1977

"(...) Les « fronts populaires » sont à l'ordre du jour lorsque se prépare une crise révolutionnaire, que la révolution prolétarienne s'avance et surgit : ils en sont le contraire, sa négation. (...)"

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Fronts populaires d'hier et d'aujourd'hui

Stéphane Just (avec Ch. Berg)

Le Front populaire en pratique : hier

France 1934 - juin 1936


Et maintenant, la France...

1935 : Hitler parle haut et fort à toute l'Europe, ses S.S. exterminent physiquement dans les premiers camps de concentration plus d'un million de militants socialistes et communistes d'Allemagne. C'est du prix du sang que la classe ouvrière doit payer la politique de Staline de lutte contre les « social-fascistes », de refus du front unique ouvrier... A Rome, le dictateur fasciste Mussolini plastronne le mouvement ouvrier écrasé est dans l'illégalité.

Chemises brunes, Chemises noires, le fascisme montre quelles sont les « solutions » du système capitaliste.

1935 : Le Populaire, quotidien de la S.F.I.O., publie un dessin : des militants socialistes et communistes sont enfermés dans un camp gardé par des S.S. L'un d'entre eux déclare : « Cette fois, l'unité est réalisée... »

1935 , la France accuse le choc de la crise mondiale déclenchée en 1929.

La production industrielle baisse de manière spectaculaire : en 1913, l'indice de la production est 100 ; en 1930, il est à 140 ; en 1935, il est à 94.

Sur une population de 41 millions d'habitants, il y a officiellement plus de 500 000 chômeurs.

Les salaires diminuent avec la durée de la semaine de travail.

En 1930, la durée moyenne du travail est de 47 heures trois quarts par semaine, en 1934, elle est de 44 heures et demie.

La semaine de travail légale est de 48 heures ; dans certaines branches d'industrie, on travaille 52 à 56 heures par semaine. Dans d'autres, c'est quasiment le chômage total. Quant aux prix, ils galopent : les prix agricoles à la production baissent, ruinant des milliers de petits paysans, et ceux des denrées alimentaires augmentent de 25 % entre août 1925 et mai 1936. Pour des millions d'ouvriers, de petits bourgeois des villes et des campagnes, la misère devient une réalité. Dans les usines, le patronat organise la chasse aux militants syndicaux, aux militants politiques. On réprime le droit de grève, licencie pour activités syndicales : le mouvement ouvrier doit s'accrocher dans une situation de semi‑légalité.

Si en bas la situation du prolétariat et des classes laborieuses s'aggrave brutalement, en haut, ministres et députés bourgeois s'abîment dans le luxe insolent, la corruption : c'est la République des pots‑de‑vin.

L'impérialisme français est sorti « vainqueur » de la Première Guerre mondiale. Il est et restera jusqu'au réarmement allemand la plus grande puissance militaire en Europe. Mais il est sorti de la guerre exsangue : une partie du capital accumulé a dû être liquidé; toutes les régions du Nord dévastées ; plus de 1 800 000 morts ; des millions de blessés et d'invalides. C'est toute une génération qui est saignée à blanc. Du seul point de vue de sa population, la France mettra plusieurs années pour s'en remettre.

L'impérialisme français est « victorieux », mais incapable de dominer l'Europe, et même l'Allemagne défaite, en l'absence de l'appui de ses « alliés », l'Angleterre et les U.S.A., et encore bien moins contre eux. La crise de 1923 l'a prouvé. La bourgeoisie française a dû se contenter d'une partie des énormes réparations de guerre qu'elle voulait imposer à l'Allemagne. Elle a dû laisser l'industrie allemande, bénéficiant entre 1923 et 1929 de crédits américains massifs, redevenir la première d'Europe, envahir les marchés. Elle se réfugie dans les limites de son empire. Le capital financier français est plus que jamais un capital de rentiers, de « tondeurs de coupons », bien que la masse et l'importance de ceux‑ci ne soient plus ce qu'elles étaient sur le plan international, si la dette d'Etat s'est considérablement accrue. Le renouvellement et la concentration de l'appareil de production, malgré l'apport de l'Alsace-Lorraine, le charbon de la Ruhr, la reconstruction du Nord dévasté, dont pas eu lieu, et de loin, à la dimension où il s'est renouvelé et concentré en Allemagne. L'impérialisme français est irrémédiablement le plus décadent des grandes puissances impérialistes d'Europe.

En même temps, il garde le statut et le rôle d'une grande puissance impérialiste à l'échelle mondiale, celui de la plus grande puissance impérialiste sur le continent européen, gardien vigilant et jaloux de l'« ordre » européen que le traité de Versailles et les traités annexes ont institué en amputant l'Allemagne et en morcelant l'Europe. Cette charge, il doit la porter et elle l'écrase. Inéluctablement, les échéances devront être honorées. La classe ouvrière, la petite paysannerie, la petite bourgeoisie, devront les acquitter. Inéluctablement, l'impérialisme français devra être réduit à sa juste place en Europe et dans le monde. La crise économique n'a pas en France la même acuité qu'en Allemagne, en raison du caractère relativement arriéré de l'économie française, et de son isolement du marché mondial. Mais ses conséquences, surtout à partir de 1933, seront néanmoins très lourdes à supporter pour les masses. De plus, elle annonce de nouveaux bouleversements internationaux qui, obligatoirement, révéleront la faiblesse organique, la décadence très avancée de l'impérialisme français, et qui le mettront à sa juste place.

La venue d'Hitler au pouvoir, jouant de la politique d'équilibre de l'impérialisme anglais en Europe, de la distance, à ce moment, de l'impérialisme U.S. aux prises avec une crise économique sains précédent, par rapport à l'Europe, va révéler ces données. Il dénoue en se jouant l'étreinte de l'impérialisme français sur l'Allemagne, met en échec la politique d'encerclement, et s'engage dans une course aux armements que l'impérialisme français n'est pas en mesure ni politiquement ni économiquement de soutenir.

Alors que s'exaspèrent les contradictions entre les classes, s'ouvre une crise interne de la bourgeoisie française. La République parlementaire, que le parti radical incarne, entre en convulsions. Elle louvoie et recule devant les ligues fascistes, se révèle incapable d'écraser la classe ouvrière, d'ouvrir à la bourgeoisie comme classe une quelconque perspective internationale qui puisse préserver ses positions de première puissance impérialiste sur le continent européen, et de grande puissance mondiale. La France, « vainqueur de la Première Guerre mondiale », est incapable de tenir tête à l'expansionnisme de la bourgeoisie allemande, à la vitalité de son industrie : la bourgeoisie française qui n'a pu « faire payer l'Allemagne » tente de faire payer aux travailleurs les conséquences de la crise économique et financière.

Alors que s'exacerbent les contradictions entre les classes, la République parlementaire agonise.

L'affaire Stavisky

En 1934, l'affaire Stavisky éclate, et éclabousse l'ensemble du système parlementaire, révélant au grand jour la corruption du personnel politique de la bourgeoisie française.

Maintes fois condamné, le petit escroc Stavisky va en quelques années faire fortune, achetant « relations » politiques et policières. Armé de l'impunité, il fait éditer des bons du Crédit municipal de Bayonne pour plusieurs dizaines de millions... sans couverture.

Dix‑neuf fois inscrit au rôle, le procès est dix neuf fois remis. Le 7 janvier 1934, le député‑maire radical de Bayonne, Garat, est arrêté. Députés, ministres, préfets, hommes de cabinets, policiers, sont impliqués dans cette gigantesque affaire d'escroquerie qui masque toutes les autres.

L'affaire Stavisky démontre l'affairisme du personnel politique au service du grand capital. C'est trop, c'est trop dangereux. Stavisky ne parlera pas.

Le 8 janvier, le corps de Stavisky est découvert. Le Canard enchaîné titre : « Stavisky a été suicidé d'une balle tirée à bout portant ! » ; Le Figaro enregistre le « trépas opportun » de Stavisky...

Durant tout le mois de janvier, inculpations et arrestations se poursuivent, mettant en cause députés et journalistes en majorité membres du parti radical. Le gouvernement est atteint : Dalimier, ministre radical, démissionne. Il est intervenu à plusieurs reprises pour faire ajourner le procès... Le président du Conseil, le radical Chautemps, s'oppose farouchement à la constitution d'une commission parlementaire d'enquête. Mais l'indignation est à son comble dans le pays. Le 27 janvier, le cabinet Chautemps démissionne collectivement : le leader de « l'aile gauche » du parti radical, Daladier, constitue immédiatement un nouveau ministère : le parti radical, toujours lui...

Mais la crise politique ouverte par l'affaire Stavisky mobilise les lignes fascistes contre le « parlementarisme » et la « République pourrie ».

Les ligues

Les ligues fascistes en France sont à la mesure de l'impérialisme français. Elles vivent sur la grandeur passée, la « Victoire ». L'impérialisme français ne peut ouvrir aux « anciens combattants », à la petite bourgeoisie déclassée, de « grandes perspectives ». ‑C'est une des données fondamentales qui différenciera les ligues fascistes françaises du fascisme brun, des hordes hitlériennes. Bien que les ligues soient organisées militairement et qu'elles regroupent peut‑être plusieurs dizaines de milliers d'hommes plus ou moins bien armés que finance le grand capital, ce ne sont pas les S.A. et les S.S. Mais il est vrai également que le mouvement ouvrier français n'est pas comparable à son homologue allemand, avec ses millions de combattants regroupés au sein du S.P.D., du P.C.A., de la centrale syndicale.

Parmi ces ligues : l'Action française avec Charles Maurras et Léon Daudet ; la Solidarité française du parfumeur Coty ; les Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger ; et surtout, organisant une partie des anciens combattants, les Croix‑de‑Feu dirigés par le colonel de La Rocque, homme de confiance d'Ernest Mercier, directeur de la Compagnie générale d'électricité. En exergue de leur journal Le Flambeau, Un slogan : « Ni blanc ni rouge : bleu, blanc, rouge » Leur programme : « L'ordre français a toujours reposé sur trois éléments : travail, famille, patrie. » Leur objectif : chasser la « Gueuse » et instaurer en France un Etat fasciste corporatiste à l'image de l'Italie ou de l'Allemagne. « S'il le faut, nous prendrons des fouets et des bâtons pour balayer cette Chambre d'incapables » (28 janvier 1933, meeting de la Fédérations des Contribuables).

Les ligues rassemblent anciens combattants, à qui l'Allemagne « n'a rien payé », aventuriers fascistes, petits bourgeois déclassés qui défilent béret sur la tête et drapeaux tricolores au vent, à la manière des S.A. d'Allemagne, des Fascis de Mussolini.

Financées par les grandes banques, soutenues par l'Eglise, les ligues vomissent l'antisémitisme, la lutte contre les « rouges », contre les ouvriers, contre leurs partis.

Mais leur nationalisme est étriqué, conservateur et sans envergure. Elles sont incapables d'offrir autre chose que les « fruits de la victoire », or ceux‑ci sont d'ores et déjà pourris ! Cela va donner un certain côté lamentable aux ligues, à l'image de la bourgeoisie française. Le danger n'en est pas moins considérable. La férocité des ligues contre le mouvement ouvrier et la classe ouvrière, si elles parvenaient au pouvoir, ne serait pas moins grande que dans tous les pays où le fascisme a vaincu (cf. l'Espagne).

A la suite du scandale Stavisky, le Préfet de Police de Paris, Chiappe, est déplacé. C'est un ami des bandes fascistes, c'est szurtout une occasion.

Le 6 février, les ligues appellent leurs adhérents à manifester contre cette décision sur le Palais‑Bourbon.

Le 6 au matin, L'Humanité annonce que le parti communiste et l'A.R.A.C. seront également présents: « Tous à 20 heures rond‑point des Champs­-Elysées pour manifester aujourd'hui vigoureusement à la fois contre les bandes fascistes et contre le gouvernement qui les protège et les développe, contre la social‑démocratie qui par sa division de la classe ouvrière s'efforce de l'affaiblir. »

Pour les dirigeants du P.C.F., la ligne est claire : coude à coude avec les ligues, contre les fascistes et la social‑démocratie

C'est l'émeute.

Les bandes fascistes tirent, la police réplique, la place de la Concorde est un véritable champ de bataille. Croix‑de‑Feu et militants communistes manifestent, et La Marseillaise se mêle à L'Internationale !

Le 7 février au matin, le pays apprend avec stupeur que cette nuit de violences a fait vingt morts et plusieurs centaines de blessés.

L'Humanité du 7 février écrit : « Contre les fascistes, contre la démocratie qui se fascise, Paris ouvrier a riposté ; tandis que les balles des gardes mobiles couchaient douze morts et près de deux cents blessés sur le pavé, le parti socialiste donne sa confiance au gouvernement. »

Trotsky écrit : « C'est maintenant le tour de la France, le 6 février 1934 y constitua la première répétition du banditisme fasciste. »

Morts de peur, les députés des partis bourgeois refusent de dissoudre les ligues, de défendre les libertés, d'écraser la vermine fasciste.

Le 7 février à 14 heures, Daladier qui vient d'obtenir la confiance de la Chambre... démissionne immédiatement pour laisser la place à un « sauveur », à un homme fort : Gaston Doumergue. Ce dernier accourt de sa retraite et forme un gouvernement de combat avec Pétain, Tardieu, Laval, Herriot, Adrien Marquet.

Un régime politique bâtard s'établit de fait. Le Parlement se dessaisit au profit du gouvernement d'une partie importante de ses pouvoirs : Doumergue et ses successeurs gouvernent par décrets‑lois. Le capital financier l'exige, le Parlement obéit. L'axe du gouvernement se déplace, de plus en plus consti­tué par l'appareil d'Etat, la police, l'armée, tandis que le capital financier utilise les bandes fascistes en tant que moyens de pression. La Chambre des députés s'efface devant l'exécutif. Le gouvernement a un caractère bonapartiste, mais à la mesure d'un impérialisme décadent et dont l'orientation est hésitante, zigzagante. Le président de la République confie le soin de former le gouvernement à un homme déterminé, mais c'est le Parlement qui investit ou désavoue le gouvernement. Mis en minorité à la Chambre, celui‑ci doit démissionner.

Le parlementarisme moribond s'efface devant un gouvernement de type bonapartiste qui obtient les pleins pouvoirs, laisse au second plan l'Assemblée, s'appuie sur l'armée et la police. Appuyé par le parti radical, Doumergue va gouverner par décrets-lois. Le parti radical, toujours lui...

Mais la classe ouvrière réagit.

Le 12 février 1934 : la réplique de la classe ouvrière

Au lendemain du 6 février, militants et travailleurs se mobilisent spontanément, exigeant des dirigeants des partis et des syndicats qu'ils agissent, qu'ils réagissent. Le 9 février, le parti communiste français, qui a « oublié » son appel à la manifestation du 6, organise à la République une manifestation contre les ligues fascistes. Des milliers de militants socialistes s'y joignent. Toute la nuit, du faubourg du Temple aux rues de Belleville, quelques dizaines de milliers de militants s'accrochent au terrain et font face à la police.

La police a hésité devant les ligues, elle charge et tire sans sommation contre les militants ouvriers. Cette nuit, le sang des travailleurs va couler.

Les manifestants descendent des quartiers nord et est de Paris, de la banlieue. Un puissant contingent vient du rayon de Saint‑Denis que dirige alors Jacques Doriot, partisan de l'unité avec la S.F.I.O. et qui n'est pas encore exclu du P.C.F. Ce sont principalement les militants qui descendent de Saint-Denis et de la banlieue nord qui tentent de forcer les barrages des forces de police à la hauteur de la gare du Nord et de celle de l'Est pour descendre le boulevard Magenta, sur la place de la République: neuf morts, des dizaines de blessés.

Dans tout le pays, militants socialistes et communistes exigent vengeance, harcèlent leurs dirigeants, pour que s'organise la riposte unitaire aux ligues fascistes soutenues par Doumergue.

Le 7 février au matin, la commission administrative de la C.G.T. se réunit. Elle décide d'appeler à une grève générale de 24 heures pour le lundi 12 février. Dans la soirée, elle convoque les organisations suivantes : la S.F.I.O., le parti socialiste de France (néo‑socialiste), le parti républicain socialiste, le parti d'unité prolétarienne (né d'une rupture au sein du P.C.F.), l'Union anarchiste, la Ligne des droits de l'homme, la Fédération ouvrière et paysanne (anciens combattants). Elle leur demande d'appuyer la grève du 12.

De leur côté, les fédérations S.F.I.O. de la Seine et de la Seine‑et‑Oise se prononcent dans la nuit du 6 au 7 février pour l'unité d'action avec le P.C.F. et la C.G.T.U. Une délégation que conduisent Zyromski, Pivert, Descourtieu, a été proposer dans la nuit du 6 au 7 après minuit une manifestation commune dès le 7 février. Elle n'est pas reçue. La lettre qu'elle dépose à la C.G.T.U. et au P.C.F. dit notamment :

« Nous vous demandons une entrevue, afin de fixer les bases d'un accord loyal et de réaliser l'unité d'action des travailleurs. Prière de nous répondre au plus tôt. Nous nous tiendrons dans notre permanence jusqu'à minuit.
« Toutes les organisations du prolétariat doivent former une barricade infranchissable au péril fasciste. »

La réponse du P.C.F. à l'offre des fédérations S.F.I.O. de la Seine et de la Seine‑et‑Oise est publiée le 8, en même temps que le P.C.F. convoque la manifestation du 9. C'est une fin de non‑recevoir sous prétexte que : « Votre parti a voté la confiance à Daladier. Vos chefs Léon Blum et Frossard ont conseillé la démission à Daladier pour faire venir un gouvernement de trêve des partis. » Assertion absolument fausse : Léon Blum a au contraire demandé expressément à Daladier de ne pas démissionner.

Et c'est l'appel classique aux ouvriers socialistes, par‑dessus la tête des dirigeants S.F.I.O. accusés de trahison, à se joindre à la manifestation du 9.

La volonté des militants, l'écho que rencontre Doriot, alors pour le front unique du P.S. et du P.C.F., de la C.G.T.U. et de la C.G.T., contraignent les dirigeants de la C.G.T.U. et du P.C.F. à appeler de leur côté à la grève du 12 février. Mais L'Humanité du 11 février titrait : « Le parti socialiste avec la République des fusilleurs », et écrivait : « La classe ouvrière condamnera et rejettera avec dégoût les chefs socialistes qui ont le cynisme et l'audace de prétendre entraîner les ouvriers à la lutte contre le fascisme au chant de La Marseillaise et de L'Internationale   [1]. »

La C.G.T. et la C.G.T.U. ayant donné toutes deux le mot d'ordre de grève générale pour le 12 février, la grève est massive.

A Paris, deux manifestations sont convoquées. La première à l'appel de la S.F.I.O. et de la C.G.T., la seconde, par le P.C.F. et la C.G.T.U.

Les deux cortèges, forts de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs s'avancent... l'un vers l'autre. Qui va l'emporter ? Les dirigeants du P.C.F. et de la S.F.I.O. qui refusent l'unité d'action contre le fascisme, ou la grande masse des militants qui exigent le front unique ouvrier contre les fascistes et contre le capitalisme ? De part et d'autre, un cri jaillit : « Unité ! Unité ! » Les deux cortèges fusionnent dans l'enthousiasme et une gigantesque manifestation rassemble au coude à coude ouvriers socialistes, communistes, militants de la C.G.T. et de la C.G.T.U. et travailleurs inorganisés.

Dans tout le pays, la grève générale est suivie et les manifestations sont imposantes. Le 12 février 1934, la classe ouvrière a imposé à ses chefs, et notamment à ceux du P.C.F., le front unique ouvrier. Cette action donne la mesure de la disponibilité au combat de la classe ouvrière contre la bourgeoisie et son Etat, et révèle cette « ardente aspiration à l'unité des ouvriers » (Lénine) qui se reflète dans la S.F.I.O. et dans le parti communiste.

La réplique du 12 février tourne une page de l'histoire du mouvement ouvrier et des rapports entre les classes en France. Un nouveau chapitre s'ouvre, militants et masses ont réussi à imposer aux dirigeants, pour un moment, le front unique ouvrier. Partant de là, le mouvement ouvrier français, la lutte de classe du prolétariat, vont connaître une véritable renaissance. Jamais depuis la Commune un mouvement ouvrier de masse n'était parvenu à se construire en France. La S.F.I.O. avait certes, dès avant la guerre, une grande surface parlementaire : aux élections du printemps 1914 il y avait eu plus de cent députés socialistes élus. Mais les militants de la S.F.I.O. étaient tout au plus quelques dizaines de milliers. Quant à la C.G.T. d'avant la guerre de 1914, elle organisait seulement ‑ et cétait déjà une puissance ‑ dans ses syndicats quelques centaines de milliers de travailleurs. Dans l'immédiat après‑guerre un puissant flux de militants entrait à la S.F.I.O., des centaines de milliers de travailleurs se syndiquaient à la C.G.T. dont les effectifs dépassaient le million. La scission syndicale de 1920, la scission au sein de la S.F.I.O., allaient briser et faire reculer très loin en arrière ce mouvement. La politique du P.C.F. et de la C.G.T.U. passant du plus plat opportunisme au « social‑fascisme » ramenait à quelques milliers de militants les effectifs du P.C.F., et à quelques dizaines de milliers de syndiqués ceux de la C.G.T.U. La S.F.I.O. et la C.G.T. étaient beaucoup plus fortes, mais leurs effectifs ne dépassaient pas quelques dizaines de milliers de militants pour l'une, quelques centaines de milliers pour l'autre.

Le 12 février commence la constitution d'un mouvement ouvrier de masse en France. Rapidement, la S.F.I.O. va dépasser la centaine de milliers de militants, le P.C.F. approcher de la centaine de milliers, les deux centrales syndicales bénéficient d'un afflux de centaines de milliers de nouveaux syndiqués, avant que la réunification en 1936 et juin 36 n'apportent à la C.G.T. réunifiée des millions de syndiqués. Et, ce qui va de pair, la disponibilité de la classe ouvrière en tant que classe, sa volonté d'action, sa fermentation politique faisaient un saut qualitatif. Le prolétariat dans son ensemble se rassemblait et se levait. Ainsi s'annonçaient de grands affrontements de classes. La situation posait encore confusément la question à la classe ouvrière : fascisme ou socialisme? bourgeoisie ou prolétariat ?

Le rôle du parti radical

Mais arrêtons‑nous sur le parti radical, ses relations avec le grand capital, les « classes moyennes », sa politique, en 1934.

Le parti radical se définit en 1907, lors de son congrès de Nancy, comme « résolument attaché aux principes de la propriété individuelle dont il ne veut ni commencer ni même préparer la suppression ».

Disposant d'une influence dans les couches de la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, il entretient l'anticommunisme, les ressentiments à l'égard de la classe ouvrière, et ce, au compte du grand capital. Ainsi, ses représentants, toujours partisans de l'expansion coloniale et de la rapine impérialiste, obtiendront en retour quelques miettes en faveur des classes moyennes. Depuis 1885, il a fait partie de toutes les combinaisons gouvernementales de la III° République.

La crise de 1929 aura pour conséquence de précipiter à la faillite et à la ruine des centaines de milliers de petits commerçants, de petits paysans, de petits épargnants.

Cette couche sociale ne peut avoir de politique et de perspective propre. Elle est coincée entre le prolétariat et la grande bourgeoisie. Elle est stable seulement dans les moments de stabilité économique et politique. Mais les périodes de crise la bouleversent, font qu'elle passe à une instabilité totale, fiévreuse, capable de positions les plus extrêmes.

Quoi qu'il apparaisse, elle est toujours à la remorque d'une des classes fondamentales : prolétariat et grande bourgeoisie. En 1934, les « classes moyennes » amorcent un mouvement contradictoire : la plus grande partie délaisse le parti radical et se tourne vers les partis ouvriers, le P.C.F. et le P.S. ; une autre partie délaisse le parti radical, mais pour s'orienter à droite.

Ruinée par le grand capital, la grande industrie, les gros propriétaires terriens, une grande partie de la clientèle du parti radical se retrouve dans les faits poussée vers la classe ouvrière et ses organisations. Dès les années 1930, écrasés par la crise, des secteurs entiers de la petite bourgeoisie commencent à se détourner du parti radical. Mais celui‑ci s'adapte aux situations politiques et à la crise économique naissante. C'est le parti à l'aide duquel la grande bourgeoise entretenait les espoirs de la petite bourgeoisie en une amélioration de sa situation. Les radicaux dont pu jouer ce rôle qu'aussi longtemps que la situation économique restait supportable pour la petite bourgeoisie. A partir du moment où le grand capital subit les conséquences de la crise mondiale de 1929, la petite bourgeoisie cherche d'autres voies, alors que le parti radical reste fidèle à ses liens avec le grand capital, avec la Bourse, les conseils d'administration, l'appareil d'Etat. Parti du grand capital, exerçant une influence dans la petite bourgeoisie, le parti radical voit sa force et sa réalité électorale décroître au fur et à mesure que la crise se développe. C'est dans cette situation que Daladier va devenir au sein du parti radical leader d'une « aile gauche ». Mais l'aile gauche d'un parti attaché au maintien de la propriété privée des moyens de production, à la défense de l'Etat, n'a de gauche que le nom. Le rôle du parti radical ira en diminuant avec le développement de la lutte des classes, mais, nous le verrons plus loin, la politique de front populaire prônée par les dirigeants du P.C.F. et de la S.F.I.O. permettra à ce parti d'éviter la débâcle totale en le présentant comme le parti représentatif des « classes moyennes », défendant leurs intérêts. En réalité, la grande bourgeoisie, dont le parti radical est un instrument, ne peut en période de crise que ruiner davantage les classes moyennes, la petite bourgeoisie des villes et des campagnes, et le Daladier « de gauche » de 1936 se retrouvera en 1938 avec Reynaud pour s'engager à fond dans une politique de lutte contre la classe ouvrière et la petite bourgeoisie, toujours au compte du grand capital.

La politique du parti radical en ces journées de février 1934 éclaire de façon éblouissante la nature et la fonction de ce parti. Donc, le 7 février, Daladier qui a obtenu la confiance le 6 démissionne, et le 7, le président de la République fait appel à un sauveur, Doumergue. En se remettant au « sauveur » Doumergue, la bourgeoisie française démontre qu'elle est prête à se défaire du parlementarisme si les circonstances l'exigent... et le permettent. En obéissant servilement aux ordres du capital financier, en reculant devant les bandes fascistes, le Parlement, ses députés, ses partis, et notamment son parti, le parti radical, ont démontré leur incapacité à défendre y compris la démocratie bourgeoise, les libertés qu'elle suppose, et que les ligues fascistes menacent. Tous craignent cependant un prolétariat qui se regroupe et se lève, ce qui a des conséquences contradictoires : il faut en finir avec les libertés et en même temps temporiser par peur de la réplique des masses. Les partis bourgeois, et d'abord le parti radical, administrent la preuve qu'ils placent les intérêts du capital au‑dessus de la démocratie bourgeoise et du parlementarisme. Ils craignent un prolétariat qui pourtant ne s'est pas encore regroupé et unifié pour combattre, même si cela ne va pas tarder. Le 9 février, le ministère Doumergue est formé et obtient la confiance à la Chambre, dont celle des parlementaires radicaux.

Trotsky écrira : « En la personne de Doumergue, nous avons le bonapartisme sénile à l'époque du déclin capitaliste. Le gouvernement Doumergue est le premier degré du passage du parlementarisme. Pour maintenir son équilibre, il lui faut à sa droite les bandes fascistes et autres qui l'ont porté au pouvoir. Réclamer de lui qu'il dissolve ‑ non sur le papier, mais dans la réalité, les Jeunesses patriotes, les Croix‑de­Feu, les Camelots du roy et autres, c'est réclamer qu'il coupe la branche sur laquelle il se tient. Des oscillations temporaires d'un côté ou de l'autre restent, bien entendu, possibles. Ainsi, une offensive prématurée du fascisme pourrait provoquer dans les sommets gouvernementaux un "écart" à gauche. Doumergue ferait place pour un temps, non à Tardieu, mais à Herriot Mais il n'est d'abord pas dit que les fascistes feront une tentative prématurée, et ensuite un écart temporaire à gauche dans les sommets ne modifierait pas la direction générale du développement et hâterait plutôt le dénouement. Il n'existe aucune voie pour retourner à la démocratie pacifique. Le développement conduit inévitablement, infailliblement, à un conflit entre le prolétariat et le fascisme. » (Octobre 1934, Où va la France ?)

La politique du P.C.F.

Le 12 février, la grève générale, la manifestation du cours de Vincennes, la fusion des deux cortèges aux cris de « Unité ! Unité ! », ont engagé un processus politique. Le mouvement de la classe ouvrière s'ordonne sur un axe, qui mène inévitablement à l'affrontement. Dans des délais rapides mais que nul ne peut déterminer, les masses exigeront par l'action satisfaction à leurs revendications. Pourtant il faut que le processus politique se développe, ce qui n'est pas donné d'avance.

Sans aucun doute, au cours de l'année 1934, on assiste à une remontée des luttes ouvrières, et ce sont là des signes indéniables de la volonté des travailleurs d'obtenir satisfaction à leurs revendications. Pourtant, le développement de l'action gréviste reste difficile et délicat : d'abord, en raison de la situation économique. Alors qu'en 1930‑1931‑1932 les conséquences de la crise économique mondiale ne se sont pas faites pleinement sentir en France, c'est seulement durant les années 1933‑1934‑1935 que la France est touchée. Les chômeurs commencent à se compter par millions dans un pays qui reste alors un pays principalement rural. Cela pèse lourdement pour engager des luttes revendicatives. Là n'est pas néanmoins l'essentiel : la bourgeoisie n'a pas perdu pied et c'est elle qui continue à la surface des choses de mener l'offensive ; le problème n'est pas celui de la lutte gréviste d'abord et avant tout, mais d'un processus politique qui permette de réaliser les conditions du combat de classe.

Polémiquant avec les staliniens, Trotsky écrit en 1934 :

« Le comité central du parti communiste accuse de cette stagnation tout le monde, sauf lui. Nous ne nous disposons à blanchir personne. Nos points de vue sont connus. Mais nous pensons que le principal obstacle sur la voie du développement de la lutte révolutionnaire est actuellement le programme unilatéral, contredisant toute la situation, presque maniaque, des « revendications immédiates ». Nous voulons ici faire la lumière sur les considérations et les arguments du comité central du parti communiste avec toute l'ampleur nécessaire. Non pas que ces arguments soient sérieux et profonds : au contraire, ils sont misérables. Mais il s'agit d'une question dont dépend le sort du prolétariat français.
La résolution du comité central du parti communiste sur les « revendications immédiates »
Le document le plus autorisé sur la question des « revendications immédiates » est la résolution programmatique du comité central du parti communiste. (Voir L'Humanité du 24 février.) Nous nous arrêterons à ce document.
L'énoncé des revendications immédiates est fait très généralement : défense des salaires, amélioration des assurances sociales, conventions collectives, « contre la vie chère », etc. On ne dit pas un mot sur le caractère que peut et doit prendre dans les conditions de crise sociale actuelle la lutte pour ces revendications. Pourtant, tout ouvrier comprend qu'avec deux millions de chômeurs complets ou partiels, la lutte syndicale ordinaire pour des conventions collectives est une utopie. Pour contraindre dans les conditions actuelles les capitalistes à faire des concessions sérieuses, il faut briser leur volonté; on ne peut y parvenir que par une offensive révolutionnaire. Mais une offensive révolutionnaire qui oppose une classe à une classe ne peut se développer uniquement sous des mots d'ordre économiques partiels. On tombe dans un cercle vicieux. C'est là qu'est la principale cause de la stagnation du front unique.
La thèse marxiste générale : les réformes sociales ne sont que sous‑produits de la lutte révolutionnaire, prend à l'époque du déclin capi­taliste l'importance la plus immédiate et la plus brûlante. Les capitalistes ne peuvent céder aux ouvriers quelque chose que s'ils sont menacés du danger de perdre tout.
Mais même les plus grandes « concessions » dont est capable le capitalisme contemporain, lui-même acculé dans l'impasse, resteront absolument insignifiantes en comparaison avec la misère des masses et la profondeur de la crise sociale. Voilà pourquoi la plus immédiate de toutes les revendications doit être de revendiquer l'expropriation des capitalistes et la nationalisation (socialisation) des moyens de production. Cette revendication est irréalisable sous la domination de la bourgeoisie ? Evidemment. C'est pourquoi il faut conquérir le pouvoir.
Pourquoi les masses ne font‑elles pas écho aux appels du parti communiste ?
La résolution du comité central reconnaît en passant que « le parti n'a pas encore réussi à organiser et à développer la résistance à l'offensive du capital ». Mais la résolution ne s'arrête pas du tout sur la question de savoir pourquoi donc, malgré les efforts du P.C. et de la C.G.T.U., les succès dans le domaine de la lutte économique défensive sont absolument insignifiants. A la grève générale du 12 février, qui ne poursuivait aucune « revendication immédiate », participèrent des millions d'ouvriers et d'employés. Cependant, à la défense contre l'offensive du capital n'a participé jusqu'à maintenant qu'une fraction infime de ce même chiffre. Est‑ce que ce fait étonnamment clair ne conduit les « chefs » du parti communiste à aucune conclusion ? Pourquoi des millions d'ouvriers se risquent‑ils à participer à la grève générale, à des manifestations de rue agitées, à des conflits avec les bandes fascistes, mais se refusent‑ils à participer à des grèves économiques dispersées ?
« Il faut comprendre ‑ dit la résolution - les sentiments qui agitent les ouvriers désireux de passer à l'action. » Il faut comprendre... Mais le malheur est que les auteurs eux‑mêmes de la résolution ne comprennent rien. Quiconque fréquente les réunions ouvrières sait comme nous que les discours généraux sur les « revendications immédiates » laissent le plus souvent les auditeurs dans un état d'indifférence renfrognée ; par contre, les mots d'ordre révolutionnaires clairs et précis provoquent en réponse une vague de sympathie. Cette différence de réaction de la masse caractérise de la façon la plus claire la situation politique de votre pays.
« Dans la période présente ‑ remarque inopinément la résolution ‑ la lutte économique nécessite de la part des ouvriers de lourds sacrifices. » Il faudrait encore ajouter : et ce n'est que par exception qu'elle promet des résultats positifs. Et, pourtant, la lutte, pour les revendications immédiates a pour tâche d'améliorer la situation des ouvriers. En mettant cette lutte au premier plan, en renonçant pour elle aux mots d'ordre révolutionnaires, les staliniens considèrent, sans doute, que c'est précisément la lutte économique partielle qui est le plus capable de soulever de larges masses. Il s'avère justement le contraire :les masses ne font presque aucun écho aux appels pour des grèves économiques. Comment peut‑on donc en politique ne pas tenir compte des faits ? Les masses comprennent ou sentent que dans les conditions de la crise et du chômage des conflits économiques partiels exigent des sacrifices inouÏs, que ne justifieront en aucun cas les résultats obtenus. Les masses attendent et réclament d'autres méthodes, plus efficaces. Messieurs les stratèges, apprenez chez les masses : elles sont guidées par un sûr instinct révolutionnaire.
La conjoncture économique et la lutte gréviste
S'appuyant sur des citations mal assimilées de Lénine, les staliniens répètent : « La lutte gréviste est possible même en temps de crise. » Ils ne comprennent pas qu'il y a crise et crise. A l'époque du capitalisme ascendant, à la fois industriels et ouvriers, même pendant une crise aiguë, regardent en avant, vers la nouvelle réanimation prochaine. La crise actuelle est la règle, non l'exception. Dans le domaine purement économique, le prolétariat, par la terrible pression de la catastrophe économique, est rejeté dans une retraite désordonnée. D'autre part, le déclin du capitalisme pousse de tout son poids le prolétariat sur la voie de la lutte politique révolutionnaire de masse. Pourtant, la direction du parti communiste tend, de toutes ses forces à barrer cette voie. Ainsi, dans les mains des staliniens, le programme des « revendications immédiates » devient un instrument de désorientation et de désorganisation du prolétariat. Cependant, une offensive politique (lutte pour le pouvoir) avec une défense armée active (milice) renverserait d'un seul coup le rapport des forces des classes, et, chemin faisant, ouvrirait, pour les couches ouvrières les plus retardataires, la possibilité d'une lutte économique victorieuse. »

1934 : Le pacte d'unité d'action

La tendance des masses et des militants va dans ce sens. L'aspiration des masses et des militants au front unique des organisations ouvrières, partis et syndicats, devient irrépressible. Les dirigeants de la S.F.I.O., mais surtout ceux du P.C.F., s'y opposent encore pendant quelques mois après le 12 février 1934.

Qu'on en juge: le 7 février 1934, L'Humanité écrit :

« Travailleurs ! Camarades !
« Le gouvernement sanglant Daladier‑Frot, soutenu par le parti socialiste, a préparé la venue au pouvoir de l'union nationale. Il vient de lui céder la place. C'est ainsi que parti radical et parti socialiste font le lit du fascisme !
« [...] A bas l'union nationale réactionnaire et fasciste préparée par le parti radical et le parti socialiste. Vive le gouvernement ouvrier et paysan ! »

La résolution du C.C. du P.C.F. du 15 mars se prononce toujours pour l'« unité à la base » sur le terrain « de la lutte révolutionnaire », en d'autres termes, derrière le P.C.F. et son appareil dirigeant. Le 11 mars, le conseil national de la S.F.I.O. avait affirmé : « La lutte contre le fascisme ne peut être conduite que sous l'action socialiste et dans le sens de la doctrine socialiste. »

Un article paru dans La Vérité en juillet 1934 témoigne :

« Depuis le 6 février, l'unité d'action a été la revendication fondamentale des travailleurs qui y voyaient une des conditions préalables du succès de leurs luttes. Sous toutes les formes, et dans les différents partis et organisations centristes et démocratiques, une pression dans ce sens s'est exercée, venue des profondeurs de la masse populaire. L'expérience allemande n'avait pas été vaine.
 « Dans le parti socialiste, le mouvement à gauche s'amplifia, domina entièrement dam la Seine et dans une série de fédérations de province (Est, Midi, surtout). Dans le P.C., la lutte de Doriot refléta le même état d'esprit. Dans les syndicats, un mouvement tout aussi large se fit sentir en faveur de l'unité organique. D'autre part, les multiples comités de vigilance, d'alliance ouvrière, etc., virent le jour. Dans des millions de localités, ils maintinrent la liaison entre les diverses organisations qui s'étaient trouvées littéralement jetées les unes contre les autres le 12 février. Le mouvement d'Amsterdam fut lui‑même contraint d'envisager une modification de structure.
« Pendant des semaines et des mois (particulièrement en avril et en mai) l'action des bureaucrates dirigeants s'exerça contre la réalisation du front unique des organisations, c'est‑à‑dire contre les masses. Avec plus ou moins d'habileté, l'action était la même, à la tête des organisations centristes qui n'ont de communiste ou de socialiste que le nom. Mais l'action à la base ne cessait de rapprocher contre le fascisme les combattants des différentes tendances et couches sociales. En juin, ces manifestations se firent plus amples, plus serrées, plus fréquentes : l'heure était proche où les bureaucrates devraient céder [2]. »

Bientôt, la pression se fait si forte qu'il est difficile aux dirigeants de résister. Les premiers à « tourner » seront les dirigeants du P.C.F. après que l'autorisation en fut venue du Kremlin.

Le 30 mai, Maurice Thorez écrit dans L'Humanité : «  Nous avons toujours exprimé notre désir d'action commune et immédiate [avec les socialistes]. Nous voulons lutter au coude à coude tout de suite contre l'ennemi capitaliste et ses bandes fascistes. »

Le lendemain, pour la première fois, L'Humanité s'adresse, non pas à la « base » du parti socialiste, « trompée par ses chefs », mais à la direction de la S.F.I.O. pour lui proposer un accord de parti à parti pour défendre Thaelmann emprisonné par les nazis.

Dans leur ouvrage Juin 36, Danos et Gibelin citent L'Humanité du 31 mai qui reproduit un article de la Pravda : « L'I.C. estime que rappel au front unique devant la menace fasciste [...] est nécessaire dans certaines conditions [...]. Un pareil appel est possible dans un pays comme la France où la social-démocratie n'a pas encore été au pouvoir, où [...] les ouvriers socialistes pensent que leur parti ne suivra pas le chemin de la social‑démocratie allemande. »

Le P.C.F. réunit une « conférence nationale » le 23 juin, en vue de prendre le « tournant » et de mandater le C.C. et le B.P. afin qu'ils proposent à la direction de la S.F.I.O. un pacte d'unité d'action contre le fascisme et la guerre. Le 25, le bureau politique du P.C.F. propose à la commission administrative permanente de la S.F.I.O. un tel pacte d'unité d'action. La direction de la S.F.I.O. tente de maintenir sa position anti‑unitaire. Mais les masses et les militants veulent ardemment l'unité des deux partis :

« Le 2 juillet, les fédérations socialistes de la Seine et de la Seine‑et‑Oise et la région parisienne du P.C. organisent en commun un grand meeting. La profonde volonté des travailleurs socialistes et communistes s'y manifeste puissamment. En effet, la salle Bullier, prévue pour le meeting, n'est pas assez grande pour contenir les auditeurs, qui se pressent à la porte, et il faut improviser une deuxième réunion au gymnase Huyghens. Des applaudissements enthousiastes ponctuent les discours des orateurs : Jacques Duclos, Cachin, Maurice Lampe (secrétaire de la région parisienne) pour le parti communiste ; Zyromski, Claude Just, Farinet (secrétaire de la fédération de la Seine) pour le parti socialiste. " Voilà douze ans que j'attends cette soirée, s'écrie Claude Just, et maintenant j'espère qu'elle ne sera pas sans lendemain. " Maurice Lampe lui fait écho : " Ce que nous avons réalisé régionalement sera réalisé demain sur le plan national. "
« La gauche de la S.F.I.O. mène campagne pour l'acceptation des propositions communistes, et à la veille du conseil national, Marceau Pivert écrit : " Nous souhaitons que le conseil national dise avec le maximum de netteté : camarades du parti communiste, pour l'action commune à l'échelle nationale, voici notre signature, voici nos mains fraternelles. " Le 16 juillet 1934, le conseil national de la S.F.I.O. décide à une écrasante majorité d'accepter le pacte d'unité d'action qui est signé par les représentants des deux partis le 27. Dès le mois d'août, une première manifestation réunit socialistes et communistes pour l'anniversaire de la mort de Jaurès [3]. »

Léon Blum écrira le 25 février 1935 dans Le Populaire : « Nous nous serions refusés à cette première unification des forces prolétariennes au moment où l'intérêt et la volonté populaire l'exigeaient [ ... ] une mésintelligence, une désaffection populaire se seraient développées autour de nous. »

On ne saurait dire plus clairement que ce sont les masses et les militants qui ont imposé l'unité entre la S.F.I.O. et le P.C.F.

Quelles sont les principales dispositions du pacte ?

Le pacte d'unité d'action entre le P.S. et le P C.F. est un fait d'une considérable portée politique en soi, et qui répondait aux aspirations irrépressibles des masses et des militants. Son contenu n'en a pas moins une signification politique tout aussi importante : les dirigeants du P.S. et du P.C.F. ont fait l'unité, mais déjà ils dressent une digue contre le mouvement des masses pour le contenir dans le cadre de l'ordre, de la société bourgeoise, le contraindre à respecter la propriété privée des moyens de production, l'Etat bourgeois.

C'est au gouvernement, à l'Etat bourgeois, de dissoudre et de désarmer les ligues fascistes que le capital financier organise, subventionne et arme. La défense des libertés démocratiques s'entend comme défense du système parlementaire. La dissolution de la Chambre et la représentation proportionnelle sont les revendications les plus audacieuses de ce pacte, mais elles restent néanmoins dans le cadre précis du parlementarisme, et de toute façon, elles ne feront l'objet d'aucune action politique et resteront des clauses de style. « Lutte contre les préparatifs de guerre » est une formule évasive qui en soi ne veut rien dire. « Lutte contre les décrets-lois » est une formule tout aussi platonique, et le reste est à l'avenant.

Il n'est absolument pas question de chasser le gouvernement Doumergue. Mais celui‑ci, pendant ce temps, publie décret‑loi sur décret‑loi qui font reporter ter sur les masses le poids de la crise qui s'aggrave, et multiplie contre les masses les actes répressifs en juillet 1934, 5 000 instituteurs sont mis d'office à la retraite pour fait de grève. Paul Faure, secrétaire général de la S.F.I.O., se déclare « étreint d'anxiété ». Jean Longuet, lui, conclut à « l'impossibilité de s'abstenir sans se condamner à mort ».

Le contenu du pacte d'unité d'action ne fait pas de doute, ce n'est qu'une transition de la politique du « social‑fascisme » à une autre, celle des « fronts populaires ». Désormais, le P.C.F. va tout faire pour mettre sur pied cette nouvelle politique. Il devient l'aile marchante de l'Internationale communiste et du Kremlin.

Une des clauses les plus importantes du pacte d'unité d'action consiste dans le renoncement à toute critique entre les deux partis. Les divergences seront examinées par les représentants des deux partis qui formeront une commission bipartite spéciale. Ainsi chacune des directions des deux partis laisse les mains libres à l'autre par rapport aux masses et aux militants.

La volonté des masses est de chasser Doumergue, défenseur du grand capital, protecteur des ligues fascistes. C'est pour cela qu'elles veulent l'unité de la S.F.I.O. et du P.C.F. Le pacte d'unité d'action répond à cette aspiration des masses qui subissent la politique réactionnaire du gouvernement. Mais les dirigeants de ces partis se mettent d'accord pour interdire aux masses le combat pour chasser Doumergue, ce qui inéluctablement poserait la question : quel gouvernement sinon un gouvernement des partis ouvriers signataires du pacte d'unité d'action, du P.S. et du P.C.F., un gouvernement Blum‑Cachin, comme Trostky le dira ?

La marche du Front populaire

La contradiction n'en subsiste pas moins. Indépendamment du contenu de ce pacte, la simple réalisation du front unique du P.C.F. et du P.S., en unifiant les masses ouvrières, alors que la crise s'accentue, a une dynamique révolutionnaire. Objectivement et subjectivement, la question du pouvoir, du gouvernement, se trouve posée : quel gouvernement porter au pouvoir, sinon un gouvernement du P.S. et du P.C.F., un gouvernement des partis ouvriers sans représentants des organisations et partis bourgeois ?

Trotsky écrit en octobre 1934 : « Dès que les deux partis ouvriers qui se concurrençaient vivement dans le passé ont renoncé à se critiquer l'un l'autre, et à se conquérir l'un à l'autre des adhérents, par cela même ils ont cessé d'exister en tant que partis distincts... Le front unique agit comme un parti inachevé, construit sur le principe fédéraliste [...]. Le bloc défensif contre le fascisme ne pourrait être suffisant que si pour tout le reste les deux partis conservaient une complète indépendance. Mais non, nous avons un front unique qui embrasse presque toute l'activité publique des deux partis et exclut leur lutte réciproque pour conquérir la majorité du prolétariat. De cette situation, il faut tirer toutes les conséquences. La première et la plus importante, c'est la lutte pour le pouvoir. Le but de ce front unique ne peut être qu'un gouvernement socialiste‑communiste, un ministère Blum‑Cachin. Il faut le dire ouvertement, si le front unique se prend au sérieux ‑ et c'est à cette seule condition que les masses populaires le prendront au sérieux - il ne peut se dérober au mot d'ordre de conquête du pouvoir. Par quels moyens ? Par tous les moyens qui mènent au but. »

Les masses prennent au sérieux le front unique : le front unique du P.S. et du P.C.F. est une invite à l'action politique, à l'action centre le capital, le gouvernement, les bandes fascistes, et au combat pour porter au pouvoir un gouvernement des partis du front unique.

A tout prix, il faut éviter que se crée une situation semblable. D'autant plus qu'en conséquence de la venue au pouvoir d'Hitler ‑ écrasement du P.C.A., menace que constitue une Allemagne écrasée sous la botte nazie, où Hitler prépare ouvertement la guerre contre l'U.R.S.S. ‑ la bureaucratie du Kremlin est obligée de chercher à nouer des alliances avec d'autres puissances impérialistes dites « démocratiques ». Il faut tourner à 180 degrés. Le P.C.F. va devenir le héraut du « front populaire ». Il va tout faire pour noyer l'unité d'action entre les partis ouvriers en un rassemblement intégrant le parti radical qui reste au gouvernement.

Ainsi, à la veille des élections cantonales, Marcel Cachin écrit dans L'Humanité du 10 octobre 1934 :

« Dans l'état où la défaite électorale tant avoué ou masqué du fascisme obtenue par le désistement naturel communiste et du candidat socialiste d'un représentant avoué ou masqué du fascisme ne peut être obtenue par le désistement du candidat communiste et du candidat socialiste, le parti communiste est même prêt à envisager le désistement en faveur d'un candidat radical. A la condition qu'il se prononce nettement contre le fascisme, contre sa préparation, contre les décrets‑lois et contre la politique gouvernementale de préfascisme. »

Les résultats des élections cantonales du 14 octobre 1934 sont significatifs du profond mouvement politique qui a commencé. Le P.C.F. gagne 100 000 voix, ses élus passent de 10 à 28. Le P.S. maintient ses suffrages, mais le jeu des désistements porte ses élus, de 105 à 109. Déjà, le parti radical perd considérablement de voix, et 21 élus. Dès le 7 octobre, Maurice Thorez a lancé la fameuse formule du « front populaire » au cours d'un grand meeting à la salle Bullier, qui sera suivi de la proposition faite au comité de coordination du P.S. et du P.C.F. d'élaborer un programme qui permette d'inclure au sein d'un front populaire le parti radical. Le 24 octobre à Nantes où se tient le congrès du parti radical, nouveau discours. Bien que le parti radical continue à participer au gouvernement Doumergue, Maurice Thorez, au C.C. du P.C.F. de novembre, se déclare satisfait de l'évolution de ce parti.

Ce virage à droite surprend la S.F.I.O. qui hésite avant de se rallier au front populaire que propose le P.C.F. Le gouvernement Doumergue tombe le 8 novembre, la Chambre refusant d'adopter son projet de réforme de la Constitution. La situation économique ne cesse de s'aggraver. Mais la situation n'est pas telle qu'il apparaisse nécessaire au capital financier de liquider le parlementarisme, ainsi que le proposait Doumergue. Le tournant du P.C.F. vers le front populaire lui donne la garantie que celui‑ci se dressera contre les masses au cas où celles‑ci deviendraient menaçantes. De son côté, la S.F.I.O., si elle hésite à se prononcer clairement pour le front populaire, n'en montre pas moins ses dispositions à adopter cette politique. La commission adminis­trative permanente vote une résolution où on lit : « Si devant le péril couru par les libertés publiques et les libertés ouvrières, devant le ravage de plus en plus douloureux exercé par le chômage et la détresse paysanne, des républicains, sentant à leur tour le caractère exceptionnel des circonstances, se déterminent à opposer a la violence fasciste la force républicaine et constituent un gouvernement de combat pour la sauvegarde des libertés démocra­tiques et contre la crise, elle déclare ne poser d'avance aucune limite au concours que leur apporterait le parti. »

Il est impossible de dire mieux. C'est à juste titre que Trotsky écrira : « L'Humanité répète que c'est le front unique qui a chassé Doumergue. Mais c'est pour parler modérément une fanfaronnade creuse, Au contraire, si le grand capital a jugé raisonnable, possible, de remplacer Doumergue par Flandrin, c'est uniquement parce que le front unique, comme la bourgeoisie s'en est convaincue par l'expérience, ne représente pas encore un danger révolutionnaire immédiat... Les véritables maîtres de la situation [... ] maintiennent l'union nationale et ses décrets bonapartistes, ils mettent le Parlement dans la terreur, mais ils laissent se reposer Doumergue. Les chefs du capital ont apporté une certaine correction à leur appréciation primitive, en reconnaissant que la situation n'est pas révolutionnaire, mais pré-révolutionnaire. »

Le gouvernement Flandrin constitué le 8 novembre continue la politique de Doumergue au point de vue économique et social.

Le mouvement politique de regroupement des masses derrière les partis ouvriers ne s'en poursuit pas moins. Une fois encore, les élections vont traduire ce mouvement et permettre aux masses une expression nationale. L'avance du P.C.F. aux élections municipales est impressionnante :

« Ces élections qui eurent lieu le 5 et le 12 mai (1935) furent un grand succès pour notre parti. Huit conseillers municipaux communistes étaient élus à Paris, alors que précédemment il n'y en avait qu'un seul. Dans la banlieue (département de la Seine), le nombre des municipalités communistes passaient de 9 à 26 et parmi elles on comptait de grandes villes comme Montreuil, Drancy, Issy‑les‑Moulineaux, Aubervilliers, etc.
« En Seine‑et‑Oise le nombre des municipalités communistes passait de 6 à 29, parmi lesquelles la grande cité industrielle d Argenteuil, et Villeneuve‑Saint‑Georges.
« Dans le Nord et le Pas‑de‑Calais, les municipalités communistes passaient de 17 à plus de 50, tandis qu'une vingtaine de municipalités communistes étaient élues dans le Gard, une trentaine dans l'Allier et beaucoup d'autres dans la Corrèze, la Creuse, le Lot‑et‑Garonne, la Haute‑Vienne. Dans la banlieue de Lyon, nous enlevions Villeurbanne. De même nous gagnions Concarneau sur la côte bretonne. Le nombre de nos municipalités dans les communes de plus de 5 000 habitants était passé de 38 à 90 », écrit Jacques Duclos [4].

Plus loin : « Dans les communes de banlieue du département de la Seine, les élections municipales avaient été suivies des élections cantonales qui donnèrent au parti 25 sièges sur 50, alors qu'il n'en avait que 4 auparavant. »

Le nombre de voix qui se portent sur la S.F.I.O. se maintient, ainsi que le nombre de ses élus. Le grand perdant est encore le parti radical.

Duclos écrit encore : « A Aubervilliers, Laval fut battu par une liste qui avait à sa tête les camarades Charles Tillon et Emile Dubois. »

Ironie de l'histoire : le 2 mai, le même Laval, alors ministre des Affaires étrangères, signait le pacte franco‑soviétique et le 15 mai, à l'issue d'un entretien à Moscou avec Staline, il obtenait la fameuse déclaration de ce dernier : « M. Staline comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France pour maintenir sa force armée au niveau de sa sécurité. »

Immédiatement, le P.C.F. emboîte le pas et publie une affiche où on lit :

« Pour faire face au danger menaçant, l'Union soviétique, dont l'intérêt permanent est la paix, a raison d'agir de concert avec les puissances qui ont un intérêt momentané à maintenir la paix.
« Ainsi s'exprime la politique réaliste des communistes qui veulent de toutes leurs forces : la sauvegarde de la paix. »

Désormais, le P.C.F. devient tricolore et ses dirigeants entonneront La Marseillaise à tout propos et hors de propos. Finie la politique des « gueules de vaches », du « drapeau dans le fumier », de l'affirmation d'Aragon : « Je conchie l'armée française » ; la déclaration de Staline a réussi une magnifique métamorphose : l'armée française, son corps d'officiers, sont devenus l' « armée républicaine ». La politique de front populaire prend son plein essor.

Pourtant, le pacte franco‑soviétique, la déclaration de Staline, n'ont pu sauver de la faillite le gouvernement Flandrin‑Laval : l'inflation commence, la fuite de l'or également, le chômage continue à s'accroître. Flandrin ne peut obtenir les pleins pouvoirs le 31 mai à la Chambre. Les élections municipales lui ont porté un coup fatal.

Laval, l'homme des accords avec Mussolini, et qui vient d'obtenir la magique déclaration de Staline, après l'intermède d'un gouvernement Bouisson qui dure deux jours, obtient l'investiture de la Chambre le 7 juin, assortie de « pouvoirs exceptionnels ». Les radicaux dont Herriot participent à ce gouvernement.

Mais le front populaire ne peut vraiment naître et prendre son essor que si la S.F.I.O. donne son accord et y participe. De ce point de vue, le congrès de Mulhouse va avoir une importance décisive. Il se tient du 9 au 12 juin 1935. La situation à la S.F.I.O. est bien particulière. A l'instigation de Trotsky, les trotskystes sont entrés en août 1934 à l'intérieur de la S.F.I.O. ouvertement, en y défendant leur programme. Le mode de fonctionnement, le droit de tendance reconnu à la S.F.I.O. donnent cette possibilité. L'appréciation de Trotsky est qu'après la capitulation de l'I.C. en Allemagne et la politique de la troisième période, dans les pays où se produira une nouvelle montée des masses, cela se traduira en un premier temps par un afflux de travailleurs révolutionnaires à l'intérieur des partis sociaux‑démocrates. Se constitueront alors de puissants courants cherchant la voie de la révolution, cherchant un programme révolutionnaire, cherchant à constituer un parti révolutionnaire. Il faut être avec eux, dégager, armer politiquement, organiser ces courants qui deviendront alors l'élément premier du parti révolutionnaire qu'il faut construire et que ne peuvent prétendre être, ni même ne peuvent construire indépendamment de ces militants, les faibles organisations trotskystes. Aucune illusion cependant les partis sociaux‑démocrates sont et resteront des partis ouvriers‑bourgeois, à un certain stade la rupture avec eux ne sera pas moins indispensable que ne l'a été l'entrée en leur sein.

Les trotskystes ont rapidement obtenu dans la fédération de la Seine, parmi les jeunesses socialistes, et en province, d'importants succès. Ils vont combattre au congrès de Mulhouse contre la politique du front populaire.

De son côté, Marceau Pivert amorce sa rupture avec la « Bataille socialiste » que dirige Zyromski. Cette tendance est depuis plusieurs années considérée comme l'aile gauche de la S.F.I.O., partisan de l'unité d'action avec le P.C.F. En cette année 1935, Zyromski l'aligne entièrement sur les positions du P.C.F. ‑ du front populaire au soutien à la défense nationale.

Marceau Pivert repousse la défense nationale mais ne s'oppose pas au front populaire. Plus tard, il adoptera le mot d'ordre de « front populaire de combat ». Il ne mènera pas bataille au congrès de Mulhouse contre la politique de « front populaire ».

Les résultats du congrès de Mulhouse seront les suivants : la résolution MolinierRous qui préconise la lutte pour le pouvoir, un gouvernement du P.S. et du P.C.F., un programme de revendications transitoires, obtient 105 mandats ; celle de la « Bataille socialiste » (à laquelle Pivert s'est rallié) obtient 777 mandats. Celle de Blum obtient 2025 mandats. Les deux dernières motions se situent sur l'orientation de la politique de front populaire. Aucun obstacle n'existe plus sur la voie qui mène au Front populaire, il suffira que le parti radical s'y rallie en temps opportun.

Le 17 juin se constitue le « Comité du rassemblement populaire ». Sa tâche immédiate sera de préparer les manifestations populaires du 14 juillet 1935. La date de la « fête nationale » est évidemment politiquement significative. Le matin se tient au stade Buffalo un immense meeting où parlent les représentants des organisations et partis qui constituent le Comité du rassemblement populaire. Duclos nous apprend que « le serment que les manifestants prêtèrent dans la matinée du 14 juillet 1935 au stade Buffalo, après qu'Octave Rabaté en eut donné lecture, était ainsi formulé :

« Au nom de tous les partis et groupements de liberté et des organisations ouvrières et paysannes,
Au nom du peuple de France rassemblé aujourd'hui sur toute l'étendue du territoire,
Nous, représentants mandatés ou membres du Rassemblement populaire du 14 juillet 1935,
Animés de la même volonté de donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et la paix au monde,
Nous faisons le serment solennel de rester unis pour désarmer et dissoudre les ligues factieuses, pour défendre et développer les libertés démocratiques et pour assurer la grande paix humaine. »

Toujours selon la même source : « En conclusion, les manifestants déclaraient :

« Dans cette journée du 14 juillet, ils saluent dans les armées de Terre, de Mer, de l'Air ‑ officiers, sous‑officiers, soldats et marins les forces nationales constituées pour la défense des libertés. »

Jacques Duclos, ce même 14 juillet, déclare au nom du parti communiste : « Nous voyons dans le drapeau tricolore le symbole des luttes du passé et dans notre drapeau rouge le symbole des luttes et des victoires futures. Et si l'immense foule chante notre hymne d'espérance et de lutte, L'Internationale, mais aussi La Marseillaise, nous n'oublierons pas que La Marseillaise est un chant révolutionnaire dont nous reprenons volontiers l'appel vibrant : Liberté, liberté chérie, combats avec tes défenseurs» L'après‑midi, des centaines de milliers de travailleurs défilent de la Bastille à la Nation derrière Thorez, Léon Blum et Daladier venu à titre personnel.

Lors des premières négociations pour définir le programme du Front populaire, les dirigeants de la S.F.I.O. n'en croient pas leurs oreilles : le parti communiste refuse toutes mesures qui peuvent sembler porter atteinte au capital et que met en avant l'aile gauche du parti socialiste, telle la nationalisation des banques, des chemins de fer et des mines, en expliquant que de telles exigences ne pourraient qu'épouvanter le parti radical, défenseur de la propriété privée.

 Et pourtant, les nationalisations, comme l'explique Léon Blum, « ce n'est pas la révolution » : « Les nationalisations sont aux socialisations ce que l'exercice du pouvoir est à sa conquête. Les nationalisations se placent dans le cadre du régime capitaliste. Elles sont exécutables sans conquête préalable de l'appareil politique de la bourgeoisie. Elles sont un moment de l'évolution capitaliste et non pas un moment de la révolution sociale. »

Qu'importe ! Les dirigeants du P.C.F. entendent dresser un barrage contre la montée des masses. Démonstrativement, ils s'allient au parti parlementaire classique de la bourgeoisie française : ils veulent élargir sans limites à droite le Rassemblement Populaire. Leur objectif est de défendre la propriété privée des moyens de production et, bien sûr, l'Etat bourgeois instrument politique de la domination de classe de la bourgeoisie sur la société.

Après la manifestation du 14 juillet 1935, Jacques Duclos explique devant les militants communistes de la région parisienne la signification de cette politique: « Nous ne repoussons pas les hommes qui sont à la droite du parti radical, qui veulent avec nous défendre la liberté. Pour notre part, nous n'avons jamais demandé au parti radical d'accepter nos mots d'ordre et notre Programme. Mieux, nous avons eu l'occasion, aussi bien dans le comité d'action à Paris qu'à Lyon, de nous élever contre certaines exigences mises en avant par d'aucuns pour amener la rupture avec les radicaux. »

La lutte des classes s'aiguise. Expulsés du processus de production, travailleurs et jeunes manifestent. Les heurts avec la police se multiplient. Le cabinet Laval au sein duquel siègent six ministres du parti radical, dont Edouard Herriot, son président, se livre à une attaque forcenée contre la classe ouvrière et les masses au moyen des décrets-lois.

Le 15 juillet 1934, décrets-lois qui réduisent de 10% toutes les dépenses Publiques (sauf les pensions militaires) de l'Etat et des collectivités locales (dont les salaires des fonctionnaires et assimilés) ; réduction des prestations des assurances sociales et des rentes, majoration de 20 à 25 % de l'impôt sur le revenu, baisse de 10 % sur le prix de l'électri­cité, du gaz et des loyers professionnels. La somme des économies devait permettre, de retirer 11 milliards de l'époque de la circulation. Le 8 août, nouvelle série de décrets‑lois, et encore le 30 octobre­

La classe ouvrière subit toujours les attaques du capital, mais elle se prépare incontestablement à prendre l'offensive. Dès lors et jusqu'à la grève géné­rale de juin 1936, le mouvement va se préparer, mettre ses conditions en place. De puissantes mani­festations toujours plus impressionnantes se succèdent. Les militants des partis ouvriers, et singulièrement ceux du parti socialiste, encadrés par le service d'ordre des T.P.P.S. que dirige Marceau Pivert, vont chasser des quartiers ouvriers les ligues fascistes. Ils mettent en fuite Camelots du roy, Volontaires nationaux, Croix‑de‑Feu. Ceux‑ci s'accrochent : ils organisent de grandes manifestations paramilitaires le jour de la fête de Jeanne d'Arc à Paris par exemple. Ils organisent également d'imposants rallyes au cours desquels des centaines d'automobiles convergent vers une ville de province où les « chefs » viennent inspecter leurs troupes. A différentes occasions, la parade motorisée se termine en déroute.

Ainsi à Limoges où les T.P.P.S. leur organisent une « chaleureuse réception ». Le prolétariat utilise l'en­semble des formes de lutte politique dont il dispose malgré l'entrave des appareils. La marée monte, et les masses s'ordonnent politiquement. Depuis la grève générale du 12 février et plus encore la conclusion du pacte d'unité d'action entre la S.F.I.O. et le P.C.F., inéluctable : se pose la question de l'unité syndicale, d'une centrale unique.

En octobre 1934, les dirigeants de la C.G.T., Jouhaux, Dumoulin, Bothereau, etc., modifient leur position : jusqu'alors ils exigeaient des dirigeants de la C.G.T.U. qu'ils rentrent à la C.G.T. en dissolvant la C.G.T.U. et ses syndicats. Ils acceptent que des discussions s'engagent sur la réalisation de l'unité organique des deux centrales. Mais les « unitaires » ne tiennent pas à l'unité organique, et les « confédéraux » exigent la dissolution des fractions au sein des confédérations. Lefranc signale un article que Les Cahiers du communisme publient le 1er novembre, où on lit : « L'unité du mouvement syndical assure la possibilité au parti communiste d'exercer son influence sur des masses plus larges que ce n'est le cas actuellement. C'est pourquoi les camarades français ont agi avec juste raison en ne faisant pas dépendre la question de l'unité de la question de l'indépendance du mouvement syndical. Que signifie cette indépendance ? Les communistes renoncent‑ils à avoir des fractions communistes dans les syndicats ? Renoncent‑ils à y poursuivre leur politique ? Bien entendu que non. »

Le 19 mars 1935, les comités confédéraux nationaux avaient constaté l'échec des pourparlers sur l'unité organique. Après le pacte franco‑soviétique, brusque tournant du P.C.F. Le 6 juin, Gitton dans L'Humanité annonce que le P.C.F. renonce aux fractions dans les syndicats. Les pourparlers sont repris. Le 27 septembre 1935, les congrès de la C.G.T. et de la C.G.T.U. fixent une procédure de réunification syndicale : au sommet, une commission mixte ; fusion des syndicats, des fédérations et des unions départementales ; un comité confédéral national enregistrera ces fusions et désignera un bureau national provisoire ; réunion d'un congrès confédéral national qui se tint à Toulouse du 2 au 5 mars 1936.

A la vérité, l'unification syndicale était devenue inévitable, bien avant que l'unité soit décidée de nombreux syndicats fusionnaient.

Les ex‑confédérés étaient largement majoritaires au congrès de Toulouse, 5 500 mandats contre 2 500 environ. En juillet 1935, les effectifs de la C.G.T. étaient évalués à 700 000 membres, ceux de la C.G.T.U. à 200 000. En 1937, le nombre de cartes placées sera de 4 936 025 !

Au mois d'août 1935, les travailleurs des arsenaux réagissent contre les conséquences des décrets Laval qui les frappent durement. A Brest et à Toulon, les ouvriers font grève. Ils hissent le drapeau rouge sur les arsenaux de ces deux villes. Du 5 au 9 août se déroulent de violentes manifestations au cours desquelles il y a trois morts.

Quelque temps après, Léon Trotsky écrit : « Le danger immédiat en France consiste en ce que l'énergie révolutionnaire des masses, dépensée morceau par morceau dans des explosions isolées comme à Toulon, à Brest, à Limoges, fasse place à l'apathie... La tâche des partis prolétariens consiste non pas à freiner et à paralyser ces mouvements, mais à les unifier et à leur donner la plus grande place. » (Où va la France ?)

Les résultats des élections municipales sont significatifs, des batailles de classe comme celles de Brest et de Toulon ne le sont pas moins, l'unifica­tion syndicale que la base impose l'est également. Manifestement, une crise révolutionnaire se prépare. A tout prix, il faut dresser un barrage qui endigue la montée des masses et les détourne de leurs objectifs de classe. L'alliance ouverte, proclamée, au nom de la défense de la démocratie contre le fascisme, est indispensable pour que les masses sachent bien qu'au moment les plus extrêmes de la crise, il faut, il faudra respecter le système capitaliste et l'Etat bourgeois.

Le Kremlin et les dirigeants du P.C.F. ont élaboré contre le mouvement des masses qui monte la politique du front populaire.

Jacques Duclos ne s'y trompe pas, dans le discours déjà cité du 23 juillet 1935, il déclare : « La secte des trotskystes qui s'intitule bolchevique‑léniniste, alors qu'ils sont aussi éloignés du bolchevisme-léninisme que le socialisme national de Jean Hennessy du socialisme, n'a qu'un objectif : consommer la rupture entre les masses populaires groupées derrière le parti radical et celles qui suivent les autres groupements du Front populaire. »

Le front populaire exige la chasse aux trotskystes. mais tenter de contenir et de faire refluer le mouvement des masses exige qu'à la S.F.I.O. aussi s'organise la chasse aux sorcières. Déjà, au congrès de Mulhouse, Blum a annoncé qu'il faudrait en finir avec la tendance trotskyste des bolcheviques‑léninistes. Ce sont d'abord les militants dans les J.S. qui sont frappés. A la conférence nationale de Lille, le 29 juillet, douze membres de la commission exécutive de la Seine des J.S., trotskystes et sympathisants trotskystes, sont exclus. Le 1er octobre, ce sont quinze dirigeants trotskystes que la commission administrative permanente exclura. C'est au même moment que Marceau Pivert rompt définitivement avec la « Bataille socialiste » de Zyromski. Le 26 septembre, la 15° section du P.S., qui est la section de Pivert, organise une réunion de militants socialistes de gauche de la Seine, à laquelle mille militants participent. Le 30 septembre, la « Gauche révolutionnaire » est constituée : l'orientation affirmée est celle de la lutte des classes, elle démarque souvent l'orientation que Trotsky défend dans ses écrits, mais elle se prononce (point 1) pour le front populaire en le gauchissant sous l'appellation de « front populaire de combat » ; et elle se conclut ainsi au point 7 : « Notre but est de gagner la majorité des militants S.F.I.O. à ces points de vue. »

il est difficile de ne pas voir que la constitution de, la « Gauche révolutionnaire » survient à propos pour couper les militants révolutionnaires de la S.F.I.O. des « bolcheviques‑léninistes » qui viennent d'en être exclus.

Du côté du capital financier, une politique complexe contre la montée du mouvement des masses s'élabore. D'un côté, les ligues continuent à être généreusement arrosées financièrement, le gouvernement Laval poursuit ses attaques contre les masses ; de l'autre, le parti radical va accepter, tout en continuant à être au gouvernement Laval et à le soutenir au Parlement, de participer au Front populaire. L'opération se réalise en octobre 1935 où le congrès du parti radical qui se tient à la salle Wagram décide d'adhérer au Front populaire.

Le gouvernement Laval tiendra jusqu'au 22 janvier. Auparavant, un épisode significatif a éclairé le sens de la politique de front populaire. Le 6 décembre, lbarriegaray déclare à la Chambre que les Croix‑de‑Feu consentiraient à leur désarmement. Par sa bouche, c'est le grand capital, lequel arme et entretient les ligues fascistes, qui parle. Le désarmement réel est une chose. L'opération politique en est une autre. Immédiatement Blum et Thorez prennent, l'un au nom de la S.F.I.O., l'autre du P.C.F., un engagement parallèle. Le gouvernement dépose trois projets de loi qui renvoient devant une juridiction criminelle les auteurs de provocations au meurtre, prononcent la dissolution des milices privées, édictent des peines de prison pour ceux qui seront trouvés porteurs d'armes prohibées. Tout cela n'aura pas d'efficacité pratique. Léon Blum lui-même sera le jeudi 13 février 1936 victime d'une agression fasciste. Ce qui importe, c'est l'opération politique qui se prépare.

A la suite de divergences au comité exécutif du parti radical, Herriot, ministre du gouvernement Laval, démissionne de la présidence du parti. La politique étrangère de Laval est mise en cause à la Chambre, car il a soutenu l'Italie fasciste qui a occupé l'Ethiopie en torpillant les sanctions. Le 10 janvier 1936, l'accord sur le programme de Front populaire se réalise entre le P.C.F., la S.F.I.O., le parti radical. Le 18 janvier, 88 députés du parti radical votent contre la confiance au gouvernement Laval, 45 ont voté pour, 10 se sont abstenus. Le 19 janvier, Daladier est élu président du parti radical. Les ministres radicaux vont démissionner du gouvernement Laval, qui à son tour démissionne.

Sarraut, radical « de droite », forme le nouveau gouvernement. Un gouvernement de transition jusqu'aux élections législatives. De nombreux radicaux occupent d'importants ministères, mais Régnier, ministre des Finances de Laval, garde son poste. Les députés S.F.I.O. votent pour la confiance, ceux du P.C.F. s'abstiennent. C'est certainement le premier gouvernement de front populaire, et même, au‑delà, il anticipe sur le « front des Français » de « Thorez à Paul Reynaud ».

Le décor est posé. Le programme de Front populaire, dont l'objectif est « la défense de la République », exclut toute atteinte à la propriété privée des moyens de production, assure la défense des institutions, de la Police, du corps des magistrats, des hauts fonctionnaires : de l'Etat.

Il s'agit d'une alliance qui subordonne les intérêts de la classe ouvrière au maintien du système capitaliste à un moment extrême de crise.

Le ralliement du parti radical s'explique aisément : la radicalisation des « classes moyennes » jetées dans la misère par la crise du système capitaliste aboutit à une polarisation classe contre classe dont la première conséquence serait la liquidation quasi totale sur le plan électoral du parti radical. Pour sa propre défense comme parti bourgeois, le parti radical, porté aux nues par les dirigeants du P.C.F., adhère sur sa politique comme parti de la grande bourgeoisie au Front populaire.

Mais la participation du parti radical au Front populaire doit être analysée plus fondamentalement. Y compris en Allemagne, le capital financier a longtemps hésité avant de confier le pouvoir à Hitler et à ses séides. Longtemps, il les a utilisés pour attaquer le prolétariat, faire contrepoids à la classe ouvrière. Ce n'est qu'avec l'éclatement de la crise économique qu'il a procuré aux nazis les moyens qui leur ont permis de développer leur propagande, leur agitation, leur organisation, de payer des dizaines de milliers de S.A., de S.S., de fonctionnaires, de s'appuyer sur l'appareil d'Etat, la police, l'armée, etc. Ce n'est que devant l'impossibilité de résoudre la crise économique, autrement qu'au moyen d'un vaste plan de réarmement, et la certitude qu'en fin de compte s'ouvrirait une crise révolutionnaire si une solution n'était pas apportée aux crises politiques et économiques, que le capital financier a confié le pouvoir à Hitler. Le capital financier allemand pouvait avoir de tout autres perspectives que son homologue français pendant ces années 30. Jouant de la division des puissances impérialistes européennes « victorieuses » en 1918, de la crise qui secouait l'impérialisme, U.S., en raison de sa puissance et de sa place en Europe, le capital financier allemand peut tenter l'aventure de l'hitlérisme : subordonner l'Europe au cours d'une seconde guerre mondiale. Le risque est énorme, mais l'impérialisme allemand a les moyens de cette fuite en avant, et ne pas la pratiquer est pour lui tout aussi aventureux. Il en va tout autrement du capital financier français. Tout conserver, maintenir les choses en l'état, c'est son credo. Pour le reste, il est poussé par l'événement. Trotsky souligne qu'en février 1934 le capital financier français n'a pas voulu aller plus loin.

La montée des masses, la faiblesse des ligues, conjuguées à son incapacité à ouvrir à la façon hitlérienne de « grandioses perspectives », la difficulté de « radicaliser », d'« électriser » dans ces conditions la petite bourgeoisie désespérée, la peur du lendemain, de l'» aventure », amènent le capital financier à pratiquer une politique d'équilibre : d'un côté, appui aux ligues fascistes, à la « droite » de l'autre, par parti radical interposé, appui à la politique de Front populaire qui dresse un barrage contre la montée révolutionnaire des masses. Le choix du parti radical est fondamentalement celui que le capital financier fait pour lui, le rôle qu'il lui dicte. Trois ans plus tard, ce même parti sera celui qui en terminera avec le Front populaire pour passer à une politique de répression ouverte contre les masses et leurs organisations, de remise en cause des conquêtes sociales de la grève générale de juin 1936.

Les élections d'avril 1936

La campagne électorale s'ouvre le 7 avril. Les élections législatives auront lieu au scrutin uninominal à deux tours. Le premier tour le 26 avril, le second le 3 mai.

Innovation : pour la première fois, les principaux partis pourront utiliser les ondes de la radiodiffusion.

Le chômage s'est développé, la situation internationale fait peser sur les masses le risque de la guerre.

Les candidats socialistes font campagne sur le thème : « Imposition des deux cents familles, organisation de grands travaux pour résorber le chômage, réduction de la semaine de travail à quarante heures. »

Les communistes, eux, proposent d'élargir le front populaire en front national.

Maurice Thorez déclare à la radio le 7 avril :

« Nous te tendons la main, catholique, ouvrier, employé, artisan, paysan, nous qui sommes des laïques, parce que tu es notre frère et que tu es comme nous accablé par les mêmes soucis.
« Nous te tendons la main, volontaire national, ancien combattant devenu Croix‑de‑Feu, parce que tu es fils de notre peuple, que tu souffres comme nous du désordre et de la corruption, parce que tu veux comme nous éviter que le pays ne glisse à la ruine et à la catastrophe. »

François Mauriac, étonné par les propos de Thorez, les commente en ces termes dans Le Figaro : « Or, dans ce vieux salon où j'étais seul, attentif à la voix du rossignol qui essayait de chanter bien que la nuit fût froide, une autre voix s'éleva, presque aussi douce, une voix tendre et bêlante, plus persuasive que celle de Philomène, la voix du communiste Thorez. »

Daladier, s'appuyant sur les déclarations de Maurice Thorez, assure à la grande bourgeoisie que la victoire du Front populaire, c'est la victoire de la France et de la « sécurité ».

La droite, elle, va à la bataille en ordre dispersé, Un argument domine tous les autres : l'anticommunisme.

Le premier tour exprime dans ses résultats une formidable poussée à gauche.

Très forte participation d'électeurs (84%), 174 élus, 424 ballottages. Communistes et socialiste progressent, quant aux radicaux, ils s'effondrent.

N'oublions pas qu'en 1936 la classe ouvrière est numériquement beaucoup moins nombreuse en France qu'elle ne l'est aujourd'hui, que la population des campagnes reste supérieure à celle des villes, que le nombre et la proportion des salariés sont beaucoup plus faibles. La force organisée, les positions que la classe ouvrière occupe en tant que classe à l'intérieur même de la société bourgeoise sont également bien moindres que celles d'aujour­d'hui. Mais le rôle politique du prolétariat, lui, est le même qu'aujourd'hui. Bien que minoritaire, mal organisée, n'occupant que de faibles positions, la classe ouvrière entraîne dans son mouvement la population laborieuse, jusqu'à des fractions importantes de la petite bourgeoisie, et de la petite et moyenne paysannerie.

Dès le lundi 27, Daladier, au nom du parti radical, Séverac pour la S.F.I.O., et Thorez au nom du parti communiste, lancent un appel commun de désistement en faveur du candidat « de la gauche » le mieux placé. Cette politique va sauver le parti radical du désastre : dès le premier tour, une partie des petits bourgeois des villes et des campagnes, des paysans, bref, de la clientèle électorale du parti radical, a voté pour les candidats de la S.F.I.O. et du P.C.F.

Dans les usines et les entreprises, on sent que la victoire est à la portée de la main. Bien que le 1er Mai ne soit pas chômé, des débrayages importants et spontanés ont lieu : les résultats du second tour donnent la victoire absolue en majorité et en sièges au Front populaire.

Les résultats électoraux sont les suivants [5] :

Nombre de voix (premier tour) 1932 1936
Radicaux et apparentés 2 315 000 1 745 000
Socialistes et apparentés 2 094 000 2 206 000
Communistes et apparentés 783 000 1 468 000

Les partis appelés « de droite » n'avaient déjà en 1932 recueilli que 37,5 % des suffrages. Ils tombent à seulement 35,38 %o. Le grand perdant est le parti radical. Le, P.C.F. d'abord, la S.F.I.O. ensuite, sont en voix comme en sièges les grands gagnants. Les sièges, les pertes et les gains se répartissent ainsi :

Partis du Front populaire 1932 1936  
PCF 10 72 +62
PUP 11 10 -1
SFIO 97 146 +49
USR (scission SFIO 1933) 45 26 -19
Radicaux 159 116 -43
TOTAL 322 370 +48
TOTAL partis non-membres du FP   222  

Ces résultats expriment la polarisation, la division de la société : d'un côté, les masses s'alignent derrière le P.C.F. et le P.S. et les poussent en avant ; de l'autre, tous ceux qui redoutent la révolution s'alignent et s'abritent derrière les partis bourgeois les plus réactionnaires. Ajoutons que même sur le plan électoral, l'effondrement en voix et en élus du parti radical devait être infiniment plus considérable s'il n'avait bénéficié de la couverture des partis ouvriers, du manteau de Noé que le Front Populaire a jeté sur lui.

Résultats impressionnants. Pourtant , ils ne transcrivent pas les rapports de force réels. Premièrement, le poids social d'un électeur n'égale pas le poids social d'un autre électeur. Les producteurs sont la force sociale déterminante d'une société, et non les douairières du XVI° arrondissement, les bonnes sœurs, les curés, les patrons, les parasites sociaux de toutes origines. Mais même les producteurs n'ont pas tous le même poids social : la classe ouvrière exerce les fonctions productives vitales de la société capitaliste. Les élections atomisent la société : chaque électeur n'est plus qu'un individu. Or, ce sont les classes sociales qui fondamentalement s'affrontent

Enfin, l'image du rapport entre les classes que donnent les élections est une image déformée, elle ne montre pas la dynamique de ces rapports. La victoire de la classe ouvrière dans sa lutte contre le capital, la société bourgeoise, l'Etat bourgeois, dépend uniquement de la conscience qu'elle acquiert de sa puissance sociale, et que seuls les rapports politiques permettent d'exprimer vraiment et pleinement. Les résultats des élections de 1936 doivent être interprétés comme un moment du mouvement politique de la classe ouvrière contre la société et l'Etat bourgeois. La classe ouvrière, s'appuyant sur ces résultats qui lui permettent de vérifier sa force politique, va aller plus loin.

Le Populaire en date du 5 mai titre : « Après le triomphe électoral de dimanche, le parti socialiste est prêt à former le gouvernement de Front Populaire. »

Et, immédiatement, dirigeants socialistes, communistes et radicaux de rassurer la bourgeoisie sur la signification de la victoire du Front populaire. Waldeck Rochet écrit dans L'Humanité : « Les électeurs ne se sont pas prononcés pour la révolu­tion. Nous ne sommes ni des putschistes ni des partisans du tout ou rien. »

Maurice Thorez, interrogé le 6 mai lors d'une conférence de presse par un journaliste :

 « Que ferez‑vous de la Banque de France ?
‑ Nous, rien. Ce sera l'affaire du gouvernement. »

Blum constate : « Il n'y a pas de majorité socialiste, il n'y a pas de majorité prolétarienne, il y a la majorité du Front populaire dont le programme de Front populaire est le lieu géométrique. Notre mandat, notre devoir, c'est d'accomplir et d'exécuter ce programme. »

Doucement, constitutionnellement, le Front populaire s'apprête à former un gouvernement.


Notes

[1] G. Lefranc, Histoire du Front Populaire.

[2] Extrait du recueil publié par Pierre Naville : L'entre‑deux deux‑guerres. Ed. Edi.

[3] Danos et Gibelin, Juin 36.

[4] Mémoires, 1935-1939, « Aux jours ensoleillés du Front Populaire »

[5] Lefranc, Histoire du Front populaire, Payot.


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