette fois, le problème de la révolution était nettement posé, que le parti communiste était prêt à aller à la bataille, qu'il était capable d'assurer la victoire. Non seulement les droitiers, mais les gauchistes, en dépit de la lutte acharnée qu'ils se livraient, envisagèrent jusqu'en septembre-octobre, avec un grand fatalisme, le processus du développement de la révolution » [7].

Ce sont, finalement, ces deux faiblesses de la direction allemande, son fatalisme — la croyance que la révolution va en quelque sorte se développer d'elle-même, indépendamment de leur propre politique — et son hésitation au moment décisif qui expliquent le fiasco :

« C'est la direction dans son ensemble qui hésita, et cette hésitation se transmit au parti et à travers lui à la classe » [8].

Et Trotsky tire de l'expérience allemande de 1923 des leçons qu'il juge aussi capitales pour le mouvement révolutionnaire mondial que celles d'octobre 1917 et qui, comme elles, touchent au problème de la direction révolutionnaire :

« II y a des périodes où Marx et Engels ne pourraient faire avancer d'un seul pouce le développement historique même en le cravachant; il en est d'autres où des hommes de faible stature, s'ils sont à la barre, peuvent retarder le développement de la révolution internationale pour toute une série d'années » [9].

C'est ce qui s'est passé en Allemagne, à ses yeux, application concrète d'une loi générale

« II se peut que la direction du parti, la politique du parti dans son ensemble, ne correspondent pas à la conduite de la classe et aux exigences de la situation. Quand la vie politique se déroule avec une relative lenteur, de pareilles discordances finissent par se résorber; elles provoquent des dommages, mais ne causent pas de catastrophes. En revanche, en période de crise révolutionnaire aiguë, on manque précisément de temps pour surmonter le déséquilibre et, en quelque sorte, rectifier le front sous le feu ; les périodes pendant lesquelles la crise révolutionnaire atteint sa plus grande acuité connaissent, par leur nature même, une évolution rapide. La discordance entre la direction révolutionnaire (hésitations, oscillations, attente, tandis que la bourgeoisie attaque furieusement) et les tâches objectives peut, en quelques semaines et même en quelques jours, provoquer une catastrophe qui ruine le bénéfice de nombreuses années de travail. (...) Quand la direction réussit à s'aligner sur la situation, celle-ci change : les masses se retirent et le rapport des forces devient brusquement défavorable » [10].

Ce qu'il appelle « la crise de la direction révolutionnaire à la veille du passage à l'insurrection » est, pour Trotsky, un « danger général ». Il résulte de la pression, de la « terreur matérielle et intellectuelle exercée par la bourgeoisie au moment décisif » sur « certains éléments des couches supérieures et moyennes du parti ». En 1917, Lénine, grâce à sa « sévère énergie », était venu à bout de l'hésitation des couches supérieures du parti née de cette pression. En 1923, et malgré l'existence d'une Internationale, il n'y eut rien de tel : l'hésitation conduisit à la défaite.

L'opinion de Paul Levi.

Levi qui, à cette date, est revenu depuis plusieurs années à la social-démocratie où il anime une aile gauche, rédige la préface de la première édition allemande de Leçons d'Octobre. Comme Trotsky, il juge que les événements d'Allemagne en 1923 constituent la plus grande catastrophe économique et sociale jamais provoquée par le système capitaliste :

« Peut-être n'a-t-on jamais vu se produire en un espace de quelques mois un bouleversement aussi total des rapports sociaux qu'en Allemagne à cette date. De cet océan d'afflictions que signifiait la guerre de la Ruhr s'élevait, avec une volonté accrue de puissance, une mince couche de capitalistes. Dans leurs rangs mêmes on commençait à passer une atroce revue : les fleurs précoces de l'inflation se fanaient, les « honnêtes gens » qui n'avaient pas compris à temps les possibilités ouvertes par la razzia de la Ruhr étaient profondément secoués. La classe moyenne, les artisans et intellectuels perdaient leur base économique. Les travailleurs, en outre, voyaient leur salaire-or se réduire, et, du coup, en même temps que leur base économique, était ébranlé l'ensemble des organisations, des syndicats, des coopératives » [11].

Comme Trotsky, il juge que jamais peut-être la nécessité de la révolution et de la prise du pouvoir par le prolétariat ne fut une nécessité aussi évidente qu'en cette année 1923. On se trouvait bien en présence d'une de ces situations historiques où, en toute logique, le pouvoir aurait dû changer de mains et passer en Allemagne de celles de la bourgeoisie à celle du prolétariat, comme en octobre 1917. Il pense cependant que Trotsky se trompe lorsqu'il suppose, même un instant, que le K.P.D. aurait été capable de jouer en Allemagne le rôle de direction révolutionnaire que les bolcheviks avaient su assumer en Russie. Féroce dans sa rancune, il affirme cette hypothèse comme invraisemblable,

« même si la situation allemande avait été en tous points semblable à la situation russe, même si l'Internationale communiste avait été l'organisation la plus exempte d'erreurs que l'histoire ait jamais connue, même si Grigori Zinoviev avait été un homme politique de grande envergure et non un âne de réputation européenne » [12].

En Russie, les bolcheviks avaient en effet conquis leur audience et leur autorité dans les masses sur la base d'une politique qu'elles avaient comprise et approuvée depuis février 1917, et qui avait constitué en octobre leur véritable légitimation. Des révolutionnaires auraient pu et dû mener une telle politique et se retrouver dans une position semblable :

« Il n'était pas difficile en Allemagne, dans ces circonstances tragiques, de mener une politique semblable. On avait déjà derrière soi les expériences de la guerre mondiale : il s'agissait seulement de montrer en quoi cette guerre de la Ruhr constituait une entreprise éhontée de brigandage des capitalistes allemands contre les non-capitalistes et que le résultat inévitable d'une telle politique devait être de retourner contre ses auteurs toutes les couches sociales qu'elle entraînait à l'abîme » [13].

Au lieu de cette politique simple et claire, les maîtres à penser du K.P.D. ont préféré se lancer à corps perdu dans leurs théories prétendument « nouvelles » sur l'oppression nationale : Radek a prononcé son célèbre discours sur Schlageter, « pèlerin du néant », et Zinoviev a mis les communistes en garde contre le nihilisme national. Tous les fonctionnaires zélés du parti ont répété en les caricaturant ces thèmes qui jetaient en réalité la confusion dans l'esprit des travailleurs allemands et favorisaient les entreprises démagogiques de l'extrême-droite nationaliste. Le prolétariat n'a pas compris — et son incompréhension explique sa passivité :

« A la fin de la guerre de la Ruhr, au lieu d'une solide force prolétarienne, il y avait une infection national-communiste qui empestait l'Allemagne entière. Au moment où les communistes exhibaient leurs droits à la succession de l'Allemagne en faillite, les nationaux-socialistes émettaient la même prétention avec autant de raison » [14].

Cependant, au cours de l'année 1923, Levi avait pris position en faveur du mot d'ordre de gouvernement ouvrier et soutenu le gouvernement ouvrier de Saxe parce qu'il lui paraissait la seule solution à opposer à la grande coalition et la voie pour aider les travailleurs à surmonter dans un combat commun les inhibitions et les craintes nées de la division ouvrière. Au cours du mois d'août 1923, alors qu'il est le rassembleur de la gauche social-démocrate, il considère comme une tâche concrète de la social-démocratie la recherche d'une nouvelle forme de la dictature du prolétariat :

« N'allons pas croire que la forme qu'elle a revêtue en Russie constitue sa forme achevée; nous ne pensons pas que sa forme russe soit un modèle qui vaille pour tous les pays. (...) C'est de là que découle la tâche de la social-démocratie. Elle doit mener à la victoire l'idée de dictature du prolétariat dans des conditions très différentes des conditions russes, beaucoup plus caractéristiques de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes que ne l'étaient les conditions en Russie. Il lui faudra lier beaucoup plus la dictature du prolétariat à des structures étatiques données : il se pourrait qu'elle revête sa première forme dans un gouvernement de minorité parlementaire qui ferait d'un « moins » sur le plan de la force au Parlement un « plus » sur celui de la puissance sociale » [15].

Cela tendrait donc à prouver malgré tout qu'en dépit de ses préventions et de ses critiques concernant la politique « nationale » du K.P.D., Levi a pu considérer la situation allemande comme révolutionnaire et finalement estimer correcte la recherche par le K.P.D. de mots d'ordre de transition sur le plan gouvernemental [16].

Les faiblesses congénitales du K.P.D.

En fait, malgré son désir de démontrer que le K.P.D. avait de toute façon fait faillite avant de subir l'épreuve du feu, Paul Levi ne dément pas le fond de l'analyse de Trotsky. Ecrire que la politique « nationale-communiste » de l'été 1923 a jeté la confusion dans les rangs des travailleurs, affirmer, comme il le fera plus tard, que les dirigeants communistes allemands n'ont jamais été capables de se comporter autrement qu'en « stupides plagiaires » des bolcheviks [17] souligne seulement les manifestations de la faiblesse d'un parti qui n'a pas su se hisser, dans des circonstances exceptionnelles, à la hauteur de ses tâches historiques. De ce point de vue, significative est l'intervention de Radek au comité central du 1° février 1921 quand il s'écrie : « L'affaire de la lettre ouverte est typique. Si j'avais été à Moscou, l'idée ne m'en serait jamais venue. » Les hommes qui dirigent la politique du K.P.D. ne sont pas à Berlin, mais à Moscou ; ce sont les Allemands eux-mêmes, ceux qui sont en Allemagne, qui leur demandent, comme dans l'affaire de la journée antifasciste, de prendre à leur place des décisions qu'ils ne se sentent pas capables d'assumer seuls et à laquelle ils ne donneront pas les suites nécessaires. Le 1° février 1921, Radek fait remarquer aux dirigeants allemands que leur comité central n'a pas encore trouvé le temps de discuter sérieusement de la lettre ouverte, de sa signification politique et des perspectives qu'elle ouvre. L'unique initiative importante venue d'Allemagne en 1923 est celle de Brandler rédigeant l'appel au parti du 12 juin. Non seulement cette initiative provoque de vives réactions parmi les cadres qui traitent Brandler de « fou », mais encore celui-ci est-il incapable, après ce geste, de tracer des perspectives qui s'appuient sur la situation dans le pays. Il est non moins significatif que ce soit le bureau politique du parti russe qui ait pris l'initiative du tournant de la politique du K.P.D. en août et que cette analyse ait pu être faite par Trotsky sur la base des informations rassemblées par Walcher et Enderle, lesquels attendent son verdict pour tirer les conclusions politiques des éléments qu'ils lui ont eux-mêmes fournis. Brandler admet sans trop d'hésitation, en septembre 1923, à Moscou, qu'on puisse percevoir de Moscou ce que lui-même n'a pas vu dans le pays où il dirige un parti dit révolutionnaire qui compte des centaines de milliers de membres ...

La faiblesse du K.P.D., ce sont les « démagogues » de sa gauche, échantillons de bohème intellectuelle experts dans le maniement de la phrase révolutionnaire mais incapables de peser une situation, de saisir le maillon qui permettrait d'attirer toute la chaîne, et qui entraînent derrière eux de bons militants ouvriers, mais aussi — comme l'a souligné Clara Zetkin dans sa lettre au congrès de Francfort [18] — des petits bourgeois, des aventuriers et même de vulgaires antisémites, de toute façon pas mal de dilettantes, étrangers au mouvement ouvrier.

Sa faiblesse, ce sont les dirigeants de son aile droite ballottés entre leur appréciation instinctive, leurs réflexes de prudence et les principes volontaristes d'un faux bolchevisme réduit à sa caricature, l'insurrection armée, c'est un Brandler se laissant entraîner en mars 1921 par un Béla Kun, et le même se taisant à Moscou en septembre 1923 comme Radek en août, au lieu de se battre jusqu'au bout.

Sa faiblesse, d'une façon générale, ce sont ses cadres, dévoués, désintéressés, courageux face à l'ennemi de classe, mais à peu près incapables de penser par eux-mêmes et marchant toujours l'oreille tendue dans la direction de Moscou d'où viennent des avis qu'ils tiennent pour la loi et les prophètes.

Encore faut-il se souvenir que ces dirigeants n'ont disposé que de quelques années pour faire leur expérience dans des conditions difficiles. Levi, avocat en 1914, intellectuel de gauche typique n'est pas, en tant que tel, intégré au mouvement ouvrier : c'est en définitive cet homme sur les épaules de qui repose, au début de l'année 1919, l'écrasante responsabilité de diriger le parti communiste au moment crucial de la révolution mondiale. Connaissant ses limites, redoutant son dilettantisme et son individualisme, les dirigeants bolcheviques usent pourtant de tout leur poids pour le conserver aux leviers de commande : il n'existe en Allemagne personne qui puisse faire mieux que lui. Et ce n'est pas non plus par hasard si les services allemands de l'intérieur, en 1923, demandent à leur ambassade à Moscou de ne pas accorder à Radek un visa qui lui permettrait de revenir dans l'Allemagne en ébullition : cet homme dépasse de cent coudées les dirigeants du K.P.D. Le parti a des dirigeants ouvriers, des organisateurs éprouvés comme Brandler, Walcher, des théoriciens comme Thalheimer, des hommes capables de coordonner des grèves, d'encadrer des manifestations, de diriger des services d'ordre capables aussi de se battre et de mourir à leur poste. Il dispose de bons orateurs pour les meetings de masse et pour les débats parlementaires, de clandestins qui sont d'habiles conspirateurs, de journalistes de talent, d'hommes capables d'écrire des livres et de pointer des mitrailleuses. Il n'a personne qui, l'oreille collée au sol, entende l'herbe pousser, comme aimait à le dire Lénine, personne qui ne sache s'orienter dans une situation concrète. Il n'a pas de Lénine, et rien, dans son histoire, dans celle du prolétariat allemand, ne rendait plausible, à partir des personnalités de second plan de l'opposition de gauche avant guerre, la formation en quelques années d'hommes capables de diriger victorieusement une révolution contre la bourgeoisie la plus consciente et la plus résolue de l'Europe et peut-être du monde. Paul Levi disait en 1920 que la principale erreur des révolutionnaires allemands avait consisté dans leur refus, dès avant la guerre mondiale, de s'organiser sur le plan politique de façon indépendante, même si l'organisation ainsi créée avait dû des années durant vivoter sous la forme d'une secte [19]. En 1926, dans la lettre déjà citée à Clara Zetkin, Radek exprime le même jugement :

 « Pour l'anniversaire de la mort de Karl et Rosa, j'ai pris la parole à un meeting de la Ligue des jeunesses communistes de Moscou auquel vous deviez également parler. J'ai préparé mon discours, feuilleté de vieux articles de Rosa, et c'est avec la conviction profonde que nous, les radicaux de gauche en Allemagne, nous avons ouvert les yeux non pas trop tôt, mais trop tard, que nous avons combattu les périls, non pas trop vigoureusement, mais trop faiblement » [20].

Les faiblesses du K.P.D. étaient en définitive le reflet de celles de la social-démocratie telle qu'elle s'était développée avant la guerre de 1914-1918. Société dans la société, elle était parfaitement intégrée à travers une opposition de principe et une adaptation dans la pratique qui offrait expérience, responsabilités et tâches, non à ceux qui étaient capables de faire l'histoire avec les travailleurs, mais seulement à ceux qui voulaient faire de la politique en les utilisant. Le caractère conservateur de la bureaucratie syndicale et de l'appareil du parti social-démocrate avaient détourné de la centralisation et de l'organisation les élément ouvriers les plus combatifs. Les dirigeants communistes issus des rangs de la social-démocratie d'avant guerre portaient tous son empreinte dans leur tendance à la passivité et leur propension au suivisme. Il faut, dans une large mesure, retourner le procès fait à la direction de l'Internationale communiste, sur ce plan, par la majorité des historiens. Car c'est en partie la médiocrité des hommes du K.P.D. qui a nourri en Allemagne le succès, le prestige, puis l'autorité et enfin le despotisme de Moscou à l'égard du parti allemand. Tant que la perspective de la révolution mondiale demeurait au centre des préoccupations des dirigeants bolcheviques, ce hiatus pouvait être tenu pour temporaire et l'espoir de le surmonter pour réaliste. Mais la dégénérescence de la révolution russe allait devenir facteur décisif dans un climat aussi propice : la domestication du K.P.D. par la fraction de Staline au pouvoir dans le parti russe n'a rencontré de la part de ce parti de centaines de milliers de membres qu'une résistance médiocre, même lorsqu'elle aboutit à lui faire mener, face au danger mortel de la montée nazie la plus aberrante des politiques.

Dans la brève période de l'histoire du K.P.D. étudiée ici, l'un des faits les plus frappants est certes l'impasse du gauchisme et de toutes les théories révolutionnaires fondées sur la conception prétendument « luxembourgiste » de la spontanéité des masses. L'impatience des révolutionnaires, la tragique illusion que de petits groupes de militants décidés, des minorités agissantes, peuvent se substituer à l'action des grandes masses, la croyance en la vertu des « actions exemplaires » émergent à tout instant de l'histoire du K.P.D. Elles sont, elles aussi, la rançon des années de domination exclusive de la pratique social-démocrate dans le mouvement ouvrier et de la faiblesse même du K.P.D., insuffisamment armé pour répondre rapidement aux aspirations révolutionnaires de la minorité active du prolétariat. Mais ce sont les initiatives de ces minorités, à l'intérieur et parfois en dehors du K.P.D., qui, à plusieurs reprises, ont permis aux minorités agissantes et organisées de la bourgeoisie allemande de retourner des situations compromises et d'exploiter à son profit une division de la classe ouvrière qui constituait un de ses atouts essentiels.

L'échec du K.P.D. en 1923 n'est finalement ni celui du « bolchevisme », ni celui du « spartakisme », et encore moins celui du « communisme ». C'est celui du mouvement socialiste allemand dans son ensemble, dont le K.P.D. a voulu — trop tard par rapport au développement de la crise mondiale — être simultanément l'aile révolutionnaire et le moteur de la réunification.

Le reste de l'histoire du K.P.D. appartient à un autre chapitre, dont les lignes principales partent, cette fois, toutes de Moscou. Il n'y aura plus désormais dans l'histoire allemande de tentative conséquente en vue de construire un parti révolutionnaire, communiste, de masse, d'utiliser la force du mouvement ouvrier allemand, sa concentration, son niveau culturel, son organisation, dans la lutte pour le pouvoir et la construction de la dictature du prolétariat.

Lorsque, après quelques années de stabilisation, sous l'injection de crédits américains, l'économie allemande aura repris vigueur et brillamment développé son appareil de production, la crise mondiale de 1929 la frappera à nouveau sous la forme d'une crise économique et sociale aux contours différents de celle de 1923, mais tout aussi profonde et tout aussi révolutionnaire en puissance. Cette fois, ce seront les « bandes armées » des S.A. et des S.S. qui remporteront la victoire et enverront côte à côte sur les échafauds et dans les camps d'extermination militants communistes et social-démocrates, indépendants et réformistes, staliniens et gauchistes, brandlériens et trotskystes. A cette époque, le parti qui a hérité du nom du K.P.D. n'est plus celui de Levi, de Brandler, de Radek, de Maslow, et ne ressemble en rien à l'instrument révolutionnaire du prolétariat qu'ils avaient tous voulu construire.

« Parti de type nouveau », soumis à l'autorité de son chef charismatique, Ernst Thaelmann, apparemment réplique prolétarienne du « Führer », infaillible et tout-puissant. en réalité copie, à usage allemand, du « chef génial » de l'Union soviétique, il n'est plus qu'un appareil destiné à accomplir les tâches qu'on lui assigne en fonction des besoins de la politique extérieure de la bureaucratie de l'Union soviétique, laquelle ne se soucie plus de révolution allemande, ou plutôt redoute un événement qui bouleverserait le statu quo précaire qui lui a permis de survivre. Dans la tradition des apparatchiki de la social-démocratie et conformément au modèle russe des années 1927-1928, la hiérarchie toute-puissante des secrétaires — les Polleiter des districts par qui passent contrôle, correspondance et directives — dépend entièrement d'un secrétariat de quelques membres qui dirigent directement les différents départements centraux et concentrent entre leurs mains les rapports avec l'ensemble de l'organisation à tous les échelons. Un appareil de huit mille permanents suffit à tenir un parti dont les membres se renouvellent, où les vétérans des années des combats révolutionnaires ne sont plus que poignée, et où passent les jeunes et les chômeurs — avant d'aller parfois rejoindre un parti nazi qui leur permet, lui, de vivre et leur promet de se battre. Assez puissant pour paralyser, tant dans ses propres rangs que dans la classe tout entière, l'aspiration à l'unité de front contre le nazisme, il sera brisé comme fétu de paille dès que les bandes de Hitler auront réussi à mettre la main sur les rouages essentiels de l'appareil d'Etat et sombrera, en quelques jours, avec toutes les organisations ouvrières et les « conquêtes » d'un demi-siècle de mouvement social-démocrate et syndical. Tandis que les Stoecker, Schneller, Neubauer, Becker et Ernst Thaelmann mouraient sur la potence ou sous la hache du bourreau, dans les prisons ou les camps de concentration hitlériens, d'autres compagnons de leur combat, les Werner Hirsch, Leo Flieg, Remmele, Eberlein, Süsskind, Kippenberger, Leow, Heinz Neumann, tombaient dans les caves ou les prisons de la Guépéou stalinienne ...

Cette défaite finale était la conclusion de deux batailles distinctes, mais étroitement reliées par leurs origines et dans leurs conséquences. La première s'était déroulée dans les usines et dans les rues des cités industrielles allemandes entre 1918 et 1923. L'autre, livrée au sein du parti bolchevique entre 1923 et 1927, s'était terminée par la victoire de Staline et de son appareil bureaucratique. Défaites du prolétariat mondial dans des arènes capitales du point de vue stratégiques, ces deux batailles perdues traduisaient sa tragique faiblesse sur le terrain de l'organisation et de la théorie, et, du même coup, indiquaient l'unique voie pour la surmonter, la construction d'une véritable Internationale.

Qu'on nous permette, au terme de ce travail, d'appliquer à la révolution mondiale la remarque formulée par Trotsky au terme de son Histoire de la révolution russe :

« Le capitalisme a eu besoin de siècles entiers pour parvenir, en élevant la science et la technique, à jeter l'humanité dans l'enfer de la guerre et des crises. Ses adversaires n'accordent au socialisme qu'une quinzaine d'années pour édifier et installer le paradis sur terre. Nous n'avons pas pris sur nous de tels engagements. Nous n'avons jamais assigné de pareils délais. Les processus de grandes transformations doivent être évalués selon des mesures adéquates » [21].

Dans cette perspective, l'histoire du parti communiste allemand au cours des premières années de l'Internationale communiste cesse d'être l'histoire des illusions perdues pour devenir la préhistoire d'un combat qui se poursuit.


Notes

[1] L Trotsky, « Leçons d'octobre », Cahiers du bolchevisme, n° 5, 19 décembre 1924, pp. 313-314. 

[2] Ibidem, p, 333.

[3] Ibidem, p. 335.

[4] «Critique du programme », L'Internationale communiste après Lénine, t. I, p. 191.

[5] Ibidem, pp. 190-191.

[6] Ibidem, pp. 191-192.

[7] Ibidem, p. 192.

[8] Ibidem, p. 199.

[9] Ibidem, p. 196.

[10] Ibidem, pp. 197-198.

[11] Préface à l'édition allemande de Leçons d'octobre, pp. 3-4.

[12] Ibidem, p. 5.

[13] Ibidem.

[14] Ibidem, pp. 6-7.

[15] « Ueber die gegenwärtige Aufgaben der Partei », S.P.W., 7 septembre 1923.

[16] Il reviendra à plusieurs reprises sur cette question, notamment dans « Bei der Kommunisten », S.P.W., 17 avril 1924.

[17] « Der neue Kommunistendreh », S.P.W., 18 juin 1925 .

[18]   Voir chap. XLII.

[19] Archives Levi, P 124/8.

[20] New International, op. cit., p. 156.

[21] L. Trotsky, Histoire de la révolution russe, t. IV, pp. 473-474.


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